Belkacem n'a jamais été tendre avec sa première épouse, Louiza, et pourtant, s'il peut se targuer d'être un homme riche, c'est en partie grâce à elle. Avant leur union, il arrivait difficilement à joindre les deux bouts. C'était un petit vendeur de faucilles, serpes, faux, bêches en fer forgé et d'accessoires pour bêtes de somme, dans un petit souk. Ce n'est qu'après son mariage et les conseils avisés de Louiza, une bergère aguerrie, issue d'une famille de maquignons, qu'il eut le courage de se lancer dans la vente de chèvres et de moutons. Ses beaux-parents l'aidèrent en lui enseignant tous les rudiments du négoce sur les marchés, et pour ses débuts, ils lui cédèrent quelques bêtes à bas prix. Chanceux et fin négociant, il devint très vite plus riche que ceux qui l'ont initié à la vente d'ovins. Les clefs de sa réussite résident dans le fait qu'il ait été l'un des premiers à tout miser sur l'achat de plusieurs dizaines de moutons trois à quatre mois avant l'Aïd El-Kebir, puis de les revendre à quelques jours de cette grande fête à presque le double du prix d'achat. Après quelques années, il a pu se permettre l'achat de centaines de bêtes et devenir ainsi le fournisseur de presque tous les petits vendeurs de sa commune, et même des autres communes limitrophes. Voyant sa situation financière s'améliorer, peu reconnaissant, il commença à chercher les poux dans la tête de Louiza, en lui reprochant d'être stérile pour s'en débarrasser. Ainsi, il pourra se remarier avec une femme beaucoup plus belle et plus jeune. Pour arriver à ses fins, il lui répétait en boucle : «Deux ans depuis qu'on est mariés et point d'enfants. Tu n'es pas féconde, je vais me remarier pour pouvoir procréer.» Louiza conciliante, ne lui répondait pas, elle était persuadée que son mari disait vrai, et elle accepta la tête basse. Avant de la répudier, craignant une réaction violente de son beau-père qui, sûrement, sera épaulé par ses fils, il voulait d'abord avoir une preuve irréfutable de la stérilité de sa femme, afin d'éviter un courroux collectif. Rendez-vous est pris chez un gynécologue. Ce dernier doit lui mentionner noir sur blanc que sa femme ne pourra jamais avoir d'enfants. Après plus de trois mois d'examens et de différentes analyses, le verdict tomba comme un couperet. «Votre femme n'a aucune anomalie ; par contre, vous, Monsieur, vous ne produisez presque pas de spermatozoïdes. Le stérile dans votre couple c'est vous», lui jeta à la figure le spécialiste sans ménagement. Complètement déstabilisé par cet échec cuisant, il s'était résigné à finir ses jours avec Louiza. Ses rêves de convoler à nouveau s'envolèrent. Par vengeance et ne pouvant se permettre des violences physiques sur sa femme, car trop trouillard, il use et abuse des agressions verbales qui ne laissent aucune trace. Il se dit qu'il pourrait toujours démentir les dires de Louiza si elle venait à se plaindre auprès de ses parents. La seule raison qui la poussait à rester avec son irascible mari, c'est que dans sa famille le divorce était considéré comme une abomination. Elle prenait toujours pour exemple sa propre mère. N'a-t-elle pas supporté des années durant les brimades de son père avant qu'il ne s'assagisse avec l'âge? Peut-être que Belkacem lui aussi finira par devenir moins méchant avec elle. Elle n'aura pas la chance de vivre ces moments cléments tant espérés avec son époux, car à force de supporter et d'avaler sans mâcher toutes les humiliations de son mari, Louiza tomba gravement malade à l'âge de cinquante ans, et rendit l'âme trois mois plus tard dans de terribles souffrances. Belkacem, devenu veuf, patienta une année avant d'oser se remarier à nouveau. Maintenant, c'est un homme riche, il peut se permettre de choisir une jeune et très belle épouse. Il exigea que l'âge de celle qui voudra partager sa vie ne dépasse pas la trentaine, alors que lui n'était pas loin de la soixantaine ; elle doit être resplendissante et surtout pas instruite du tout, il ne voulait pas passer pour un ignare devant elle. Après avoir été mis à la porte de plusieurs maisons à cause de son âge et de ses ridicules exigences, il finit par intéresser une famille d'opportunistes qui étaient endettés jusqu'au cou. Ils vivaient au-dessus de leurs moyens, la proposition de Belkacem de prendre pour épouse leur fille était une aubaine qu'il ne fallait pas rater. Ils persuadèrent leur fille, Lamia, de faire abstraction du physique disgracieux et du nombre d'années de différence entre elle et le maquignon, et de ne penser qu'à l'argent. Les parents de la mariée proposèrent à leur vieux gendre un mariage discret, ils avaient honte de l'exhiber en proie aux mauvaises langues qui auraient vite fait de deviner la raison d'une telle union. Pour accueillir sa dulcinée et lui mettre plein la vue, Belkacem n'a pas lésiné sur les dépenses. Achat d'une maison de luxe, meubles, cuisine équipée, etc. Dès son arrivée chez elle, contrairement à Louiza, docile et corvéable à merci, Lamia décida de prendre le maquignon par les cornes en lui imposant sa loi. Restrictions drastiques des rapports sexuels, et pour cela elle exigea l'achat de deux lits séparés. Pour justifier cette mise à distance, elle lui exposa des arguments irréfutables : «Tu ronfles comme une locomotive du siècle dernier, impossible de dormir à côté de toi.» Il avala cette première couleuvre, la bouche grande ouverte. Puis elle lui avoua la désastreuse situation financière de ses parents : «Si tu ne viens pas au secours de mon père, il risque de finir en prison.» Le voyant un peu hésitant, elle se fâcha et resta deux jours sans presque lui adresser la parole. Au troisième jour, il capitula et accepta d'éponger la totalité des dettes de ses beaux-parents. En guise de remerciement, elle lui donna un léger baiser sur le front qu'il reçut comme une gifle. Il voulait la séduire à tout prix, il était fou amoureux de sa femme sans se rendre compte que c'est un amour à sens unique. La descente aux enfers pour Belkacem débuta le jour où un athlète et beau jeune homme prit possession de la villa se trouvant juste en face de chez lui. Il épia derrière la fenêtre de sa chambre afin de voir la femme du nouveau venu, l'attente fut longue et pas l'ombre d'une épouse. Il se décida d'aller recueillir les renseignements à la source, il attendit que le voisin sorte de chez lui pour le questionner discrètement sur sa situation familiale. - Bienvenue voisin, je pense que vous êtes l'heureux propriétaire de la dernière maison qui vient d'être mise en vente ? Après avoir eu la confirmation, il continua sur sa lancée. - J'espère qu'elle plaît à votre femme, la mienne la trouve magnifique. - Je suis célibataire et je veux profiter encore un peu de ma liberté, lui répondit- il. Le jeune, un peu surpris, mit fin à la curiosité de Belkacem en prétextant un rendez-vous urgent. C'est à partir de ce jour-là que le maquignon commença à broyer du noir. Il n'était plus question de laisser sa femme seule à la maison. Un redoutable séducteur vient d'élire domicile en face de chez lui. Le lendemain, espionnant toujours son voisin, il le vit en short, torse nu, allongé sur un transat en train de bouquiner, le bronzage et la parfaite symétrie des muscles de celui qu'il considérait comme un probable rival le terrifiaient. Les atouts du bel homme qu'il a sous les yeux peuvent à coup sûr faire chavirer le cœur de Lamia. L'estomac noué, il s'est déshabillé face à une grande glace, pour voir s'il avait une quelconque ressemblance avec l'Apollon qui habite en face. La silhouette grasse, flasque et grotesque reflétée par le miroir le fit se rhabiller très vite pour ne pas donner l'occasion à Lamia de voir la différence. Ne pouvant rivaliser avec son corps, il a troqué ses amples habits qui camouflaient toutes ses malformations par des costumes sur mesure pour se donner une prestance. Il voulait être plus beau que son ennemi coûte que coûte. Lamia ne put s'empêcher de rire en voyant Belkacem vêtu comme un pingouin. Il était ridicule. Puis c'est imitation sur imitation, le voisin avait l'habitude de lire son journal ou un livre le matin, Belkacem aussi, quoiqu'il ne sache pas lire et tenait presque une fois sur deux son quotidien ou le bouquin à l' envers, sous le regard amusé du voisin. Voulant avoir une chevelure aussi belle et aussi noire que son rival, le maquignon s'est mis du jour au lendemain à se teindre les cheveux. Devenu complètement paranoïaque, il n'arrêtait pas de guetter tous les faits et gestes du voisin. Sa folie le poussa à l'achat d'un chien rottweiler, et ce, afin de dissuader le voisin de ne pas s'approcher de son domicile lorsqu'il est obligé de s'absenter. Le premier à être mordu, c'est bien sûr Belkacem, ne sachant pas qu'il ne faut jamais toucher à la gamelle d'un molosse lorsqu'il est en train de manger. Il fit cette erreur et se retrouva le bras coincé dans la gueule de celui qui devait normalement le protéger. Il aurait pu y laisser son membre n'était l'intervention du voisin qui réussit, à l'aide d'un gros bâton, à faire lâcher prise à la bête enragée. Et ce jour-là, quelle honte pour lui d'être sauvé devant sa femme par son ennemi juré. Le comble dans cette histoire, c'est qu'il se ridiculisait et se donnait en spectacle pour rien. Mais Lamia tenait à sa poule aux œufs d'or et n'avait aucune envie de s'amouracher d'un Apollon qui doit certainement avoir une multitude de filles qui lui courent après. Lamia, maligne et calculatrice, fit quand même mine de s'intéresser au voisin en louant le courage dont il a fait preuve en rappelant à son mari le jour où il est venu à son secours et l'a sauvé des crocs de leur gros est féroce chien. Elle eut même le culot de demander à son mari de l'inviter chez eux en guise de remerciements. Belkacem à failli avaler son dentier en entendant cette aberrante proposition. Toujours dans le but d'aiguiser la jalousie de son époux, elle n'arrêta pas de dire du bien de l'homme qui hante les nuits de son conjoint, et ce, pour le pousser à vendre sa belle demeure et s'installer chez ses parents. Très soupçonneux quant à la fidélité de sa femme, il finit par capituler et emménager chez ses beaux-parents, qui se chargèrent de le dépouiller en un laps de temps très court. Après l'avoir complètement pressé comme un citron et poussé à souscrire un important emprunt sur le dos, Lamia engagea une procédure de divorce pour cause de stérilité. Il avait eu le malheur de lui avouer son incapacité à enfanter. Elle put ainsi obtenir un jugement en sa faveur. Elle le mit à la porte sans ménagement, l'obligeant à louer un misérable taudis où il passait ses journées à se morfondre, à regretter et à pleurer sa douce Louiza.