A bâtons rompus avec Idir : «Quand j'ai des choses à dire, je n'ai peur de personne» La voix toujours claire, le regard à la fois serein et déterminé, l'éternel chapeau melon se confondant presque avec le personnage, les doigts effilés d'une main rompue à la guitare, Idir nous a consacré une heure d'un emploi du temps pourtant chargé à l'occasion de sa venue à Alger où il a annoncé dimanche son retour sur la scène algérienne après 38 ans d'absence. Dans ce long échange, l'artiste s'exprimera sans formules consacrées ni euphémismes ; il nous dira tout sur les raisons de son come-back, sur ses désillusions et sa fatigue de «Don Quichotte», prenant enfin conscience qu'il ne sert à rien de se battre seul contre des moulins à vent. Les 4 et 5 janvier 2018, Idir sera en concert à la Coupole, point de départ d'une tournée dans les grandes villes algériennes qui se clôturera en juin à Tizi-Ouzou. Mais avant cela, il nous accorde le privilège de dire ici comment il vit ce moment et de quelle façon il compte déjouer toute tentative de récupération politique... Le Soir d'Algérie : D'abord, on aimerait savoir comment se sent Idir à la veille d'un retour quasi-inespéré sur la scène algérienne ? Idir : Je crois que quand on avance dans l'âge, avec tout ce que cela entraîne comme désagréments physiques, on prend peur ; peur de ce qui peut arriver demain, peur de partir sans pouvoir dire au revoir à ceux qu'on aime... J'ai vécu longtemps avec la panoplie du parfait petit contestataire mais, ayant été déçu par certains «compagnons» de combat avec qui je ne partageais plus grand-chose, je me sentais de plus en plus acculé et seul, si bien que je me suis dit qu'il était peut-être temps de revenir. En ce qui concerne la conjoncture politique : certes, le régime a concédé un semblant d'officialité à la langue amazighe mais c'est loin d'être suffisant car on ne peut officialiser une langue tout en mettant au-dessus d'elle «une langue d'Etat». Or, je me suis rendu compte qu'encore une fois, je risquais d'être seul à adopter une position de principe aussi radicale et de rater ainsi une occasion de retrouver mon public, lui demander pardon en quelque sorte. Je suis toujours opposé à un certain nombre de choses et je le resterai toujours mais je me demande aujourd'hui s'il n'y avait pas d'autres méthodes pour l'exprimer sans léser les gens qui m'aiment. Cela dit, je ne regrette pas d'avoir refusé de faire des spectacles estampillés «Sous l'Egide» ni de m'être abstenu de pousser la chansonnette alors que mes compatriotes se faisaient tuer ni d'avoir refusé de cautionner le déni culturel dont ma région était victime... En vérité, j'étais un homme blessé car je ne demandais aucun privilège : je voulais uniquement que ma mère, ma grand-mère et tous ceux qui nous sont chers soient réhabilités dans leurs droits citoyens. Lorsque je me suis surpris à traduire le journal télévisé à ma mère, une femme qui comme tant d'autres a contribué à la guerre de Libération du pays, cela m'a profondément heurté car je voyais comment on l'excluait, elle et des milliers d'autres personnes d'un territoire qu'elle a pourtant défendu et aimé. Seulement, au bout d'un certain temps, je me sentais dans la peau d'un Don Quichotte se battant seul contre des moulins à vent : ceux avec qui j'ai mené un bout de chemin ont fini par fléchir et prendre une autre voie, diamétralement opposée aux principes de départ. Certains penseront, néanmoins, que les raisons de votre retour ne font pas le poids devant la radicalité d'une absence de 38 ans d'autant que l'officialisation de tamazight est loin de répondre aux espoirs d'un si long combat et que votre tournée est organisée par l'Onda qui est une instance étatique. Avez-vous pensé à tout cela ? Il est vrai que l'Onda n'est pas un organisme indépendant mais il a une caisse propre et une certaine marge de manœuvre. Mais à partir du moment où, au lendemain de l'officialisation de tamazight, j'ai décidé de revenir, je ne voulais pas spéculer d'autant plus que faire des spectacles en Algérie ne m'empêchera pas de continuer à adopter les mêmes positions que j'ai toujours défendues. Si je ne peux pas changer le cours de l'Histoire, je peux, néanmoins, me promettre une chose : la légitimation du pouvoir en place ne passera pas par moi ! C'est tout ce qui est en mon pouvoir car, pour le reste, le combat a cessé depuis longtemps, faute de combattants. Pire, quand on voit ce qui se passe chez une certaine frange de «militants , on se rend compte qu'il y a un vent de fascisme qui souffle à l'horizon : nous ne sommes plus dans les mêmes références qui ont prévalu lorsque nous menions un combat tout beau et tout innocent ! Aujourd'hui, c'est le nivellement par le bas, la remontée des bas instincts où un Algérien traite un compatriote de «Ânegérien» ! Je n'ai rien à partager avec ces gens-là. Il me reste alors la musique, une manière de dire ce que j'ai à dire tout en donnant de l'émotion et de l'amour. Quand vous évoquez la montée du fascisme et le nivellement par le bas, parlez-vous du MAK ? Pas spécialement. Il existe certains groupuscules qui ne se définissent même pas et qui, répondant à un ras-le-bol collectif, déversent des choses incongrues qui n'ont rien à voir avec la réalité. Je suis quelqu'un qui a été élevé au biberon du marxisme et j'ai toujours essayé d'y être fidèle même si ça me faisait du tort parfois puisque j'en oubliais mon âme et mes émotions premières. Mais ce n'était pas grave car cela m'a forgé et m'a montré, en tout cas, ce qu'il ne fallait pas faire ! Cela dit, j'ai évidemment fini par être déçu quand, vis-à-vis de ma culture et de ma langue, cette doctrine adoptait une position quasiment méprisante avec le classique : «Ce n'est pas une priorité. Notre peuple a besoin d'unité, d'une seule langue, etc. !» Le choix d'Alger, au lieu de Tizi-Ouzou, comme première escale de votre tournée risque de faire grincer des dents. Je tiens à préciser que c'est mon choix et il ne m'a pas été imposé ! J'ai voulu que ce soit Alger parce que c'est la capitale où d'ailleurs les Kabylophones sont loin d'être minoritaires ! Ensuite, ce sont des raisons pratiques : en hiver, il est quasiment impossible d'organiser un spectacle à Tizi-Ouzou : les salles sont trop petites et le stade n'est pas opérationnel dans de telles conditions météorologiques. Je me suis donc dit que Tizi-Ouzou sera la ville qui clôturera la tournée. Vous savez : certains trouveront toujours des raisons pour grincer des dents mais je tiens à ma liberté d'artiste et je sais que mon amour pour la Kabylie n'a pas besoin d'être sans cesse prouvé puisqu'il est sincère et plus fort que tout. Votre retour intervient dans un contexte politique morose où les atteintes aux libertés fondamentales sont légion et où la Kabylie subit depuis mars des interdictions de conférences. Ne craignez-vous pas de servir de légitimation à un pouvoir dénoncé comme liberticide ? Quand j'ai des choses à dire, je les dis ; je n'ai peur de personne. Je suis ma route. Je ne suis pas un larbin de ce pouvoir, je n'ai rien à vendre sinon mes disques. Or, des gens veulent m'aider à faire un spectacle et je le ferai en dehors des velléités des uns et des autres. Quant au pouvoir, tout le monde sait que le métier dans lequel il excelle le plus, c'est la manipulation ; il a toujours adopté les mêmes méthodes : étouffer les libertés, tout noyauter quand il le faut et n'avoir aucun scrupule à écraser telle ou telle minorité, etc. Ce que je sais, c'est que moi, ils ne m'auront pas ! Je compte bien d'ailleurs m'exprimer sur scène au sujet de ces atteintes aux libertés. Et mieux : j'interpréterai la chanson qui parle clairement du pouvoir et qui lui demande de dégager «Awidh ighi hekmen» (A ceux qui nous gouvernent), laquelle vaut mille discours. Vous avez annoncé récemment qu'il s'agit d'une tournée d'adieu. Avez-vous l'intention d'arrêter la chanson ? Si c'est oui, est-ce un aveu d'épuisement créatif ? Pas du tout. On peut arrêter pour d'innombrables raisons. Je suis toujours aussi bouillonnant de l'intérieur, j'ai plein d'idées et de chansons dans la tête. La sève ne s'est pas desséchée ! Si je décide d'arrêter, ce sera peut-être pour des raisons de santé, ou bien parce que j'ai été un peu trop déçu... En tout cas, la créativité n'a rien à voir là-dedans. Que pensez-vous de tamazight telle qu'officialisée et réglementée par l'Etat et qui tend à devenir une langue unique, aux détriments des langues berbères vivantes ? Ils sont forts en effet ! C'est une politique plus insidieuse, et donc plus dangereuse, que 50 ans d'arabisation forcée ! La question qui se pose est la suivante : est-ce qu'il y a beaucoup de gens qui en sont conscients ? C'est pour cela que j'évoquais tout à l'heure mes nombreuses déceptions. Et je risque de me répéter : cela ne passera pas par moi ! Pour le reste, je ne peux pas combattre tous les moulins à vent du monde ! En ce qui concerne les manœuvres de l'Etat, les pièges sont visibles, à commencer par cette chaîne télévisée prétendument amazighe (la TV 4) : je ne vois pas où est l'amazighité là-dedans ! On y parle un berbère improbable, on y ramène des personnages qui réfléchissent un peu moins que la norme et qui confrontent le Kabyle au Chawi au Targui, etc. si bien qu'on a l'impression d'assister à des réunions «Tupperware» où chacun présente sa marchandise ! On n'y est pas du tout ! Le régime veut affaiblir le potentiel qui existe déjà, d'abord en remettant au goût du jour l'alphabet tifinagh qui n'est pas une langue technique, qui est un conglomérat de syllabes que nous avons appris sur les rochers et que nous n'avons jamais réussi à rendre vivant ; ou bien favoriser des caractères arabes qui ne reflètent pas toujours la grammaire, le vocabulaire et l'écriture amazighs. N'importe quel chercheur vous dira que les caractères latins sont plus à même de rendre cette langue plus efficace, car la transcription est déjà codifiée (on y a même ajouté deux lettres) et restitue pleinement les subtilités vocales, etc. Elle a été utilisée avec succès dans des cours de mathématiques, dans la production littéraire, etc. Mais colonialisme, révolution et «main de l'étranger» obligent, il leur est plus facile d'imposer leur vision des choses. Nous avons donc perdu d'avance, seulement nous ne le savons pas ! Certes, rassembler tous les berbérophones dans un même pays s'avère une tâche ardue car la base n'y est pas. Je suis cependant contre le principe de la langue unique : chacun peut développer la sienne comme il l'entend, car, au bout, toutes ces langues finissent par communiquer. Pour revenir à votre œuvre artistique. Beaucoup se demandent pourquoi la belle collaboration entre Idir et le poète Ben Mohammed, auteur de Vava Inuva notamment, s'est interrompue... La collaboration remonte au temps de «Vava Inuva» où j'avais déjà la mélodie et le refrain, lequel existait déjà dans le conte. Je lui ai simplement demandé de rajouter deux couplets qui décrivent une ambiance culturelle de Kabylie et il a fait quelque chose d'extraordinaire. Le succès aidant, nous avons été mythifiés de notre vivant et beaucoup ont pensé que le tandem Idir-Ben Mohamed était synonyme d'un succès garanti. Ils oubliaient cependant une constante : nous sommes deux êtres humains avec des parcours différents. Nous avons pris des directions différentes. J'ai fait, par la suite, un deuxième disque beaucoup plus expérimental où la musique était travaillée davantage car je découvrais d'autres choses, et malgré cela on a eu deux ou trois titres ensemble sur cet opus. Et puis nous nous sommes séparés parce qu'il était évident que nous ne pouvions pas nous éterniser ensemble sur des thèmes déjà exploités. Les qualités de l'un ou de l'autre n'en sont pas pour autant remises en cause : il y a un besoin de changer, chanter autre chose, ce sont des raisons tout à fait naturelles. Je voulais échapper à ces vieux préceptes qui voulaient faire croire que l'un sans l'autre, nous ne vaudrions rien, ce qui s'est avéré faux, par la suite. Idir est d'abord l'artiste qui nous a appris que la langue kabyle se mariait avec les sonorités du monde entier. Mais n'avez-vous pas l'impression que ce cachet d'universalité est devenu, avec le temps, une marque de fabrique, un sacerdoce duquel vous ne pouviez plus sortir ? Je n'ai jamais cherché à être dans une case, encore moins d'y rester. Ma vie n'a été qu'une quête de visibilité car j'étais culturellement et linguistiquement minoré. Si j'ai fait «Identités» (album de duos sorti en 1991, ndlr), c'est parce que j'avais des choses à partager. Cela s'est fait grâce à Valérie Michelin qui a organisé des rencontres avec des artistes beaucoup plus connus que moi à l'époque. Cela m'a permis de sortir du carcan communautaire tout en ouvrant à notre langue une fenêtre sur le monde. Avec «La France des couleurs» (2007), ce sont les autres artistes qui sont venus me voir : même si j'étais dans une atmosphère musicale totalement différente, j'ai accepté cette collaboration toujours dans un esprit de partage. Quant à «D'ici et d'ailleurs» (2017), l'idée est venue de Francis Cabrel qui était avec moi dans la même maison de disques. Il pensait au début à des musiques que l'on créerait ensemble. Mais je lui ai suggéré, peut-être par paresse ou par peur, de reprendre des thèmes de certains chanteurs français. Nous avons donc proposé le projet aux autres artistes, dont Aznavour qui, après avoir écouté «Lettre à ma fille» (in «La France des Couleurs», 2007), a demandé à me voir et m'a exprimé son désir de faire quelque chose ensemble. J'ai parlé de «La Bohême» que j'aimerais chanter en kabyle et c'est là qu'il m'a proposé d'interpréter lui-même des couplets en kabyle. Pour ne rien vous cacher, j'ai eu un peu peur car ce n'était pas une mince affaire mais cela s'est très bien passé. Quant à Patrick Bruel, il avait déjà envie de réaliser un duo avec moi et j'ai accepté même si j'avais des réticences quant aux rumeurs sur sa compromission avec les sionistes. Rien n'est prouvé certes mais je suis quelqu'un qui a toujours porté la cause palestinienne en lui, j'ai fait de nombreux galas de soutien dans ce sens, mais j'ai finalement décidé de ne pas juger un artiste sur la base de simples rumeurs prétendant qu'il a financé Tsahal (Patrick Bruel l'a formellement démenti en 2014, ndlr). Par contre, j'estime avoir manqué de vigilance lorsque j'ai fait, des années auparavant, un duo avec Enrico Macias car, dans son cas, le sionisme est dégoulinant ! Une dernière question. Vous avez été vivement critiqué suite à votre apparition à la télé publique serrant la main au Premier ministre Abdelmalek Sellal dans le cadre d'une cérémonie de l'Onda. Pensez-vous avoir été piégé ? Ce jour-là, il s'agissait d'une rencontre sur les droits d'auteur en Afrique. M. Sellal a vraisemblablement été ajouté, à la dernière minute, pour venir faire une allocation sur les mesures prises par le gouvernement pour la protection des droits d'auteur. Or, je ne connaissais pas cette personne ni ce qu'elle faisait au sein du gouvernement ! Lorsqu'il a fini son discours, il a parcouru toute la salle pour venir me serrer la main. Je lui serre la main naturellement car mon éducation m'interdit de faire autrement ! Je n'étais à cette rencontre que dans le cadre des droits d'auteur et non pas pour écouter M. Sellal qui, en plus, s'exprimait dans un arabe «nucléaire» auquel je n'ai rien compris. Piégé, je ne sais pas. Mais, en tout cas, il y avait là des caméras au bon moment et au bon endroit pour filmer cette poignée de mains ! S. H.