«Bienvenue dans l'ère du ‘'PoutInternet''», titre, Yannick Chatelain, enseignant chercheur à l'Ecole de Management de Grenoble (GEM), dans une étude qui pointe du doigt ce qu'il appelle la «balkanisation de l'espace cyber».(*) En cause ici «la fragmentation d'Internet, sous l'influence de facteurs technologiques et politiques qui menacent de le faire éclater le long des frontières géopolitiques», à l'image de la Chine (qui) a érigé un «Great Firewall», et certains pays comme le Pakistan (qui) ont déjà bloqué des pans entiers du web accusés d'être «blasphématoires et non islamiques», ou encore l'Iran qui poursuit sa marche «vers un Internet national de plus en plus isolé de l'Internet mondial» depuis août 2016, date de mise en service du «Réseau national d'information» (RNI ou Shoma, pour son acronyme persan). La question qui se pose est la suivante : «Au regard de l'approche de nombreux pays, se dirige-t-on vers la mort annoncée d'Internet par une fragmentation de la communauté Internet ? En 2020, cette approche continue de gagner du terrain. Les gouvernances – démocratiques ou non – qui prennent cette dangereuse direction utilisent deux arguments récurrents pour – s'ils y parviennent – légitimer cette trajectoire, et signer l'arrêt de mort d'un Internet mondial : la souveraineté numérique et la cyberguerre. Ce qui paraissait impossible hier ne relève plus de l'impensable à terme. La machine à détruire l'Internet mondial semble lancée.» La Russie est, elle aussi, en quête de souveraineté numérique depuis que le Président Vladimir Poutine a signé le 1er mai 2019 la loi sur l'Internet «durable», dite «loi Runet» officiellement destinée à protéger la Russie de toute menace informatique en cas de menace grave. Le nouveau dispositif russe ambitionne de «créer son propre système de noms de domaine (DNS) et les fournisseurs de services Internet devront installer un équipement spécial, fourni et payé par l'Etat à un coût déclaré de 20,8 milliards de roubles (280 millions d'euros)». Le dispositif législatif repose sur deux textes promulgués le 18 mars 2019 par le Président Vladimir Poutine : - Une loi ciblant les «fausses informations socialement significatives et diffusées comme de vraies informations». À charge de Roskomnadzor de juger si les informations publiées sur le web sont des «fake news» ou non. - Une seconde loi criminalisant les «offenses aux symboles de l'Etat» aux agences gouvernementales, au drapeau ou à la Constitution. Les internautes coupables de ces délits disposent de 24 h pour supprimer les informations concernées, faute de quoi ils se verront infliger des amendes pour fake news ou offenses à l'Etat pouvant aller jusqu'à 100 000 roubles (environ 1 350 euros) pour les particuliers, 200 000 roubles (2 700 euros) pour les fonctionnaires et 500 000 roubles (6 800 euros) pour les entreprises. Alexandre Jarov, président de Roskomnadzor, l'agence de supervision des communications et des technologies de l'information, s'en est d'ailleurs félicité tout en précisant que, «tout comme l'arme nucléaire dont disposent certains pays, le dispositif sera en mode veille» ! «Outre les craintes exprimées par les opposants utilisant un Internet déjà extrêmement contrôlé, les motivations d'une telle loi, et d'un renforcement par la Russie de ses capacités de cyberdéfense, peuvent également être liées à la crainte par la gouvernance russe d'un retour de flamme et de représailles. La Russie est en effet régulièrement accusée d'être à l'origine de cyberattaques ciblant – entre autres – l'Europe et les Etats-Unis», écrit l'auteur de l'étude. La cybersphère russe n'est toutefois pas à l'abri d'une attaque ennemie comme le souligne encore Yannick Chatelain qui rappelle un fait de première importance : «Le 13 juillet, un groupe de hackers agissant sous le nom de 0v1ru$ a infiltré une faille de SyTech, un sous-traitant majeur du FSB (le service de sécurité de la Fédération de Russie travaillant sur un éventail de projets Internet classés ‘'secret-défense''). Le groupe 0v1ru$ a dérobé pas moins 7,5 téraoctets de données avant de les communiquer à un groupe de hackers plus puissants : Digital Revolution, ce groupe s'étant empressé de communiquer ces dernières à des organes de presse.» Dans des révélations au service russe de la BBC début décembre 2018, le groupe de hackers Digital Revolution («Digital Revolution») a annoncé le piratage des serveurs de l'institut de recherche «Kvant», qui appartient au FSB. Les hackers ont soutenu avoir découvert des documents décrivant un système de surveillance des médias sociaux permettant, selon le document, d'analyser les publications postées sont les réseaux sociaux et de rechercher les violations des lois. Est particulièrement mis en évidence la traque du terrorisme et de l'extrémisme. Les reproches faits à la Russie n'épargnent pas totalement l'Europe et la France : «Pour rappel à nos concitoyens, les lois françaises controversées traitant de la diffusion de fausses informations sont aujourd'hui entre les mains d'une autorité administrative excluant le juge judiciaire. Dans la configuration actuelle, les internautes français sont à la merci d'une éventuelle dérive d'une autorité a priori indépendante. Les hommes étant les hommes, cette autorité administrative pourrait demain, un jour, à tout instant, être asservie aux desiderata d'un pouvoir peu scrupuleux, et de fait dans les actes et – au-delà des mots – être comparables aux lois iniques instaurées en Russie… l'hypocrisie et le cynisme en plus !», conclut l‘auteur de l'étude. Aussi, «sans réajustement de cette loi, nécessitant plus de clarté, et, outre des vœux pieux, intégrant au sein de cette autorité administrative des garde-fous garants d'une indépendance sans faille, alors outre la censure proactive déjà possible, le délit d'opinion est aux portes de la France, aux portes des démocraties !» A. B. (*) Yannick Chatelain, «Bienvenue dans l'ère du ‘'PoutInternet''», The Conversation, 5 septembre 2019, https://theconversation.com