On peut tout reprocher à Trump, et Dieu sait qu'il n'est pas exempt sur ce chapitre, sauf d'arborer le masque de président des Etats-Unis pour camoufler l'homme d'affaires qu'il est. Avec Trump, au moins, le capitalisme américain, dans lequel les intérêts suprêmes du pays et les intérêts des individus s'entrelacent jusqu'à être confondus, avance désormais à visage découvert. On en a eu déjà un aperçu avec l'invasion et la destruction de l'Irak par les Etats-Unis, au nom de la libération du Koweït et pour enrayer la menace d'armes de destruction massive. On sait aujourd'hui ce qu'étaient vraiment ces armes et de quelle manière s'exécute sous nos yeux la destruction d'un pays, qui s'accroche au seul symbole légué par Saddam, un drapeau. Il faut reconnaître à Trump la vertu de la franchise si tant est que son cynisme froid puisse être intégré au catalogue de la morale, mais on ne sait jamais avec la mondialisation. Et Trump est vraiment de son siècle, puisqu'il n'éprouve même pas le besoin de défendre ses décisions par de pseudo-références éthiques, comme la défense de droits de l'Homme. La seule question qu'il s'est récemment posée, semble-t-il, est celle-ci : «J'ai envoyé l'armée américaine, mon armée, en Syrie pour combattre Daesh, qu'est-ce que ça m'a rapporté ? » Aveuglant de clarté : Trump n'a sans doute pas les aptitudes morales et intellectuelles pour être un président normal de la première puissance mondiale, mais c'est un homme d'affaires avisé. Et c'est très certainement pour cette seule et unique raison que ceux qui l'ont choisi comme candidat et ceux qui ont voté pour lui, contre toute attente, se sont retrouvés en total accord. Nul n'ignore que dans l'éthique du capitalisme américain, un chef d'Etat peut soutenir Israël contre les Arabes, pendant ses mandats, et devenir ami des seconds, après avoir quitté la Maison Blanche. Sans toutefois renier les premiers, ni aller trop loin dans ses engagements, financiers ou politiques, avec la cause arabe dont il connaît parfaitement les rouages paralysants. Il ne faudra pas vous étonner de voir ces jours-ci Obama jouer les pères Noël à Bethléem, pour montrer sa sollicitude au peuple palestinien, qu'il a superbement ignoré durant ses dix ans au pouvoir. Moins hypocrite, Trump annonce le retrait des troupes américaines de Syrie, parce qu'en termes de retour sur investissement, l'affaire Daesh n'est pas viable de son point de vue, celui des Etats-Unis bien sûr. Du coup, dans les médias arabes, c'est à qui fera montre de plus d'émotion et de plus de compassion pour les Kurdes de Syrie, à nouveau sous la menace des Turcs. Jusqu'à la décision prise mercredi dernier par Trump de retirer les troupes américaines de Syrie, les Etats-Unis maintenaient deux milliers de leurs soldats des forces spéciales dans le nord du pays. Les troupes américaines étaient là non seulement pour combattre les dernières places fortes de Daesh à l'est de l'Euphrate, mais aussi pour former des combattants arabes et kurdes. Pour mener la bataille finale contre Daesh, les Américains avaient notamment formé et équipé quelque 1 500 miliciens kurdes qui forment la «Force de protection du peuple», issue du Parti démocratique kurde. Pour ces combattants, les troupes américaines représentaient plus qu'une force de soutien sur le champ de bataille, c'était aussi leur bouclier dissuasif contre la menace turque toujours présente. Or, juste avant l'annonce de retrait de Trump, le Président Erdogan avait réitéré ses menaces d'intervenir en Syrie pour en finir avec les «terroristes kurdes», alliés aux Etats-Unis, comme l'est théoriquement la Turquie. Dans la perspective d'un retrait américain programmé, le secrétaire à la Défense de Trump avait annoncé la mise en place de tours de guet tout au long de la frontière syro-turque. La décision du Président américain, qui semble avoir surpris même son secrétaire à la Défense et a provoqué sa démission, remet en cause ce projet. Dès samedi dernier, des observateurs syriens ont noté l'arrivée de renforts militaires, lourdement équipés, vers les zones du nord de la Syrie, contrôlées par des milices alliées de la Turquie. Ces mouvements, survenant juste après l'annonce inattendue du retrait américain, ne ressemblent pas à une opération d'intimidation mais semblent bien être le prélude à une campagne d'envergure. Les Américains ont certes appelé les Turcs à la retenue, mais tout comme ils l'avaient fait lorsque la ville kurde d'Afrine avait été attaquée et investie par l'armée turque. D'où l'inquiétude des commentateurs kurdes qui tirent la conclusion que le retrait américain est un véritable coup de poignard dans le dos du Kurdistan qui a cru aux promesses américaines. L'un de ces commentateurs ose même cette comparaison : «Le gendarme américain sous l'administration Trump n'intervient pour défendre la paix, la liberté, et la démocratie, qu'après avoir été payé. Il est comme ces cabines téléphoniques publiques qui ne fonctionnent qu'après avoir glissé la pièce de monnaie correspondant au prix de la communication.» Que les Kurdes aient déjà payé un lourd tribut dans les batailles contre Daesh, aux côtés des Américains et ailleurs, n'entre pas en ligne de compte dans ces calculs sordides. D'ores et déjà, le retrait américain va démobiliser les combattants kurdes engagés contre Daesh et redonner de l'influx sur le terrain à l'organisation terroriste et lui permettre de regagner le terrain perdu. Les Kurdes savent, en outre, que les Américains n'entreront jamais en conflit avec leur allié stratégique, la Turquie, et ne lèveront pas le petit doigt pour empêcher le massacre. De même qu'ils sont très sceptiques quant à une éventuelle intervention militaire de Damas en cas d'attaque turque, comme le réclament les dirigeants du Kurdistan syrien, proclamé territoire autonome. On devine déjà la réponse de Bachar Al-Assad : «Vous êtes autonomes, débrouillez-vous ! » A. H.