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Rencontre (presque) imaginaire avec Slimane Benaïssa
Publié dans Le Soir d'Algérie le 24 - 10 - 2018


Par Ahmed Cheniki
Slimane Benaïssa n'arrête pas de rire, de plaisanter. Il rit de tout, ce bonhomme de chair, veste Shanghai en bandoulière. Des blagues à n'en plus finir et une extraordinaire connaissance des plantes qui fait de lui un médecin virtuel en quête de patients, à défaut de patience. Slimane est, comme Tahar Djaout, un mathématicien qui épouse les contours de toutes les cultures d'un pays qui ne cesse d'aller à contre-courant du sens. Il est mozabite de Guelma, perdu dans les montagnes de Souk Ahras.L'ibadisme et le malékisme conjuguent son esprit à une sorte de raison qui fait de lui un être double, divisé, peut-être fracturé, mais potentiellement cohérent.
Il se revendique de toutes les cultures du monde, lui qui découvre les arts à un âge où l'insouciance s'acoquine bellement avec cette envie d'être, d'exister. Il est ce que sa mère a voulu qu'il soit, une grande dame qui ne perd jamais le sourire. Il faut voir Slimane plaisantant avec sa mère, sage, rieuse et une forte personnalité. C'est une véritable pièce de théâtre. Comme avec Sid Ahmed Agoumi, sa maman a toujours le dernier mot sur cet enfant-Shanghai qui sait ce qu'il est, un homme-roseau, amazigh, se définit-il, et « fier de l'être ». La fameuse tirade-épilogue de Babor eghraq semble lui coller à la peau.
Slimane Benaïssa, un ancien de «Théâtre et Culture», un grand connaisseur du théâtre devant l'Eternel, a réussi la gageure de créer la première troupe privée, après le TTP (Troupe du théâtre populaire) de Hassan el Hassani, sans statut, fonctionnant à la limite de la clandestinité. Son cycle dramatique, Boualem zid el goudem, Youm el djemaâ kharjou leryem, El mahgour et Babor eghraq constituent l'espace fondateur d'une expérience qui n'en finit pas de recommencer. Slimane touche à tout, raconte des anecdotes puisées dans ses tournées, un peu partout, lui qui a produit Boualem zid el goudem dans le cadre du théâtre dans l'entreprise (Sonelec), oui, il y avait du théâtre partout, on pouvait jouer dans les casernes, dans des dépôts, des places publiques… Insatiable Slimane qui joue tout en narrant ces petits faits qui font peut-être les grands événements.
Ce mathématicien de formation me parle, avec un extraordinaire plaisir, de son itinéraire, sa formation et ses pièces. Il ne cesse de bouger, ce turbulent jeune homme né en 1943 à Guelma. Il aime bien évoquer son passage en 1969, à «Théâtre et Culture», une troupe née au moment où les grands mouvements étudiants commençaient à contester le pouvoir en place et à proposer une autre manière de construire le pays. Les choses n'étaient pas si simples. La politique était au cœur de l'action culturelle. C'est le début d'un long parcours qui allait lui permettre de retrouver Kateb Yacine dans L'Action culturelle des travailleurs (ACT).
Il s'exprime ainsi sur cette aventure qui lui a permis de se familiariser avec les jeux de la scène et de la politique : «‘'Théâtre et Culture'' a été surtout pour moi une très grande expérience humaine, dans la mesure où nous étions un groupe de jeunes livrés à eux-mêmes et avions des projets passionnants. Nous étions contraints pour notre survie et notre souci de faire aboutir les choses, de tout inventer. Dans ces circonstances, on apprend beaucoup sur les autres et sur nous-mêmes. Sur le plan théâtral, ‘'Théâtre et Culture'' a été un lieu où on a tenté une multitude d'expériences. Certaines ont vu le jour, d'autres pas. Il n'en demeure pas moins que c'était un chantier où j'avais appris à bâtir. Sur le plan personnel, c'est à T.C. que j'ai rencontré celle qui allait être mon épouse. Comme vous voyez, ‘‘Théâtre et Culture'' a une grande place dans ma vie.»
Il s'arrête de parler, fait claquer spontanément ses doigts, un sourire, puis je ne sais comment il se met à me parler d'autre chose, de son souffre-douleur, Sid-Ahmed Agoumi. Ils sont très bons copains, mais je sais que chacun veut briller aux dépens de l'autre. Un éclat de rire, alors qu'il se mettait à imiter Kateb Yacine. Je le rappelle à l'ordre, il poursuit la discussion : «Quand j'ai connu ‘‘Théâtre et Culture'', le groupe travaillait en langue française. C'était en juin 1968. La troupe avait monté Les Perses d'Eschyle et L'exception et la règle de Brecht. L'équipe, alors, était constituée, pour ne citer que les éléments les plus dynamiques, de Réda Kriss, Saïd Bentouil, Smaïl Bennacer, Abderrahmane Guenanèche, Madjid Bey, Abdellah Bouzida et Aziz Degga. Quand j'ai rejoint l'équipe, je n'avais qu'une seule qualité : je maîtrisais l'arabe classique et l'arabe dialectal. La troupe a pris conscience du fait qu'il fallait parler aux gens la langue qu'ils comprenaient. C'est là où j'ai eu à jouer un rôle, d'abord en traduisant, ensuite en adaptant. Et on a fini par écrire collectivement. Je cite le répertoire du T.C. : Les Perses d'Eschyle et L'exception et la règle en 1968 ; Echaab echaab et La poudre d'intelligence en 1968-69, La situation de la femme en Algérie en 1969-1970, La situation économique, qui devait sortir en 1971, n'a jamais vu le jour. L'une des forces de ‘‘Théâtre et Culture'' était le soutien moral et concret que nous apportaient nos artistes aînés, tels que Mohamed Khadda, Kateb Yacine et de nombreux universitaires qui nous obligeaient chaque fois à nous remettre en question à travers leurs débats et leurs suggestions.»
C'était une belle époque, le temps où les gens conjuguaient le monde aux lendemains qui chantent, le rêve était une denrée pas rare du tout, il donnait à lire l'amour au temps de l'insouciance, Kateb Yacine parlait sans cesse de l'impérialisme et des révolutions qui n'arrêtaient pas de s'entremêler, Alloula réunissait ses ouailles pour les inciter à écrire collectivement sur des mesures politiques comme la Révolution agraire, la Gestion socialiste des entreprises et la médecine gratuite, Khadda, Martinez, Silem et bien d'autres peintres faisaient des fresques qui rendaient le sourire possible. A la Brasserie des facultés, les rencontres étaient bruyantes. Alger, c'était beau, c'était aussi les bruissements d'une révolution à mener.
Slimane nostalgique ? Oui, sûrement, mais ce qui semble faire sa force, il rêve toujours parce que rêver, c'est tout simplement humain, c'est la vie. Il sourit tout seul comme un enfant. Il a toujours cet air d'enfant aux traits d'un adulte vivant une sorte de mal de mer. Il continue, mais cette fois-ci, il essaie, avec une certaine passion, pas du tout contrôlée, de décrire son passage de «Théâtre et Culture» à «L'action Culturelle des Travailleurs» : «Si j'ai appris beaucoup de choses, j'ai surtout aussi appris ce qu'il ne faut pas faire, parce que dans le domaine de l'écriture et de la création artistique, on tombe facilement dans des travers qui peuvent être lourds de conséquences, quant au résultat final. L'art est de déceler au départ les embryons de ces travers et de les éviter. C'est la chose la plus difficile. A T.C. et à l'ACT, j'ai appris à éviter tout ceci.» Il aime, certes, beaucoup plaisanter, mais cela ne l'empêche pas d'être sérieux quand il le faut. Il décrypte son travail avec une extrême minutie. C'est vrai qu'il a fait des études de mathématiques, il analyse ainsi son travail, à partir de ses premières expériences d'auteur et d'homme de théâtre autonome. Il a un rapport charnel avec ses premières pièces, Boualem zid el goudem, El Mahgour, Youm el Djemaâ et Babor eghraq. Et également, Anta khouya wa ana chkoune qui n'a pas été énormément médiatisée. Ces pièces ont été montée avant qu'il prenne la direction de l'étranger en 1993. Pour lui, dans son travail, la parole occupe une importante place, mais la performance du comédien est capitale.
Les conditions socio-politiques et les contingences culturelles déterminent les options esthétiques et marquent les contours du récit. Les pièces Boualem zid el goudem (Boualem, avance), Youm el Djemaâ kharjou leryam (le vendredi, sont sorties les gazelles), Babour eghraq (le bateau coule), Enta khouya wana Echnoune (tu es mon frère, mais moi qui suis-je ?), Le conseil de discipline… recourent à deux ou trois personnages et à un léger dispositif scénique. Ce choix s'expliquerait, selon Slimane Benaïssa, par une question de moyens : «Il y a une sorte de lien dialectique entre la recherche que nous nous étions imposés au départ et les moyens que nous possédions. Plus les axes de recherche se définissaient avec précision, plus nous sentions que nous pouvions réduire encore plus nos moyens matériels. Ceci veut dire que plus on a de moyens, plus on peut développer un théâtre plus spectaculaire, car au théâtre, l'essentiel, c'est d'arriver à créer une structure dramatique forte.»
Chez Benaïssa, le matériel scénique utilisé obéit souvent à une logique marquée parfois par les pesanteurs extérieures et les pressions de l'actualité. L'auteur a recours, pour mieux illustrer son discours et mettre efficacement en situation différentes réalités sociales et politiques, à l'image, à la parabole et au symbole. Le signe opère sa propre mutation tout en se démultipliant et en engendrant plusieurs variantes frappant l'imaginaire du spectateur qui construit et déconstruit son propre univers, marquant l'espace scénique et la représentation théâtrale avec une multiplicité de sens et de significations. Ce fourmillement des signes parcourt les instances scénographiques et accentue la force du discours dans un univers où le politique, comme dans la Grèce antique, traverse les contrées de l'imaginaire. «Tout est politique», lance-t-il, avec un sourire en coin, se lançant dans une discussion sans fin sur Sophocle et cette extraordinaire pièce, Antigone qui pose la question de la citoyenneté, à travers ce jeu de postures conflictuelles entre la volonté humaine et la puissance divine.
Comme il est volubile, ce Benaïssa, surtout quand il s'agit d'Antigone. Il en est vraiment amoureux. Je ne sais pourquoi mais Slimane semble ici briser les armures de la fiction pour caresser tendrement Antigone perdant ses attributs fictionnels pour épouser les contours d'une femme. Puis il revient aux relations du théâtre avec la politique : il cite pêle-mêle, Vitez, Brecht, Euripide, Eschyle, Shakespeare, Ksentini, Genet, etc., tout cela pour dire que tout théâtre est politique. D'ailleurs, insiste-t-il, politique vient de polis qui veut dire cité. Il est intarissable, ce Slimane de bon augure qui ne peut oublier de lancer une insidieuse chiquenaude au bon Sid-Ahmed Agoumi. Décidément ! Mais il n'oublie pas l'objet de la discussion, malgré ces propos digressifs : «Toute œuvre d'art a une signification politique, mais elle ne porte et ne comporte pas uniquement cette signification. Réduire l'œuvre d'art à la politique, c'est l'enfermer, l'empêcher d'être opératoire et opérationnelle dans le champ culturel. On doit savoir qu'une œuvre d'art est vivante et que les significations qu'elle porte ne sont pas stables, elles sont mouvantes. Faire autrement, c'est tout fausser au départ. Quand je dis que tout est politique, je ne veux nullement dire que le théâtre devrait remplacer les tribunes politiques. Une pièce de théâtre est avant tout une œuvre d'art et de langage. L'attitude la plus juste pour un producteur de culture est l'observation directe de la réalité et une grande disponibilité du regard. Je ne pense pas qu'on puisse produire une culture à partir d'idée préconçues.»
Il s'arrête, il tourne autour de lui comme une toupie, esquisse quelques pas de danse, un cri, un sourire, puis raconte un fait vécu avec son intarissable faconde : «On a fini par croire que si on ne fait pas de politique, on ne fait rien, on n'existe pas. A ce propos, je me souviens d'un fait réel. Quand j'étais à l'université, un des étudiants, amoureux d'une étudiante, ne comprenant pas pourquoi elle rejetait ses avances, lui déclara le plus sérieusement du monde : ‘'Tu ne veux pas sortir avec moi. Donne-moi tes raisons politiques''.»
Un sourire narquois caresse les lieux sinueux d'un territoire à conquérir, d'objets à mettre en place. L'objet chez Benaïssa est important. Il surdétermine le discours théâtral, lui permet de retrouver son authenticité et investit grandement le procès de production du sens et détermine la construction physique et matérielle du spectacle. La charrette, élément essentiel du dispositif scénique de Boualem zid el goudem, fait fonctionner l'action, met en branle tous les éléments indiciels et organise le discours.
Ce n'est plus une charrette ordinaire, elle prend de nouvelles significations et devient le lieu d'articulation de tous les possibles narratifs et dramatiques. Cet objet acheté à El Harrach (dans la banlieue algéroise) est l'espace autour duquel s'articulent toutes les oppositions et tous les conflits alimentant le quotidien de Boualem, un ouvrier, et Sekfali, un féodal, l'un tirant la charrette en avant, l'autre s'y opposant. C'est en quelque sorte un conflit entre une Algérie qui avance et une Algérie qui recule. L'avant et l'arrière constituent des instances discursives fondamentales qui organisent le récit et «convoquent» les différentes catégories temporelles (dominées par l'obsessionnelle opposition entre les temps du présent et du passé) et spatiales. La scène se fait le lieu où les personnages se divisent et se partagent des champs correspondant à leur place dans la société. Les lignes verticales, les intonations vocales et les divers objets sur scène traduisent les marques esthétiques et caractérisent le discours théâtral de Slimane Benaïssa qui accorde une place essentielle au comédien.
Ce n'est pas pour rien qu'il fait souvent appel aux meilleurs acteurs algériens : Sid Ahmed Agoumi, considéré comme l'un des meilleurs comédiens arabes du moment, Omar Guendouz, Abdelkader Tadjer… Ce bouquet de comédiens, très professionnels, utilise nécessairement l'expression du corps pour illustrer les contours de l'espace et la voix pour prendre en charge le discours et marquer les transitions possibles.
La parole du comédien transforme l'univers scénique, marque le parcours de l'imaginaire, investit les signes d'une sorte de surdétermination et donne vie à des objets apparemment inanimés. Les objets sont comme des signes latents. Deux espaces divergents se font face : l'accent, l'intonation, les costumes et même les gestes les séparent. Youm el djemaâ kharjou leryem, qui poursuit la quête de Boualem, met en scène un univers qui commence à perdre ses valeurs. Boualem se retrouve dans un cercle fermé, impuissant, sans grande possibilité de changer les choses. Benaïssa utilise ici un décor plus ou moins léger. Trois personnages se répartissent l'espace, chacun occupant son champ et développant un discours correspondant à sa place sur la scène sociale et sur le plateau. Il y a une tentative de mettre en évidence une sorte d'homologie entre la matérialité scénique et le vécu quotidien. Mais les signes ne sont nullement équivalents, comme on pourrait le croire. Le théâtre n'est pas la vie. Chaque personnage exclut l'autre de son champ et de son univers porteur de sens et de significations particulières. Les trois personnages fonctionnent dans des espaces parallèles. Slimane Benaïssa expliquait ainsi sa manière de faire : «J'essaye de traiter de situations conflictuelles exprimées au niveau de l'espace. Chaque personnage est défini par le territoire qu'il occupe. Ainsi, chaque fois que l'un deux investit le territoire de l'autre, cela prend une signification. La mise en scène est orchestrée à partir de cette distinction spatiale et territoriale. (…) La mise en scène est une somme de techniques au service du projet dramatique. D'un autre côté, nous nous produisons dans des salles à l'italienne qui, a priori, ne facilitent guère le contact entre la scène et la salle. Dans des pièces comme Babour eghraq, Youm el djemaâ et Boualem zid el goudem, la mise en scène passe par la gestion rigoureuse des conflits entre les personnages, car à la moindre défaillance à ce niveau, la pièce pourrait suggérer un discours contradictoire. Dans ce type de travail, la responsabilité de l'auteur est très grande.» Chez Benaïssa, l'espace semble s'acoquiner avec les jeux d'un langage marqué par les contours d'un rire libérateur. L'humour est fortement présent. D'ailleurs, même dans la vie, Slimane parle de choses graves en usant d'un humour caustique. Il faut les voir, Agoumi et Benaïssa, dans des scènes de séduction, l'un diabolise l'autre pour les besoins de la cause du… rire. Dans Babor eghraq, j'ai toujours eu l'impression qu'ils se neutralisaient sur scène pour laisser le rôle du champion à Omar Guendouz qui n'en demandait pas tant. Ils sont superbes, ces joueurs qui, dans le théâtre, adorent la simplicité et la suggestivité. D'ailleurs Benaïssa emploie des décors simples. Le décor, dans son théâtre, est souvent suggestif, non vraisemblable recourant à des constructions métaphoriques et à un langage symbolique. Ainsi, le hamac et les posters pour «l'Américain», le lit pour enfants pour le personnage de l'intellectuel, les outils de travail pour l'ouvrier, les composantes d'un bateau, la charrette… sont autant d'objets qui signifient une réalité précise, construisent de multiples réseaux symboliques et engendrent l'émergence de nouveaux signes. L'objet, ici, est le lieu de convergence et de cristallisation de tous les éléments organisant le territoire scénique. Il dit quelque chose à un récepteur, il porte et produit continuellement du sens. La charrette structure les éléments diégétiques, construit les différents réseaux de signification et met en relation les personnages. L'objet, chez Slimane Benaïssa, devient l'espace d'une remétaphorisation qui surdétermine le discours théâtral et démultiplie les effets de sens et de signification. Il y a également dépassement de l'image qui opère une sorte de mue, c'est-à-dire qui va connaître un processus de métaphorisation. Les figures rhétoriques et poétiques opèrent une sérieuse transformation. Benaïssa évoque les questions techniques avec un plaisir et une émotion extraordinaire. Puis il se met à sourire tout seul avant de parler de l'expérience d'El Mahgour, avec Malek Bouguermouh comme metteur en scène et de Youm el djemaâ qui serait sa pièce préférée : «El Mahgour est une expérience à part. J'étais à l'époque directeur du Théâtre régional de Annaba et j'avais ressenti la nécessité de diversifier le style, afin d'offrir un éventail plus large et toucher ainsi plusieurs publics. Du théâtre comme El Mahgour, j'aimerais en refaire beaucoup, parce qu'il fonctionne bien. Youm el djemaâ reste la pièce maîtresse de tout mon travail.
Elle est, sur le plan de l'écriture et de la réalisation, la plus aboutie. Elle porte effectivement tous les éléments contenus dans les autres œuvres et qui déterminent leur fonctionnement ; j'ai eu beaucoup de peine à la faire aboutir dans le Théâtre régional de Annaba. Dans Boualem zid el goudem, on tendait vers quelque chose. L'Algérie était là, riche de ses ressources, riche d'espoir, d'une indépendance encore fraîche. On allait vers quelque chose. Boualem zid el goudem était le symbole de cet élan. Il refuse les douleurs passées, il n'est que devenir, futur. C'est là que réside la force de cette pièce. Dans Youm el djemaâ, Boualem refuse de demeurer dans cette ville et dit : «Si c'est ça, je reviens au douar.» Dans Babor eghraq, j'ai tenté d'expliquer le pourquoi de cet échec. On s'est retrouvé dans un cercle fermé ou plutôt quelque part enfermé. Il se trouve qu'il y a une sclérose quelque part parce qu'on a joué des jeux faussés. C'est la situation de Babor eghraq. Je sens Slimane quelque peu désespéré, perdu, mais il est convaincu de la justesse de son propos et de son entreprise prémonitoire. Il est désabusé, subitement, le sourire laisse place à une sorte de singulière rêverie qui assombrit ses traits et expose davantage ses rides. Mais paradoxalement, il ne perd pas espoir, lui qui a dû quitter le pays, forcé, en 1993, pour s'installer à l'étranger, écrire, jouer et mettre en scène. C'est sa raison d'être. Il a publié une dizaine de pièces dont Au-delà du voile ; Le conseil de discipline ; Marianne et le marabout ; Un homme ordinaire pour quatre femmes particulières ; L'avenir oublié, Mémoires à la dérive…, parues chez Lansman, maison d'édition belge, et des romans (Les fils de l'amertume ; Le silence de la falaise ; La dernière nuit d'un damné et Les colères du silence) édités chez Plon. Slimane Benaïssa touche à tout, comédien, metteur en scène, romancier et conteur. Benaïssa respire la joie de vivre, cet éternel enfant qui n'arrête pas de rire, de faire de l'autodérision.«L'humour, c'est une thérapie, faire rire devrait être payant, les médecins devraient prescrire le rire et surtout l'autodérision qui suscite une sorte de flexibilité psychique et mentale», ne cesse-t-il de répéter, cet homme de culture à la dégaine facile, qui a monté Wall Moudja Welle qui ne semble pas avoir connu un bon succès public. Par contre, la reprise de Babor eghraq a été bien accueillie.
Slimane rit aux éclats, marche, tourne autour de lui, esquisse des pas de danse, nargue Sid Ahmed…
A. C.


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