J'aurais tant aimé le côtoyer avant qu'il ne quitte ce bas monde. Un collectionneur de modèles de montres magnifiques et rares. J'aurais aimé qu'il me parle de ce bonheur qu'il ressentait à préserver ce bijou comme la prunelle de ses yeux et comment il succombait à sa beauté. En un mot, j'aurais aimé connaître de près Benyoucef, cet esthète et amoureux des belles choses. C'était un homme instruit, lucide, discret et bon disert, qui dégageait l'image d'un gentleman calme et conciliant, un brin pépère et pas du tout porté sur la polémique. Pour lui, la mostrophilie était une vraie passion. On savait qu'il ne fallait jamais essayer d'empiéter sur son domaine de prédilection. Pour lui, chaque montre avait une riche histoire. De son vivant, il disait souvent que posséder une Tissot, une Rolex Daytona de 1963 ou une Omega Speedmaster comme celle que portait Buzz Aldrin sur la Lune procurait un sentiment unique que nul ne peut ressentir, sauf celui qui la porte. «Une montre ancienne peut être intéressante grâce à son histoire ou tout simplement parce qu'elle a résisté à l'épreuve du temps. Mais elle peut être aussi tout à fait digne d'intérêt pour sa mécanique et tout son fonctionnement complexe. Il aimait entendre et faire entendre le tic-tac d'un beau mécanisme. Il a tellement côtoyé les montres par passion qu'il est arrivé même à les réparer. Une montre en panne ? De la buée sur le cadran ? Un bouton qui lâche ou est bloqué ? Un bracelet cassé ? Confiez-la à Benyoucef, pouvait vous dire le commun des mortels. D'où avait-il hérité ce hobby ? Lui-même ne comprenait pas exactement ce penchant : «Le mot passion est celui qui convient le mieux. Je suis fou de ces montres. Je suis fou de la passion même de ces montres. J'essaie de comprendre, de trouver une explication. En vain. Pourquoi les montres et pas autre chose ? Je n'en ai aucune idée», disait-il quand on lui posait la question. Outre la collection des montres, c'était un véritable chasseur d'objets anciens. Il aimait beaucoup chiner et farfouiller. Les quêtes d'objets rares ou insolites dans les foires, braderies, brocantes et autres marchés aux puces n'avaient aucun secret pour lui. Il n'hésitait jamais à se déplacer dans les grandes villes et même à l'étranger, où il avait beaucoup d'amis européens, pour retaper sa maison et la décorer dans un style traditionnel et ancien. La majorité des brocanteurs le connaissait. A chaque fois que je regarde la fameuse émission de téléréalité américaine, American Pickers (chasseurs de trésor), je pense souvent à lui et me dis : «Si seulement Benyoucef était avec eux, il aurait été l'homme le plus heureux du monde.» Cette passion lui avait permis de collecter bon nombre d'objets de grande valeur à l'image des postes TSF. Un collectionneur jusqu'au bout des «ondes» ! Le regretté se passionnait depuis fort longtemps pour tous ces objets technologiques qui ont fleuri tout au long du XXe siècle. Au point d'avoir quasiment transformé un petit espace de son domicile en mini-musée. On peut y voir des phonographes, des postes de TSF, des téléviseurs, de vieux projecteurs sous toutes leurs formes... C'était un bonheur de rester en sa compagnie quelques minutes pour rêver avec nostalgie au milieu de tous ces objets de notre patrimoine. Discret et solitaire, il n'avait pas beaucoup d'amis. Les seuls qu'il côtoyait partageaient les mêmes joies et idées que lui. Si on ne l'apercevait pas à la mosquée, au boulodrome de la ville avec Mohamed Guerbouz ou Nanour, c'est qu'il était forcément avec Ferhat, dans son épicerie, l'un de ses meilleurs et fidèles amis. Il avait eu aussi l'occasion de connaître de près, lors d'un stage en Pologne, feu Bakhti Belaïb, l'ex-ministre du commerce, devenu plus tard l'un de ses compagnons privilégiés. A maintes reprises, il lui avait proposé un poste intéressant qu'il déclina sans hésitation, se contentant de son simple poste d'administrateur au niveau de la Direction du commerce de Tissemsilt, qu'il ne quitta qu'à sa retraite, et de sa passion à laquelle il consacrait beaucoup de son temps. L'ex-ministre appréciait la personnalité et surtout la passion de Benyoucef et il lui arrivait même d'échanger avec lui de valeureux objets antiques. Tous les commerçants de la ville gardent du regretté une belle image et reconnaissent en lui cet homme humble et très serviable qui ne les a jamais inquiétés, bien au contraire. Les brocanteurs étaient ses amis. Il passait une bonne partie de son temps dans leurs brocantes. Il pointait chez eux toujours à une heure précise de la journée. Réglé comme une horloge suisse ! Et le jour où il n'apparaissait pas, ils savaient qu'une force majeure l'en a empêché. A une remarque qui lui a été faite un jour sur sa ponctualité, il répondit : «Certes, je possède de belles montres de valeur, mais je ne possède pas le temps ! L'homme a inventé les montres, mais c'est Dieu qui a inventé le temps !» Malheureusement, les jours de notre passionné étaient comptés et l'on ne pouvait, hélas, remonter le temps. L'annonce de sa mort s'est propagée comme une traînée de poudre. Ce jour-là, Tissemsilt venait de perdre l'un de ses meilleurs enfants. Un grand homme nous a quittés laissant un grand vide dans notre quotidien que seul, sans aucun doute, son frère Aïssa pourra combler en partie. Lui, le cadet raffiné qui partage le même ADN et qui nous rappellera à jamais Benyoucef le mostrophiliste.