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ENTRETIEN Mme FATIMA-ZOHRA DELLADJ-SEBA�, PSYCHOLOGUE, EXPERT AU COMIT� AFRICAIN DES DROITS ET DU BIEN-�TRE DE L�ENFANT � SOIRMAGAZINE
�Il faut d�mystifier et d�mythifier l�acte de s�immoler�
Nouveau ph�nom�ne en Alg�rie, le suicide par immolation par le feu ne cesse de faire des victimes. L�ann�e derni�re, une soixantaine de personnes ont �t� admises � h�pital d'Oran apr�s s��tre immol�es par le feu. La majorit� d'entre elles sont mortes. Ce geste est souvent pr�c�d� d�une col�re motiv�e par l�injustice sociale. Mme Fatima-Zohra Delladj- Seba�, psychologue, nous apporte son �clairage sur la question. *Soirmagazine : Depuis quelques ann�es, on assiste � un nouveau mode de protestation : celui de s�immoler par le feu. On parle d�un moyen �comme un autre� de se suicider, qu�en pensez-vous ? -Mme Fatma-Zohra Delladj-Seba� : Tout acte commis par une personne rev�t un sens qu�il s�agit de d�coder. Les suicides et les tentatives de suicide sont des passages � l�acte de personnes ne trouvant pas d�autres solutions pour faire entendre leur parole � autrui, � la famille, � l�Etat ou � la soci�t� tout enti�re. L�immolation s�inscrit plut�t dans cette derni�re cat�gorie : c�est un message public lanc� � toute la soci�t�. Contrairement � une id�e trop largement partag�e, l�immolation ne se fait pas exclusivement par le feu. On peut s�immoler par le feu, l�eau, le bois ou d�autres moyens connus dans les pratiques sacrificatoires de plusieurs civilisations. Mais pour le cas de l�immolation par le feu et l�immolation par l�eau en Alg�rie, il existe une identit� linguistique : dans les deux cas il s�agit de br�lure, le mot harga en arabe signifie �br�ler � et harrag �br�leur�. Et l�immolation par l�eau, la harga, a pr�c�d� de longtemps l�immolation par le feu en Alg�rie. A c�t� de ces deux conduites, que se partagent les pays du Maghreb, on peut ajouter, pour le cas de l�Alg�rie, l�apparition r�cente des pratiques scarificatoires. Il est d�ailleurs int�ressant de noter qu�en interchangeant les lettres a et c scarificatoires devient sacrificatoires. Toutes ces conduites, en l�occurrence l�immolation, la harga ou la scarification, constituent une forme de ritualisation du sacrifice. Un sacrifice de soi pour interpeller autrui, un sacrifice individuel pour alerter le groupe, un sacrifice d�une personne pour interpeller la soci�t�. L�immol� tunisien qui a re�u une gifle d�un agent de police et l�immol� alg�rien qui r�clame un logement, le harrag marocain qui r�ve d�un ch�teau en Espagne et le harrag libyen qui fuit des bombardements ou le chaos social, ne sont pas � mettre dans le m�me sac : ils sont in�galement impr�gn�s de valeurs culturelles, morales, politiques ou sociales, m�me si elles sont consid�r�es d�embl�e comme communes ou suppos�es partag�es par les jeunes g�n�rations des soci�t�s maghr�bines. Elles sont surtout le produit ou la quintessence d�un contexte social et politique qui g�n�re ses propres pathologies sociales. Il suffit de se rem�morer la devise des harraga alg�riens �yakoulni el hout oua mayakoulnich eddoud� qui signifie �Je pr�f�re �tre plut�t d�vor� par les poissons que par les vers�. Ces jeunes tenant les murs (les hiatta), dans des quartiers maussades et aux horizons qui leur semblent bouch�s, ne r�vent que de partir. C�est pour cela que le d�part est d�abord la recherche du vivre. Toute conduite dite pathologique ou � risque a son histoire propre et engage des significations multiples parfois difficiles � d�m�ler. La culture, les trajectoires familiales et individuelles, les ressentis, le contexte sociopolitique, jouent bien �videmment un r�le d�cisif dans ces conduites et dans leur forme d�expression. *Peut-on qualifier ce geste d�acte courageux ? La notion de courage est relative, et il ne faut surtout pas la charger de moralit� ou de positivit�. Le contenu s�mantique admis de la notion de courage est une fermet� ou une force de caract�re qu�on exprime, par diff�rents moyens, devant le danger, la souffrance ou toute situation difficile � affronter. Pris dans le sens �tymologique du terme, on peut parler, pour le cas de l�immolation, de geste ou d�acte �courageux�. Surtout quand on sait que le mot courage est une d�rivation ancienne de c�ur, ce qui signifie que nous nous trouvons dans un �tat de subjectivit�. *Y a-t-il une part de conscience de la part de ceux qui passent � l�acte de s�immoler ? Dans quel �tat d�esprit sont-ils ? Il faut d�abord admettre que l�acte de s�immoler, ou de se suicider en g�n�ral, n�est pas un acte uniforme. Il est aussi divers et aussi vari� que les raisons ou �les �tats d�esprit� qui y m�nent. Et bien �videmment les niveaux de conscience sont � la fois diff�rents et in�gaux. Ils peuvent aller de l�acte d�lib�r� et volontaire � un �tat d�inconscience de nature pathologique. Il existe bien des cas de d�sesp�rance extr�me ou encore des malades mentaux, des psychotiques qui attentent � leur vie. Dans ce dernier cas de figure, cet acte se trouve banalis� � l�extr�me. *La majorit� des personnes ayant eu recours � l�immolation avaient agi pour, semble-t-il, �attirer l�attention des autorit�s sur leur situation socioprofessionnelle�, mais pourquoi un moyen aussi extr�me ? Il s�agit de rites de fabrication du sens qui ne trouvent souvent leur r�elle signifiance qu�apr�s le passage � l�acte ou son aboutissement : le harrag qui arrive sur l�autre rive de la M�diterran�e consid�re qu�il a bien fait de risquer sa vie. L�immol� par le feu qui obtient un logement ou un emploi apr�s le passage � l�acte ne consid�re pas avoir agi pour rien et beaucoup de personnes de son entourage consid�rent que l�issue de son acte d�sesp�r� n�est pas totalement n�gative. Il est arriv� � ses fins au lieu d�arriver � sa fin. Toute personne qui met son existence en danger frappe les esprits car elle t�moigne de transgressions non admises par la soci�t� alg�rienne voire par les soci�t�s maghr�bines : la double sacralit� de la vie et de l�enveloppe corporelle. Mais ces conduites permettent d��prouver le sentiment de sa n�cessit� personnelle, de la valeur et du sens de sa vie. N�cessit� qui s�exprime de plus en plus fr�quemment dans l�ensemble des pays du Maghreb et qui commence m�me � b�n�ficier d�une certaine visibilit� m�diatique. Quotidiennement, la presse alg�rienne rapporte des cas de harga, d�immolation mais les autres formes de tentatives de suicide par les proc�d�s �habituels� ne sont plus autant m�diatis�es, ce qui est une mani�re de les banaliser. *L�immolation est-elle un geste de fragilit� psychologique ou effet de contagion ? L�immolation comme toutes les conduites dites pathologiques, parfois appel�es �galement, de fa�on att�nu�e, conduites � risque, ont pour particularit� de concerner les jeunes g�n�rations en Alg�rie. Ces comportements d�signent un ensemble de conduites h�t�roclites qui ont pour point de partage l'exposition de soi � une possibilit� de se blesser ou de mourir. �Une mise en jeu de soi, non pour mourir, bien au contraire, mais qui soul�ve la possibilit� non n�gligeable d�y perdre la vie ou d�alt�rer les capacit�s symboliques de l�individu.� selon le mot de David le Breton dans La part du feu : anthropologie des entames corporelles. Parmi ces conduites dites pathologiques, on admet volontiers, la toxicomanie, l�alcoolisme, les tentatives de suicide, l�exc�s de vitesse, les troubles alimentaires, la prostitution, voire les fugues de mineurs existant dans diff�rentes soci�t�s, mais l�immolation par le feu, la harga et les scarifications restent les conduites les plus r�centes en Alg�rie o� elles sont diversement lues et interpr�t�es, notamment pour la premi�re, l�immolation par le feu, qui est consid�r�e comme une atteinte � la vie, religieusement interdite car elle entame la sacralit� r�serv�e au domaine du divin, puisque seul Dieu est cens� donner ou �ter la vie. Dans le cadre de cette grille de lecture, on admet volontiers la th�se de la fragilit� psychologique. *S�il s�agit tout simplement d�un nouveau moyen de suicide, l�escalade est-elle � craindre ? C�est le c�t� public et spectaculaire qui est recherch� dans l�acte d�immolation, car quelqu�un peut attenter � sa vie dans la solitude et l�anonymat complet. Y compris en s�immolant par le feu dans un endroit d�sert et isol�. Mais c�est rarement le cas. Il s�agit donc d�un �nouveau� ancien moyen de �tentative� de suicide qui offre une plus grande visibilit� et une plus grande lisibilit� puisqu�on en parle davantage. Dans la volont� de frapper les esprits �plus et plus vite�, le recours � l�immolation par le feu peut conna�tre, en effet, une certaine g�n�ralisation, puisque les groupes sociaux sont connus pour int�grer et partager, consciemment ou non, plusieurs formes de mim�tisme. *Les sp�cialistes (psychologues, sociologues) se sont-ils pench�s sur ce ph�nom�ne de l�immolation ? Il existe de nombreux travaux et depuis fort longtemps sur les pratiques sacrificielles dans les civilisations anciennes. Chez les Mayas et les Incas par exemple, l�immolation �tait chose courante et a attir� l�attention des sp�cialistes de ces p�riodes. Des travaux plus r�cents ont �t� men�s par des anthropologues occidentaux sur des tribus africaines ou d�Am�rique latine. Le ph�nom�ne et son �tude ne sont donc pas nouveaux. Ce qui est relativement nouveau c�est sa fr�quence par la multiplication des cas. Dans l�histoire r�cente de l�Alg�rie, on peut s�rier nombre de cas d�j� � l��poque coloniale et certaines chroniques les font remonter m�me plus loin. Seulement, les moyens d�information et surtout les modes de r�ception sociale ont �volu�. Les moyens de communication modernes donnent plus de visibilit� � certains ph�nom�nes sociaux et parfois se substituent m�me � ceux qui sont cens�s les r�fl�chir, en l�occurrence les sciences sociales et humaines. Et c�est, entre autres, la raison pour laquelle les travaux de ces disciplines sur l�immolation en Alg�rie, dans ces nouvelles formes de manifestation, restent parcellaires. Il existe des r�flexions ou des �tudes localis�es sous forme de projets de recherche ou de th�ses universitaires, mais une v�ritable prise en charge m�thodologique et th�orique � l��chelle soci�tale fait, malheureusement, encore d�faut pour toute une constellation de raisons que nous ne pourrons pas d�velopper ici. *Y a-t-il des caract�ristiques sp�cifiques aux suicid�s par immolation ? Les cons�quences physiques dans le cas de l�immolation par le feu sont beaucoup plus importantes. M�me quand il survit, un br�l� du troisi�me degr� tra�nera des s�quelles irr�versibles. Ce qui ne va pas sans compliquer beaucoup plus les traumatismes cons�cutifs � toute tentative de suicide. Un suicidant qui ne conserve aucune trace physique ne survit pas � son acte de la m�me mani�re que celui qui se trouve compl�tement d�figur� et parfois m�me handicap�. Les m�canismes de vuln�rabilisation s�en trouveront plus aggrav�s et � la fragilit� psychologique qui caract�rise les pr�dispositions au suicide se surajoutent les complexifications aff�rentes aux d�formations de l�enveloppe corporelle et � l�alt�ration de l�image de soi. *Ceux qui y survivent s�en sortent-ils sur le plan psychologique? On ne survit pas impun�ment � une tentative de suicide, quelle que soit sa forme. Mais comme je viens de le pr�ciser, le cas de l�immolation par le feu complique la prise en charge tant sur le plan physique que psychologique. Non seulement parce qu�il exige des moyens mat�riels et m�dicaux qui font souvent d�faut dans nos h�pitaux mais aussi parce qu�il alourdit le quotient pathologique et accro�t les exigences de cette prise en charge, notamment quand on sait qu�un personnel de soutien et d�accompagnement sp�cialis� dans ce type de prise en charge fait drastiquement d�faut dans notre syst�me de sant�. *La r�action des proches de celui qui s�immole est-elle la m�me que celle ressentie lors du suicide d�un proche utilisant les moyens connus (m�dicament, pendaison...) ? Dans tous les cas de figure, la tourmente des proches est pr�sente. Ce qui sp�cifie, cependant, l�acte de s�immoler c�est la symbolique li�e au feu et qui fait r�f�rence au ch�timent supr�me qu�est l�enfer. Se br�ler vif c�est d�une certaine mani�re se vouer aux g�hennes. C�est aussi, comme je l�ai pr�cis� plus haut, s�exposer � des d�g�ts irr�parables laiss�s sur le corps. Des d�g�ts ind�l�biles qui seront toujours pr�sents et surtout toujours visibles, rappelant, ainsi, � tout moment et � tous la violence et la duret� de l�acte. *Pensez-vous qu�il est n�cessaire de comprendre le recours � l�immolation pour mieux agir ? Toute action, tout comportement a besoin de r�flexion et de compr�hension. Quand les signes pr�curseurs ou annonciateurs d�un recours �ventuel � une tentative de suicide, quelle que soit sa forme, apparaissent, il y a tout un travail de pr�vention et de �d�samor�age� qui doit commencer. Un travail de communication et de �collaboration� avec le suicidant potentiel peut s�engager sur la longue dur�e sans qu�� ce moment le moyen auquel il va recourir ne soit d�j� pressenti ou pr�sag�. Le recours � l�immolation au lieu d�une autre forme ne peut �tre interpr�t� et dans une certaine mesure �compris� qu�apr�s coup. Et c�est pr�cis�ment pour cela que tout le travail d�anticipation doit pr�venir afin de contenir le passage � l�acte. *Y a-t-il une n�cessit� � former une �quipe soignante pour une meilleure prise en charge des suicidant par immolation ? Des �quipes sp�cialis�es de soutien et d�accompagnement sont un maillon d�cisif dans la cha�ne de la prise en charge. Pour le cas de l�immolation, comme pour d�autres pathologies, des �quipes pluridisciplinaires et des �quipements sp�ciaux sont n�cessaires. Les immol�s sont achemin�s vers les services des grands br�l�s et trait�s avec le m�me personnel et dans le m�me environnement que des accident�s du travail. Les soins m�dicaux sont bien �videmment n�cessaires et font souvent appel aux m�mes proc�d�s pour les uns et pour les autres, mais il est tout aussi �vident de souligner que l�approche clinique doit �tre tout � fait diff�rente. Et c�est pr�cis�ment pour cela qu�un cas d�immolation ne saurait se r�duire � un acte m�dical strictu sensu. *Un dernier mot ? Il s�agit de d�mystifier et de d�mythifier l�acte de s�immoler. Il n�est ni plus ni moins charg� psychologiquement, socialement ou politiquement que n�importe quel autre forme de tentative de mettre fin � ses jours face aux difficult�s v�cues. Nous nous trouvons face � un mal-�tre tant individuel que soci�tal qui s�exprime souvent avec brutalit� sous forme de demandes et d�appels. Dans ces conditions, il est � la fois important et urgent de r�fl�chir judicieusement et � plusieurs niveaux aux r�ponses appropri�es � apporter � toutes ces demandes, � tous ces appels et � toutes ces d�tresses.