Par Salah Guemriche(*) «On sait tout sur la vie, les œuvres (et même sur leurs querelles) des chefs du FLN et de l'ALN, mais quel historien étudiera la genèse mystérieuse et le déroulement de l'initiative flamboyante du peuple d'Alger ?»(1) 11 Décembre 1960. La date ne dira rien à la génération qui s'est mise en mouvement le 22 février 2019, et pour cause : cet événement fut gommé de l'historiographie officielle, comme le souligne l'historien Daho Djerbal : « Tout est fait dans les manuels scolaires comme dans les publications soutenues par le pouvoir pour désamorcer le caractère révolutionnaire des manifestations de décembre 1960 ». Preuve de cette occultation : « Il a fallu attendre plus d'une trentaine d'années pour qu'une place du 11-Décembre soit enfin aménagée à Belcourt »(2). On comprend pourquoi les générations nées après 1962 ne peuvent avoir à l'esprit cette date, qui, pourtant, fut décisive dans la marche vers l'indépendance puisqu'elle força l'ONU à se pencher sérieusement sur la cause algérienne et à pousser le général de Gaulle à la négociation. Déjà que le 24 février, si proche du 22, paraît aujourd'hui anecdotique, alors qu'il était jusque-là fêté à l'échelle nationale et en grande pompe, on voit mal un 11 Décembre trouver sa place dans la mémoire collective. Mais anecdotique, vraiment, le 24 février 1971 ? Pas pour le régime et ses parrains à qui ce fameux jour allait, entre détournements et rétrocommissions, ouvrir durant des décennies les coffres des banques suisses et autres paradis fiscaux. Pas anecdotique non plus pour l'ancienne puissance coloniale, grosse consommatrice d'or noir, qui, elle, allait subir le premier « choc pétrolier » de son histoire. Car ce jour du 24 février 1971 fut décrétée la nationalisation des hydrocarbures, par Houari Boumediène, dans une de ses envolées nationalistes portée par une formule sans appel, un verbe conjugué à la première personne de majesté : Qararna (« Nous avons décidé »). La «clameur de Belcourt» Que s'est-il donc passé de si important en ce 11 décembre 1960, pour que cette date retienne ici notre attention jusqu'à la relier non pas au 5 juillet 1962 mais (la violence en moins) au 22 février 2019 ? « Tout a commencé à Belcourt, où, vers 10 heures, des heurts d'une extrême violence ont opposé des manifestants musulmans et européens. Des coups de feu sont tirés contre les porteurs de drapeaux algériens. Des slogans sont lancés «Vive le GPRA !», «Abbas au pouvoir !» (…). Vers 10h30, d'autres manifestants algériens portant le drapeau «Vert et Blanc frappé du croissant rouge», confectionné à la hâte (…) ».(3) Ce jour-là, un dimanche, 48 heures après l'arrivée du général de Gaulle à Aïn-Témouchent, ville qui connut les premières manifestations réprimées dans le sang, « Une étincelle jaillit à Belcourt ! », comme l'écrira L'Echo d'Alger. Et Claude Estier racontera dans le Libération de l'époque : « Plusieurs milliers de musulmans, drapeaux brandis, descendent du Clos-Salembier par le Ravin de la Femme sauvage avec, à leur tête, des femmes poussant des youyous et criant «Algérie algérienne !». Beaucoup d'entre eux, armés de gourdins, de barres de fer, de planches et de chaînes de bicyclette, remontent la rue de Lyon et attaquent la plupart des magasins (…). Quelques Européens armés tirent au révolver dans leur direction et, à l'angle de la rue de Lyon et de la rue Bigoni, un musulman est lynché. «A 19h45, le service d'ordre attaque les musulmans à coups de grenades lacrymogènes et de grenades offensives. » L'Aurore sonnera l'alarme, à la une : « Le drapeau FLN flotte sur La Casbah ! ». À Alger-Centre, les Européens manifestent aux cris de « Lagaillarde avec nous ! ». Les Algériens déboulent depuis les cités Climat-de-France (Oued Koriche), Diar el-Mahçoul, Diar Es-Saâda, aux cris de « Algérie indépendante ! » La quinzième Session de l'ONU devait se tenir le 19 décembre, et le mot d'ordre de Krim Belkacem, dit-on, était clair : « Faire retentir dans l'enceinte de Manhattan la clameur de Belcourt ». C'est lors de cette même Session de l'ONU qu'au grand dam des ultras de l'Algérie française, allait être voté à l'unanimité, le 20 décembre 1960, le droit des Algériens à l'autodétermination. Les clameurs du vendredi Le 11 décembre 1960, des milliers de manifestants étaient donc descendus pour crier : « Non à la soumission, non à l'injustice, non à la dilapidation de ses richesses qui ont duré 132 ans ! ».(4) Cinquante-neuf ans après, c'est avec les mêmes mots d'ordre, ou presque, que les populations des 48 wilayas du pays ont marché et marchent encore chaque vendredi contre le « Système », clamant dans la ferveur et la communion des slogans d'un humour grinçant, subversif, sans équivalent dans l'histoire du pays et, osons l'emphase à l'algérienne, dans l'histoire du monde. Des clameurs retentiront non plus dans l'enceinte de Manhattan mais sur les murs d'El-Mouradia, le palais présidentiel, clameurs de tout un peuple dépouillé durant des décennies de ses droits fondamentaux par le FLN postindépendance. Et, comme si l'Histoire faisait un pied de nez au régime, l'écho d'une autre clameur, portée par la diaspora algérienne, retentit dans plusieurs capitales du monde et jusqu'aux abords du siège de l'ONU. En somme, le peuple aura eu sa « Session » pour une autre autodétermination. Reste à savoir si, demain, l'Histoire va bégayer en composant avec le Système qui l'avait détournée de son cours, ou si elle va se corriger en retrouvant son lit dont l'avait écartée une politique dévastatrice pour l'économie comme pour les libertés. Bien sûr, ce n'est pas la première révolte postindépendance. Mais ce qui se passe depuis plus de quarante jours fait étrangement penser à l'année 1960 plus qu'à l'année 1988, à ce sinistre mois d'octobre où les forces de l'ordre n'hésitèrent pas à tirer sur la foule, faisant en une journée plus de 500 morts et un millier de blessés parmi la jeunesse : juste « un chahut de gamin », commentera sur France-Inter un ponte du FLN… Le 11 décembre 1960, le peuple était sorti en masse pour faire la démonstration de son unité et exiger que fût mis un terme à la colonisation ; le 22 février 2019, le peuple est sorti en masse pour exiger que soit mis un terme au règne du FLN postindépendance. Un Mouvement spontané ou planifié ? L'insurrection de 1960, présentée par des témoins directs comme spontanée, sera portée au crédit du FLN, lequel aurait planifié l'événement afin de prouver, à une semaine de la tenue de la quinzième Session de l'ONU, l'adhésion totale de la population à son combat. Voici trois points de vue : les deux premiers, portant sur le 11 décembre, sont convergents ; le troisième, relatif au 22 février, est celui d'un écrivain qui, après avoir exprimé son enthousiasme pour le Hirak algérien, désigne formellement « les organismes occidentaux d'exportation de la démocratie » comme les inspirateurs de tous les soulèvements populaires ayant eu lieu dans le monde. Le moins que l'on puisse dire c'est qu'au vu de l'argumentaire et des « pièces à convictions », la thèse soutenue a de quoi troubler les esprits… 1. Ahmed Bensaâda : « Face aux périls qui s'amoncelaient, et aux luttes intestines au sein du FLN / ALN, qui n'étaient pas des moindres, le peuple algérien a pris sur lui d'assumer la relève du Front, de son Armée de libération et de son gouvernement en exil. Il avait confusément compris qu'il lui revenait maintenant de sortir et de s'exprimer, de défendre par lui-même ses intérêts. Il entrait ainsi brutalement dans la scène politique en tant que sujet et acteur de son propre destin ».(5) 2. Saoudi Abdelaziz : « C'était une manifestation spontanée, comme ne les supporte pas notre système politique. Circonstance aggravante pour celle du 11 décembre : des témoignages de Belcourtois, recueillis par le journaliste algérois Abdenour Dzanouni, affirment que le signal de la manifestation avait été donné non par les instances de la Révolution, mais par les appels obscurs d'un «illuminé» debout sur un banc public en face du Monoprix de Belcourt »...(6) 3. Ahmed Bensaâda : « Au-delà de ces images idylliques de la contestation, plusieurs questions viennent à l'esprit au sujet de ces manifestations populaires. Sont-elles spontanées ? Comment se fait-il qu'elles soient aussi bien organisées ? Est-ce naturel d'offrir des fleurs aux forces de l'ordre dans un pays où cette tradition n'est pas usitée même au sein des familles ? Comment se fait-il que les jeunes nettoient les rues après les marches alors que les autres jours, ces mêmes rues sont jonchées de détritus ? Comment sont conçus les slogans et qui achemine, via les médias sociaux, les avis de manifestations ou de grève estudiantines à travers tout le territoire national et même à l'étranger ? Pourquoi l'humour et le sarcasme sont largement surutilisés comme arme de revendication ? ».(7) Et l'auteur de faire le rapprochement avec « Les révoltes qui ont bouleversé le paysage politique des pays de l'Est ou des ex-Républiques soviétiques (…) qualifiées de «révolutions colorées». Toutes ces révolutions, qui se sont soldées par des succès retentissants, sont basées sur la mobilisation de jeunes activistes locaux pro-Occidentaux, étudiants fougueux, blogueurs engagés et insatisfaits du système ». Reste la question : qui peut dire, avec certitude, comment le 22 février a débuté ? Imagine-t-on un « illuminé », comme celui évoqué par le journaliste Abdenour Dzanouni, juché non pas sur un banc public mais sur un tonneau et haranguant la foule, à l'instar d'un Jean-Paul Sartre haranguant les ouvriers de l'usine Renault ? Ou imagine-t-on, comme le soutient Ahmed Bensaâda, la sempiternelle « Main de l'étranger », celle du CANVAS (Center for Applied Non Violent Action and Strategies) ? Vous avez dit : complotisme ? C'est à voir !... Question de l'illuminé que je suis : et si, tout simplement, ce jour du 22 février, il y eut cette petite étincelle qui, soudainement, réveilla le volcan d'une conscience collective endormie depuis le 11 décembre 1960 ? Car il s'agit bien d'un surgissement et d'une impérieuse volonté de vie, de la même veine que celle chantée par le poète tunisien Abou el-Qassem Chabbi, qui, notons-le, n'avait pas 25 ans, autrement dit l'âge des jeunes Algériens qui marchent depuis le 22 février, lorsqu'il écrivit son fameux poème dont les premiers vers (« Lorsqu'un jour, le peuple exige la vie / Le destin se doit de répondre / Les ténèbres de se dissiper / Et les chaînes de se briser ! ») concluent désormais l'hymne national tunisien. Sursaut radical, en réaction à la faillite des partis J'entends bien les objections : avant comme après octobre 1988, il y eut les Printemps berbères des années 1980 et 2000, si durement réprimés, avec des centaines de morts et de blessés, des arrestations et la torture, de surcroît. Certes, le peuple algérien, plus particulièrement en Kabylie, n'en est pas à son premier sursaut. Mais aujourd'hui, en 2019, tout comme en 1960 et 1954, il est question d'une libération globale, d'un point de non-retour, de tout un peuple qui, comme le dit l'historien Daho Djerbal, « a pris conscience de son rôle comme acteur décisif de son propre destin. On ne peut pas dire autant d'octobre 1988 et il ne me semble pas que le terme de ‘'révolution'' est très approprié pour ces évènements-là ». Du reste, conclut l'historien, « Mohammed Harbi le dit bien : ‘'L'ébranlement d'octobre 1988 a montré que la plèbe urbaine n'était pas susceptible de construire une contre-société et un contre-pouvoir''». Autant dire que, si rien ne vient contrarier de façon machiavélique, voire tragique, sa marche, le Hirak du 22 février saura forcer le gouvernement de transition à organiser, dans les délais établis par la Constitution, de nouvelles élections transparentes et susceptibles, elles, d'instaurer un Etat de droit irréversible. Si le 1er novembre 1954 et le 11 décembre 1960 furent les deux prémisses d'une conclusion, d'un aboutissement, celui du 5 juillet 1962, on peut dire que le 22 février 2019 est advenu pour rectifier l'Histoire et remettre les pendules à l'heure, en actualisant la Proclamation du 1er novembre. Et que disait donc cette Proclamation ? Notamment ceci : « Peuple algérien (…), pense un peu à ta situation humiliante (…), réduit sur ton propre sol à la condition honteuse de serviteur et de misérable surexploité par une poignée de privilégiés, classe dominante et égoïste qui ne cherche que son profit sous le couvert fallacieux et trompeur de civilisation et d'émancipation. Si à tous ces malheurs il faut ajouter la faillite de tous les partis politiques qui prétendaient te défendre, tu dois te convaincre de la nécessité de l'emploi d'autres moyens de lutte». Ainsi, édifié sur « la faillite de tous les partis politiques qui prétendaient (le) défendre », le peuple du 22 février a choisi d'employer d'autres moyens, dénués de toute violence et marqués par un civisme que des éditorialistes français, hors-sol comme toujours, n'ont pas hésité à donner en exemple à leurs Gilets jaunes. Des moyens au service d'une volonté inébranlable de vivre dans un Etat de droit : en marchant et en chantant, brandissant drapeaux par milliers, pancartes et banderoles où le trait d'esprit le dispute au réalisme et à la fermeté. Des marches interminables et des chants de ferveur et de fraternité, sans céder ni à l'angélisme ni à la glorification. À ce stade, en effet, il faut raison et vigilance garder : face aux « Exportateurs de démocratie » comme aux nouveaux « Marsiens ». Car rien n'est joué. S. G. (*) Essayiste et romancier, ancien journaliste, auteur de douze ouvrages, parmi lesquels : Israël et son prochain, d'après la Bible (L'Aube 2018) ; Alger-la-Blanche, Biographies d'une ville (Perrin 2012) ; Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin 2011) ; Le Christ s'est arrêté à Tizi-Ouzou (Denoël 2010) ; Dictionnaire des mots français d'origine arabe (Seuil 2007) ; Un été sans juillet – Algérie 1962 (Le Cherche-Midi 2004 ; rééd. Frantz-Fanon 2017). 1- Saoudi Abdelaziz, 11 Décembre 1960 : l'initiative flamboyante de la plèbe d'Alger, https://blogs.mediapart.fr/saoudi-abdelaziz/blog/111213/11-decembre-1960-linitiative-flamboyante-de-la-plebe-dalger 2- Daho Djerbal : «Il reste peu de choses du 11 décembre 1960», interview par Mélanie Matarese, dans Visa pour l'Algérie, http://blog.lefigaro.fr/algerie/ . 3- Abdelkader Kribi, Manifestations du 11 décembre 1960 : un tournant décisif dans l'histoire de la révolution algérienne (https://www.adn-news.com/11-decembre-1960-temoignage-dun-enfant-de-la-casbah). 4- Abdelkader Kribi, Manifestations du 11 décembre 1960 : un tournant décisif dans l'histoire de la révolution algérienne, op. cit. 5- Daho Djerbal : «Il reste peu de choses du 11 Décembre 1960», op. cit. 6- Saoudi Abdelaziz, 11 décembre 1960 : l'initiative flamboyante de la plèbe d'Alger, sur Médiapart, op. cit. 7- Ahmed Bensaâda, Huit ans après : la «printanisation» de l'Algérie, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=475:2019-04-04-22-50-13&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119