«Il devient crucial de briser Facebook», plaide Tim Wu, professeur de droit, de science et de technologie à la Columbia Law School, par ailleurs chroniqueur au New York Times et auteur d'un récent ouvrage historique et polémique à succès, The Curse of Bigness (La malédiction de la grandeur). Tim Wu est surtout connu pour avoir inventé et popularisé le concept de «neutralité du réseau» - «principe devant garantir l'égalité de traitement de tous les flux de données sur internet», en vue d'exclure «toute discrimination positive ou négative à l'égard de la source, de la destination ou du contenu de l'information transmise sur le réseau». Les leçons qu'il tire de l'âge d'or d'internet sont celles de choix, malheureux, consistant à «abandonner la plupart des contrôles sur les comportements anticoncurrentiels, permettant ainsi au pouvoir des entreprises concentrées de croître sans perturbation». «Le résultat : une économie mondiale de plus en plus concentrée, marquée par des niveaux historiques d'inégalité et des concentrations extrêmes de pouvoir économique et politique, des électeurs mécontents attirés par les nationalistes d'extrême droite.» Il craint, par ailleurs, que les démocraties libérales commettent «une autre grave erreur historique en ignorant le lien bien établi entre la concentration du pouvoir économique et la montée de l'autoritarisme». «Cette monopolisation, qui fait peser une menace existentielle sur la démocratie, a été largement reconnue à travers l'Histoire: Louis Brandeis a qualifié cette menace de ‘'fameuse malédiction de la grandeur''; en Allemagne, la montée du fascisme était en partie facilitée par les monopoles et les cartels industriels.» C'est pourquoi la dissolution des entreprises dominantes, en particulier Facebook, devient, à ses yeux, «cruciale» (*). Le propos est une plaidoirie en faveur de la réhabilitation de la pensée brandeisienne en matière de politique économique, en référence à Louis Dembitz Brandeis, un avocat américain, membre de la Cour suprême des Etats-Unis, un des principaux conseillers économiques de Woordrow Wilson puis de Franklin Roosevelt. Il est un des pionniers d'une concurrence régulée à qui l'on doit la célèbre formule «malédiction de la grandeur». Cette réhabilitation lui semble d'autant plus cruciale et pressante qu'il dénote une corrélation évidente entre les grands groupes d'entreprises et les tendances autoritaires qui se font jour un peu partout à travers le monde. «Cela a beaucoup plus à voir avec la politique économique que les gens ne le pensent», relève Tim Wu en colère contre le «big is beautiful» qui assoit généralement «les précédents historiques de concentration du pouvoir économique qui contribuent à la montée des régimes autoritaires». La ligne anti-trust qu'il préconise se veut «une sorte de contrôle constitutionnel du pouvoir privé» : «Vous ne pouvez pas comprendre la loi antitrust sans comprendre sa relation avec le pouvoir (…) C'est le meilleur sens dans lequel la loi a été appliquée dans les meilleurs moments de son histoire - le sentiment qu'une entreprise est devenue trop puissante et trop dominante pour être tolérée dans un pays qui se prétend libre.» Farouchement opposé au développement de monopoles, Wu est, tout naturellement, particulièrement attentif aux rachats et fusions qu'elles favorisent. Pour lui, par exemple, la concurrence dans les réseaux sociaux s'est effondrée avec le rachat par Facebook d'Instagram (un service de partage de photos et de vidéos qui revendique plus d'un milliard d'utilisateurs à travers le monde) et de WhatsApp (un système de messagerie instantanée via internet et les réseaux mobiles, également utilisée par plus d'un milliard de personnes). Le rachat surprise de WhatsApp pour la somme astronomique de 19 milliards de dollars en 2014 est intervenu après un précédent record atteint lors du rachat d'Instagram, pour 1 milliard de dollars (sans parler des 3 milliards proposés pour Snapchat). Depuis, Facebook est un monstre qui ne tolère aucune rivalité et aucune autre présence que la sienne sur les réseaux. La Commission européenne l'avait condamné pour lui avoir fourni «des informations trompeuses» au moment du rachat de la messagerie WhatsApp, dans le but d'obtenir son feu vert, s'exposant ainsi au risque d'une amende pouvant aller jusqu'à 1% de son chiffre d'affaires annuel, qui s'élevait à 17,2 milliards d'euros en 2015. A l'époque, le réseau social avait ainsi assuré qu'il «ne serait pas techniquement en mesure d'associer automatiquement les comptes utilisateurs des deux sociétés». La Commission a soutenu que Facebook lui a menti, «délibérément ou par négligence», ce qui constitue une violation de ses obligations en vertu du règlement de l'UE sur les concentrations. D'où la plaidoirie de Tim Wu pour la fragmentation de Google et Facebook car leur concentration génère de nouveaux préjudices, comme des pratiques anticoncurrentielles. Ce faisant, il rejoint le mouvement New Brandeis (qui s'efforce de perpétuer l'héritage anti-trust du juge Louis Brandeis). Pour l'essentiel, il déplore une structure économique, dominante de nos jours, «dans laquelle vous avez une économie globale dominée par moins d'entités et de plus grands niveaux d'inégalité». Le dispositif antitrust européen, lui aussi bien théorique, n'échappe pas à la critique : «L'Europe a été pire que les Etats-Unis au cours des dix dernières années. La fusion de la bière entre Anheuser-Busch InBev et SABMiller a été approuvée de manière inexplicable, créant un monopole. Les fusions de télécoms à travers l'Europe ont été autorisées, ramenant ainsi plusieurs marchés à trois [concurrents].» Préconisant la dissolution des sociétés dominantes, Tim Wu estime que «Facebook est l'une des entreprises désignées à cet effet», pour la séparer d'Instagram et de WhatsApp : «Je pense qu'il est crucial de dissocier Facebook, en particulier de WhatsApp et d'Instagram.» La dissolution de Facebook est jugée «symboliquement importante». A. B. (*) Asher Schechter, «It's Crucial to Break Up Facebook» Promarket, 4 janvier 2019, https://promarket.org/crucial-break-up-facebook/?mc_cid=1825b1b43d&mc_eid=6b484f1c8e