Du haut de sa silhouette qu'il voûtait, exprès, comme pour s'excuser de sa taille peu commune, il se tenait, rarement, assis, constamment, en tournée à travers les box de la rédaction, l'œil rivé sur le moindre détail de l'édition du lendemain, accueillant et raccompagnant ses visiteurs jusqu'au seuil du journal, en hôte débordant d'urbanité, le sourire tout en rondeurs, prévenant et plein de délicatesse. Il faisait attention à ce qu'aucune aspérité ne dépassât de sa physionomie qu'il soignait de sorte qu'elle fût la plus lisse possible ; le seul éclat qui transperçait son armure était ce regard fureteur auquel n'échappait, derrière de fines lunettes cerclées, aucun mouvement, fût-il des plus fugaces. Sous ces dehors trompeurs agrémentés quelques fois d'un humour pince-sans-rire — n'est-ce pas lui qui popularisa la formule croustillante « qu'est-ce qui t'oblige à te gratter là où ça ne démange pas ? » — il couvait le feu intérieur de sa passion dans un condensé de rigueur et de pondération, le cahier de charges auquel il s'assujettissait dans la composition d'un journal qu'il voulait fidèle à sa devise empruntée à Joseph Politzer. Avec Fouad , c'était à prendre ou à laisser : il était là pour défendre et illustrer un journalisme d'information et d'investigation ouvert, réellement indépendant, relais de la diversité des expressions et des opinions qu'il publiait, volontiers, sans autre limite que celle du respect des libertés et du droit de tous. Cette conception qu'il se faisait du journalisme excluait que Le Soir d'Algérie fût l'appendice d'un parti ou que ses collaborateurs fussent des militants politiques sectaires. S'en tenant à « l'analyse concrète des faits concrets », il n'hésitait pas, avec un sens de la formule percutant, à tailler en pièces les thèses de l'intolérance et des parti-pris qui prétendaient le contraire. Le contenu et les équilibres du journal respectaient scrupuleusement cette ligne éditoriale sans concession que Fouad signait chaque jour , sans avoir besoin de l'illustrer par des éditoriaux ou des commentaires superflus. Mais garder le cap sur un pari aussi difficile n'était pas de tout repos pour le premier responsable du quotidien qu'il était .Il lui fallait faire front, avec beaucoup de sang-froid et de ténacité, aux représailles et aux procès incessants instruits contre lui par « les gardiens du temple » ; un combat qui l'a endurci et l'amena à remplir son rôle de gestionnaire , en plus de celui de journaliste, avec une inventivité et une maîtrise de l'économie des ressources remarquable, des qualités qui l'aidèrent à maintenir le journal à flots, au niveau requis par un lectorat varié et avisé. Relever ce défi et bien d'autres implique que l'on dispose d'un background moral et intellectuel solide. Fouad Boughanem, armé d'une carapace à toute épreuve et d'une brillante culture, en avait à revendre. A chaque fois qu'il me recevait dans son petit bureau encombré de livres, je savais que nous allions entrer dans une conversation à n'en plus finir sur des thèmes ésotériques, toujours différents. Il semblait beaucoup apprécier ces échanges réguliers d'où l'on ressortait, tous les deux, l'esprit alerte et conquérant. C'est autour de ces partages féconds que l'on avait fini , en 10 années de proximité intellectuelle, par construire une amitié qui se manifestait, souvent, par des gestes d'une rare élégance. Le dernier que je garderai , longtemps, en mémoire qui témoigne autant de cette amitié que du rapport viscéral qu'il entretenait avec son métier fut d'avoir tenu à publier mon dernier article alors qu'il était alité , sous soins. Mes appels pour le lui reprocher et, en même temps, pour le remercier de cette attention si touchante, étant restés sans échos – et pour cause — je lui avais posté un mail dans lequel je lui demandais de guérir vite et de revenir vers nous qui avions tant besoin de son altruisme de grand sage. Il ne répondit pas et avant que la nouvelle ne tombe comme un couperet, trois jours plus tard, j'étais à mille lieues d'imaginer que je lui adresserai, sous peu, ce texte pour lui dire , de l'autre côté du fleuve de la mort, combien il est terrible de perdre un ami aussi estimable comme ceux que je perdis , coup sur coup, tout au long de ce dernier mois : Rachid Djebbour, le militant du mouvement national, enfant de Belcourt , premier responsable du laboratoire film de la RTA ; Rachid Alliche, le rai de lumière des salles obscures, journaliste du Matin époux de Yasmina Belkacem, l'accompagnatrice dévouée de mes premiers romans chez Chihab ; Aïcha Barki, l'icône de l'humanisme algérien , Harrath Bendjeddou, l'un des pionniers de l'information à la télévision publique, et Nadia Bendahmane, membre de l' ALN et animatrice de la Chaîne 3 dans les années 60… des étoiles filantes qui ont illuminé une partie de ma vie militante et professionnelle… Le temps de tourner la tête , elles n'étaient plus là… Seules des poussières de voyage continuent à témoigner de leur passage sur cette terre et qui parleront, longtemps, de leurs exploits , le ciment dont les jeunes générations ont tant besoin pour armer leur personnalité... B. E. M.