Quatre mois à peine après l'adoption par le Parlement et la promulgation par le président de la République de la loi de finances pour l'année 2018, des consultations s'enclenchaient au sein des départements ministériels concernés, en vue de l'élaboration, par les services compétents, d'un avant-projet de loi de finances complémentaire (PLFC). Une fois mis en forme, un premier texte fut inscrit pour examen et adoption, conformément aux procédures en usage, à l'ordre du jour du Conseil des ministres prévu pour le 31 mai 2018. Quasiment à la veille de ce Conseil des ministres, on apprenait que la réunion programmée avait été renvoyée sine die et que l'avant-projet de loi de finances complémentaire a été retourné au gouvernement, chose assez inhabituelle, pour modification et amendement. Or, les principales dispositions fiscales et financières du projet de texte en question qui n'avait pas été rendu public avaient largement fuité dans la presse, provoquant un vif débat dans plusieurs médias sur la pertinence et l'opportunité des propositions envisagées par le gouvernement. L'intermède fut de courte durée et un nouvel avant-projet de finances complémentaire, revu et corrigé conformément aux instructions présidentielles, fut soumis à l'examen du Conseil des ministres, tenu le 5 juin 2018. Le PLFC pour l'année 2018 a donc donné lieu à la rédaction de deux moutures. La première n'avait pas été agréée par le président de la République qui, en conséquence, l'avait renvoyée — pour une seconde lecture en quelque sorte — au Premier ministre et au gouvernement, avec instructions expresses d'éliminer du texte : 1er - La disposition ouvrant la concession des terres agricoles aux étrangers désireux d'investir en Algérie. On envisageait en effet de concéder aux étrangers, dans une première phase, les terres des fermes-pilotes, soit environ 150 000 hectares, et, à moyen terme, de concéder aux investisseurs étrangers 3 000 000 ha de terres agricoles non exploitées. Bien qu'en droit, la concession n'emporte pas cession de propriété, disposer, par voie de concessions par définition temporaires, de terres ou de propriétés agricoles au profit de personnes physiques ou morales étrangères reste perçu chez beaucoup de gens sinon comme une cession de la nue propriété du moins comme un acte préparatoire à un transfert de propriété et donc une atteinte intolérable, un «tabou» idéologique essentiel : l'incessibilité de la terre aux étrangers. On voit bien avec cet exemple concret que le temps des grandes révisions idéologiques n'est pas encore arrivé et que l'Algérie demeure, de ce point de vue-là, une démocratie populaire, l'article premier de sa Loi fondamentale proclamant d'emblée que «l'Algérie est une République démocratique et populaire» ! 2e - Les taxes sur les documents administratifs biométriques (CNI, passeports, permis de conduire et cartes grises...), que tout le monde a jugées, à juste titre, excessives et choquantes. Le contenu de la seconde mouture avait lui aussi, il faut le signaler, fuité vers certains organes de presse, dans des conditions jugées malveillantes par le Premier ministre lui-même. En faisant cette remarque, ce responsable politique de haut niveau a en vérité disculpé, mais sans le dire expressément, ses propres services, et du même coup jeté la suspicion sur d'autres services de l'Etat, notamment ceux des départements ministériels économiques. La publication par la presse de la seconde mouture de l'avant-projet de loi de finances complémentaire fit l'effet d'une bombe car les taxes sur les documents biométriques, contrairement aux instructions présidentielles, y figuraient toujours et pis encore, auraient été, selon certaines sources, aggravées. De surcroît, dans un communiqué aux allures de mise au point publié avant le 5 juin 2018 par les services du Premier ministère, ces taxes étaient expliquées et justifiées tant dans leur principe que dans leur montant par le coût de production élevé des documents eux-mêmes. Cela signifiait que certaines autres pièces administratives jusqu'alors délivrées gratuitement aux citoyens — tels par exemple que les livrets de famille et les divers actes d'état civil — pourraient devenir un jour elles aussi payantes. Ce qui serait alors annonciateur de la disparition, à plus ou moins brève échéance, du principe de la gratuité des services publics, principe en vérité déjà fortement battu en brèche à coups de droits de timbres de redevances et de taxes directes ou indirectes. Au demeurant, n'oblige-t-on pas les citoyens à payer au fisc des taxes de voirie et d'assainissement, alors que les voies publiques et les rues sont de moins en moins nettoyées et que l'environnent devient de plus en plus sale et insalubre, dans la grande majorité de nos villes et villages ? Avant la tenue du Conseil des ministres, le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales intervint dans le débat et confirma le point de vue exposé par le Premier ministère quant aux coûts de production des documents biométriques que l'on voudrait mettre à la charge du citoyen-usager, ajoutant toutefois pour ce qui le concerne, que rien n'était encore décidé quant aux montants de ces taxes, donnant ainsi l'impression qu'il cherchait une issue de secours pour le gouvernement, et mettre fin à l'embarrassante situation dans laquelle celui-ci s'était fourvoyé, en proposant des taxes aussi élevées. En définitive, les décisions suivantes furent adoptées, lors du Conseil des ministres tenu le 5/6/2018 : - retrait pur et simple du projet de loi de toutes les taxes prévues pour les documents administratifs biométriques telles qu'elles ont été proposées par le Premier ministre ; - confirmation, au plan budgétaire, d'une autre autorisation de programme (AP) de 500 milliards de dinars — qu'il ne faut pas confondre avec une autorisation de crédits de payement CP) — destinés au financement de certaines structures et infrastructures dont la réalisation a été gelée, pour cause de crise financière ; - suppression de l'exonération de la TVA pour les véhicules importés et augmentation du taux de 9% à celui de 19% pour la TVA sur les kits CKD et SKD importés pour le montage des véhicules automobiles, ce qui logiquement impactera les prix de vente au public des véhicules automobiles «made in Algeria». Il est connu de tous que la TVA est payée par l'acquéreur au vendeur qui la verse ensuite au fisc, à périodes fixes ; (1) - instauration de droits additifs provisoires de sauvegarde (DAPS) sur les importations de produits finis dits de luxe, d'un montant de 30% à 200% de leurs valeurs. Ainsi les importations ne sont pas formellement prohibées mais sont, ce qui pratiquement revient au même, frappées de taxes prohibitives. Dans leurs commentaires, la plupart des médias(2) et plus particulièrement ceux qui ont focalisé leur attention sur l'annulation des taxes relatives aux documents administratifs biométriques ont cru déceler dans cette décision d'annulation un sévère désaveu présidentiel à l'endroit du Premier ministre. Comme de plus, ce désaveu a été précédé durant les derniers mois de plusieurs autres (annulation du PPP, établissement des listes des concessionnaires automobiles, structure des prix de vente des véhicules made in Algeria, maintien puis réformation du système des licences d'importation, du contingentement et des quotas de produits importés, observations faites par l'Union européenne et certains pays partenaires à propos des fréquentes variations de notre réglementation du commerce extérieur...), certains observateurs de la vie politique algérienne ont vite pronostiqué un prochain limogeage du Premier ministre. En effet, servir de fusible est souvent le triste sort des premiers ministres et des ministres en général, quand la situation politique ou économique du pays se gâte ! D'autres y ont vu une décision électoraliste, prélude à l'annonce officielle de la candidature du Président Bouteflika à un cinquième mandat, ce qui ne saurait tarder si l'on se fie à certains signes précurseurs, aux messages, discours et appels de personnalités et de comités de soutien informels, aux manifestations et cérémonies spontanées ou organisées qui ont lieu ici et là . Pour d'autres, cette mesure ne s'expliquerait en fait que par un fâcheux manque de concertation et de coordination entre le Président et son Premier ministre, ce qui pourrait trahir un grave dysfonctionnement du système à son sommet. D'aucuns enfin sont d'avis que le Président et son Premier ministre, contrairement à ce que certains veulent croire, ont besoin l'un de l'autre, ce qui fait qu'ils n'agissent que de concert, et de manière coordonnée et synchronisée. Le contexte politique économique, financier et préélectoral, fluctuant et parsemé d'écueils, les oblige tous deux à agir volens nolens, en étroite coordination, voire connivence, s'ils veulent franchir, sans subir de dégâts majeurs, les obstacles sérieux qui se dressent devant eux, du fait de la crise économique et de l'approche de la date de la prochaine élection présidentielle. Mais à vrai dire, faute d'explications officielles sur les raisons réelles de cette étrange valse-hésitation à propos de la taxation des documents biométriques, de la TVA applicable aux véhicules automobiles, ainsi que sur la suppression du système de contingentement et des quotas pour les importations et leur remplacement par des taxes d'ailleurs plus prohibitives que protectionnistes, l'observateur ou le journaliste, simple mortel incapable de sonder les reins et les cœurs des grands de ce monde, est réduit à faire des supputations et émettre des hypothèses, du genre de celles rapidement recensées ci-dessus. En tout cas, force est de constater qu'il y avait beaucoup de sévérité et d'audace dans la décision qui édictait des taxes aussi lourdes en plein Ramadhan, période marquée cette fois-ci plus que d'habitude par une hausse effrénée des prix des denrées alimentaires, des prix des viandes rouges et blanches – ne parlons pas des poissons et surtout pas du prix de la sardine ! —, des fruits et légumes, des factures Seaal et Sonelgaz, de la taxe foncière et d'assainissement, avec la menace périodiquement brandie par la corporation des boulangers d'augmenter le prix du pain – aliment de base des Algériens —, alors qu'on est tous, comme chacun le sait, totalement résignés devant la menace de l'abrogation du soutien des prix et de l'annulation des subventions sociales, menace suspendue comme l'effroyable épée de Damoclès sur la tête des gagne-petit. Il était assurément hasardeux et risqué de porter un nouveau coup dur à la grande majorité de la population qui a désormais douloureusement pris conscience que le temps du pain blanc de la période faste du pétrole à plus de 100 $ US le baril est terminée, et que nombreux sont ceux qui devront bientôt se contenter du pain noir de l'adversité. «Nessun maggiore dolor che ricordarsi del tempo nella miseria»,(3) disait Dante Alighieri dans la Divine Comédie. Z. S.
1. Je reviendrai sur cette importante question dans une prochaine contribution. 2. Ci-après quelques titres de presse des 6 et 7/6/2018. «Le bon Bouteflika annule les augmentations du méchant Ouyahia» Le Matin d'Algérie - «Bouteflika désavoue Ouyahia», Maghreb Emergent. - «Bouteflika remet les pendules à l'heure» L'Expression - «Quel sort pour Ouyahia ?» Le Soir d'Algérie - «Bouteflika-Ouyahia : la difficile cohabitation» TSA. 3. Traduction libre en français : il n'y a pas plus douloureux que le souvenir des jours heureux quand survient le temps du malheur.