Lundi 17 décembre. Une vidéo fait le tour de la toile : les images montrent un jeune homme qui tente de se suicider en se jetant du toit du tramway de Bordj-el-Kiffan. La scène choque, interpelle... Abla Chérif - Alger (Le Soir) - De nombreux commentaires suivent, on évoque le chômage, la malvie qui aurait poussé ce jeune à cet acte ultime, mais aucune information sérieuse ne vient confirmer les faits réels. «Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le suicide demeure encore un sujet tabou chez nous», commente Bouabdellah Kacemi, chercheur au Crasc d'Oran. Le centre spécialisé dans les recherches en anthropologie et dans les phénomènes de société s'est penché dès 2002 sur les suicides en cours. La situation qui se déroule dans la wilaya d'Oran a été prise comme un exemple. L'étude intitulée «Tentative de suicide et suicide des jeunes à Oran, désespoir ou affirmation de soi ?» a été menée par une équipe de chercheurs, psychologues, sociologues qui se sont penchés sur les cas de suicide chez les jeunes de 15 à 20 ans. «Aujourd'hui, le phénomène a atteint des proportions alarmantes à travers toute l'Algérie», poursuit le chercheur. Des chiffres ? «Il n'y en a pas réellement, déplore-t-il. Il est très difficile d'y accéder.» Où se trouvent les informations ? : «La Protection civile, les services de sécurité, on retrouve aussi les informations au niveau des médias, c'est une source incontournable celle qui fait qu'aujourd'hui on estime que la wilaya de Tizi-Ouzou est celle où l'on enregistre le plus grand nombre de suicides. Elle est suivie de Béjaïa, mais il y a aussi Tlemcen et beaucoup d'autres régions. Mais, encore une fois, tout ceci est très difficile à vérifier en l'absence de statistiques.» Une certitude : «Le suicide s'est transformé en un phénomène très inquiétant en Algérie, il inquiète tout autant que celui des harragas qui est aussi une forme de suicide. Se jeter à la mer tout en sachant tous les risques qu'on encourt ne peut pas porter d'autre nom.» «La hausse des suicides est certaine», poursuit-il. L'évolution a commencé à se faire réellement ressentir vers la fin de 2010, ce qui faisait dire au professeur Mohamed Taleb que «l'Algérie était jusqu'à l'heure considérée comme un pays où le nombre de suicides était faible à l'image des pays musulmans puisque l'on avait une incidence de 3 à 4 suicides pour 100 000 habitants. Mais depuis les événements tragiques, nous avons l'impression que ce problème est devenu plus important au même titre que la consommation de drogue. La situation est préoccupante avec l'apparition de drogues dures comme la cocaïne, le crack ou l'héroïne. Il est urgent de se mobiliser.» L'ampleur prise aujourd'hui par le phénomène dépasserait sans doute ce que l'on pourrait croire. «Là où j'habite (à Béni Saf, ndlr) il y a des suicides à peu près tous les deux mois, poursuit Bouabdellah Kacemi. A Oran, c'est beaucoup plus fréquemment. Ailleurs aussi. Les gens se donnent la mort par pendaison, en se jetant dans le vide, de falaises de ponts ou d'immeubles, ou encore en s'immolant par le feu.» Cette dernière forme de suicide est un genre nouveau enregistré dans le pays. «Il faut comprendre sa signification, poursuit notre interlocuteur. Dans l'histoire de l'humanité, on retient que les Khmers rouges s'immolaient par le feu en signe de protestation. Il a la même signification de nos jours. L'immolation est un geste politique, au Maghreb, il est apparu d'abord en Tunisie. Le jeune Bouazizi s'est donné la mort par le feu en réaction à une injustice. Sa mort est l'étincelle qui a mis le feu en Tunisie, c'était un déclencheur, tous les éléments de la révolte à venir étaient là. Mais on ne peut pas obtenir le même résultat partout. Au Maroc, un jeune homme s'est immolé par le feu, mais il est considéré comme un cas et non pas un déclencheur. En Algérie, c'est une forme de protestation politique.» De nombreux cas ont été rapportés par voie de presse. Tous plus émouvants les uns que les autres. Certains ont marqué. Il y a moins d'une année, une femme de 40 ans avait tenté de s'immoler par le feu car n'ayant pu obtenir de toit décent pour ses enfants. Avant elle, six autres personnes ont tenté de faire de même à Tébessa, Jijel, Mostaganem pour des raisons sociales. Le dernier chiffre disponible date de 2012. Lors d'une rencontre consacrée au problème, le docteur Gasmi expliquait à ce moment que l'immolation par le feu «est une conduite pouvant survenir chez tous les sujets confrontés à un passage difficile (...) se brûler est un moyen d'interpeller les pouvoirs publics sur le désir de vivre dignement». Ces cas intéressent la presse internationale. Dans l'une de ses éditions, Le Figaro rappelle que Hichem Gassem est la première victime algérienne à s'être brulée vive. Ce vendeur à la sauvette voulait protester contre le geste d'un policier qui avait renversé son étal. Selon le chercheur du Crasc, «la mort par le feu n'est pas le seul procédé utilisé actuellement. Il y a peu de temps encore, deux personnes se sont suicidées à Aïn Témouchent. Il s'agissait de pères de famille. Le premier était endetté et n'avait aucun moyen de rembourser. Le second était dans l'incapacité de payer ses factures. Vous ne pouvez pas vous imaginer les ravages qui s'opèrent au sein de la catégorie de personnes mises à la retraite ou au chômage. C'est la raison pour laquelle je vous disais que le suicide en Algérie s'est transformé en acte de protestation dans bien des cas. Face aux difficultés, certaines personnes perdent tout espoir, elles deviennent irrationnelles. La cause principale est la malvie. Ce sont des actes hautement symboliques qui ont un rapport direct avec la défaillance du lien social. L'école, la religion, le sport, l'économie, la citoyenneté sont des liens de construction, lorsqu'ils s'affaiblissent, on se retrouve face aux injustices, ce qui donne des refoulés des problèmes psychologiques, des dépressions mal ou pas du tout soignées qui peuvent avoir une issue fatale. Et lorsque la drogue entre en jeu, c'est irréparable parfois. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, certains se suicident alors pour prouver qu'ils existent». A. C.