Le capitaliste, sous les huées de la foule, entre à l'usine convoitée. Lui, dans sa limousine, dit à haute voix : «Mais pourquoi viennent-ils toujours avec leurs enfants ?» Le sort de l'usine va se jouer aujourd'hui dans la grande salle. La parole est donnée à son actuel propriétaire, «le socialiste», qui refuse de la vendre malgré ses difficultés financières. Quel beau discours ! Chaque mot est, pour moi, un baume au cœur. Oublié le fameux «il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger», si cher à Harpagon. C'est ce discours-là que je voudrais voir écrit en lettres d'or à l'entrée de la Maison de la presse, dans toutes les rédactions et dans toutes les usines du monde. On devrait même l'enseigner à l'école... Les travailleurs applaudissent chaleureusement. Moi aussi, derrière mon vieux poste de télévision, je fais une standing-ovation à ce patriarche socialiste américain, fidèle à ses principes. Après le brillant orateur, la parole est donnée au méchant et vorace capitaliste qui (c'est bien fait pour sa gueule) va certainement se casser les dents. D'ailleurs, il ferait bien d'annuler son discours et d'abandonner son intention de dévorer l'usine des travailleurs. «Amen, amen, amen !» c'est tout ce qu'il trouve à dire. Après un silence, il repart : «Quand on entend une prière, on dit ‘‘amen'' et moi j'ai dit trois fois ‘‘amen'' parce que je viens d'entendre la prière des morts (…) Votre usine est morte et ce n'est pas moi qui l'ai tuée, c'est vous (…) Mon prédécesseur au micro vous a dit que l'usine fera des profits quand le dollar remontera face au yen ou quand l'Etat lancera des chantiers qui feront monter le demande. Vous avez entendu parler de la fibre optique ? Votre produit souffre d'un mal incurable qu'on appelle obsolescence.» Le capitaliste cite ensuite une série de produits qui ne sont plus fabriqués aujourd'hui parce que dépassés par le progrès technique. Il enfonce le clou en rappelant aux travailleurs, soudain silencieux, que leur usine en faillite et qui perd beaucoup d'argent ne pourra pas tenir longtemps. Aussi, le chômage les attend à brève échéance. A la fin, il leur assure qu'avec lui (sa fortune et ses réformes), ils vont, non seulement garder leur job, mais aussi gagner beaucoup d'argent. Le vote des actionnaires commence. A l'ouverture des urnes dans le film américain Larry le liquidateur, le vainqueur est le capitaliste. Happy end : l'usine, devenue propriété de Larry, va, plus tard, fabriquer des airbags pour voitures, un produit dont la demande va exploser dans le monde entier. C'est peut-être ça la «supériorité» du réalisme sur l'idéalisme et du capitalisme sur le socialisme. K. B [email protected]