Des chars de l'armée turque sont en position à la frontière Après avoir fait figure de parrain majeur de l'opposition armée au régime syrien, y compris des formations terroristes comme Al Nosra, la Turquie s'est progressivement démarquée de la coalition internationale pour se rapprocher de la Russie et de l'Iran... Une opération militaire dans la région syrienne d'Afrine a été engagée hier par l'armée turque. C'est ce qu'a annoncé le ministre turc de la Défense, Nurrettin Canikli, sur l'antenne de la chaîne Ahaber, précisant par ailleurs qu'aucun soldat n'a été déployé pour l'instant dans cette zone du territoire syrien. «L'opération a débuté de facto par des bombardements transfrontaliers, même s'il n'y a pas de franchissement de frontière», a déclaré le ministre. «Quand je dis 'de facto'', je ne veux pas être mal compris.» Pour le ministre turc de la Défense, la Turquie n'avait pas d'autre choix que de chasser des «éléments terroristes» du nord de la Syrie. «Tous les réseaux et éléments terroristes du nord de la Syrie seront éliminés. Il n'y a pas d'autre option», a-t-il tenu à indiquer. Le pilonnage de la région d'Afrine a été peu après confirmé par un porte-parole des milices kurdes YPG (Unités de protection du peuple) qui a laissé entendre qu'environ 70 tirs ont été enregistrés. Cette attaque résulte des propos du président turc Recep Tayyip Erdogan qui avait rétorqué lundi dernier en réponse à l'initiative américaine de créer une force permanente constituée de combattants kurdes et arabes dans le nord de la Syrie que Ankara se réserve le droit d' «étouffer dans l'oeuf cette force hostile». La coalition conduite par les Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre le groupe Etat islamique (EI) avait annoncé dimanche dernier la création de cette force frontalière pour soi-disant «empêcher la résurgence» de Daesh. Cette force devrait être composée par des membres des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes et arabes, selon la coalition. Or, les FDS sont dominées par les Unités de protection du peuple kurde (YPG), une milice kurde considérée par la Turquie comme l'extension en Syrie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation terroriste engagée dans une sanglante guérilla contre Ankara depuis 1984. Damas qui a menacé aussitôt les membres de cette Force en les qualifiant de «traîtres» a également mis en garde Ankara contre une éventuelle tentative de mener des opérations militaires sur son sol. «Nous prévenons que l'armée de l'air syrienne est prête pour détruire les cibles aériennes turques dans le ciel de la Syrie», avait tenu à déclarer le vice-ministre syrien des Affaires étrangères Fayçal Moqdad, devant la presse. «Nous prévenons les dirigeants turcs que, s'ils lancent des combats dans la région d'Afrin, cela sera perçu comme une agression de la part de l'armée turque contre la souveraineté» de la Syrie, avait-il ajouté, des propos repris par l'agence officielle Sana. La situation actuelle de la Turquie est à la fois complexe et contradictoire. Après avoir fait figure de parrain majeur de l'opposition armée au régime syrien, y compris des formations terroristes comme Al Nosra, la Turquie s'est progressivement démarquée de la coalition internationale pour se rapprocher de la Russie et de l'Iran à partir de l'été 2016 en vue de favoriser une solution politique dans le cadre des négociations d'Astana. Ce revirement spectaculaire d'Ankara était dû essentiellement à sa volonté de barrer la route à une éventuelle émergence d'un front kurde dans le nord du pays voisin, le gouvernement turc ayant la conviction d'avoir été trahi par l'allié américain qui a apporté un soutien militaire conséquent aux entités kurdes syriennes et irakiennes dans la région. Sans aller jusqu'à opérer un revirement total, Ankara a peu à peu pris ses distances avec les objectifs de la coalition internationale et c'est pourquoi la Turquie s'est très vite désengagée dans la région d'Alep, reprise sans trop de difficultés par l'armée syrienne fin 2016. Mais elle maintient son aide à certaines factions rebelles dans le but de garder une certaine influence dans la région pour pouvoir, le cas échéant, faire face à la menace kurde. D'où le jeu d'équilibriste auquel se livre le gouvernement turc qui défend des positions parfois antagonistes par rapport à ses nouveaux alliés russe et iranien avec lesquels il ambitionne, du moins ouvertement, de réaliser une paix sur la base d'un dialogue consensuel. L'ambigüité d'Ankara tient au fait qu'elle cherche à porter le discours de certaines forces rebelles hostiles au président Bachar al Assad dont le départ est donné comme un préalable aux discussions de paix et qu'elle interdit la présence au Congrès national de Sotchi des représentants kurdes dont la présence serait pourtant souhaitée par la Russie. Sauf qu'à ce jeu-là, la carte est encore perdante puisque si la situation semblait jouable voici six mois à peine, elle ne l'est plus aujourd'hui du fait que la région d'Idlib est désormais sous le feu de l'armée syrienne dont l'avancée, soutenue par l'aviation russe et les forces alliées, met à mal les groupes rebelles soutenus par la Turquie. On voit mal, dans un tel contexte, comment Erdogan pourrait s'en sortir, car ce qui le sépare du clan Syrie-Russie-Iran est presque aussi important que ce qui l'isole de Washington et de la coalition internationale. Un an après l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, l'espoir d'une meilleure relation avec les Etats-Unis est balayé puisque Washington, au lendemain de la prise de Raqqa, compte miser le tout pour le tout sur les Kurdes syriens dont la Force serait portée à 30 000 hommes, répartis entre le nord et l'est du pays. Ce que le président turc considère comme la mise en place d'une «nouvelle armée terroriste à notre frontière»et jurant de «tuer le projet dans l'oeuf». Mais ira-t-il jusqu'à la rupture avec les Etats-Unis? Ce serait un pari extrêmement risqué et, comme on a pu déjà le voir en mars 2016, Erdogan renoncera au tout dernier moment comme il avait renoncé à attaquer Manbij tenue par les Kurdes, suite au veto américain. Une position à la fois intenable et critique car elle situe la Turquie entre deux alliés aux visions radicalement différentes et à l'appréhension du dossier kurde éloignée de sa propre compréhension. Comme Washington ne semble ni vouloir ni avoir quelque proposition de nature à apaiser les tensions avec Ankara, tout porte à croire que celle-ci va se rapprocher davantage de Moscou, obtenant son soutien contre les Kurdes en échange d'une approche pragmatique vis-à-vis du régime syrien et l'abandon des groupes rebelles dans la province d'Idlib. Tout autre choix qui consisterait à tenter une chose et son contraire pourrait s'avérer fatal...