L'arrivée au second tour de la présidentielle en Tunisie de deux candidats ayant fait campagne sur des plateformes «anti-système», laisse présager de profonds bouleversements, et soulève de nombreuses interrogations sur la suite. Quelques éléments de réponses. Pourquoi un tel rejet des candidats traditionnels ? Une abstention-sanction s'est dessinée dimanche : les élections étaient de toutes les conversations, les interviews politiques ont été très suivies, mais la classe politique n'a pas réussi à regagner en crédibilité auprès d'un électorat lassé des guerres de clans et stratégies politiciennes. «Cette abstention exprime un réel rejet du système, plus qu'un désintérêt», souligne le politologue Hamza Meddeb. «Il y a un ras-le-bol d'une classe politique qui n'a pas répondu aux attentes économiques et sociales», estime-t-il, critiquant «un discours très faible des candidats, une absence de pensée et de vision». Les Tunisiens «ne pensent pas que ce personnel politique va résoudre leurs problèmes de fond», abonde l'historienne Sophie Bessis. Cela va dans le même sens que le vote pour deux personnalités qui ont «réussi à capter le vote anti-système», même si le publicitaire Nabil Karoui, «fait partie de cette élite politico-médiatico-affairiste» qui est rejetée, souligne M. Meddeb. Nabil Karoui en prison, quelles conséquences si sa qualification se confirme ? L'affaire n'a guère de précédent dans le monde, et aucun en Tunisie. «S'il gagne, on est dans une impasse juridique», estime le procureur général adjoint de la Cour d'appel de Tunis, Ibrahim Bouslah. Le publicitaire n'est qu'en détention provisoire et la pression sur la justice tunisienne risque de s'accentuer s'il passe au second tour. Néanmoins, même s'il était libéré, voire élu, cela ne signifierait pas la fin de ses déboires judiciaires. «Qu'il soit toujours en prison ou qu'il soit libéré, les problèmes demeurent : il n'a pas été jugé et l'affaire n'est pas close», souligne M. Bouslah. «Au cas où il irait jusqu'à la présidence, il ne pourrait pas bénéficier d'une immunité présidentielle, puisque celle-ci n'est pas rétroactive.» «Il est possible que la machine judiciaire s'emballe, aboutissant à une disqualification de M. Karoui», souligne M. Meddeb. «Outre les procédures en cours (enquête pour blanchiment, NDLR), les éventuelles infractions aux lois sur le financement des partis pourraient être scrutées de près.» Néanmoins, être condamné ne l'empêcherait pas d'être Président, selon Mohamed Tlili Mansri, membre de l'instance chargée des élections : une peine de prison «ne constitue pas un empêchement pour être un candidat ou même gagnant des élections en droit tunisien», à condition que le jugement ne prévoit pas de déchéance des droits civiques et politiques. Au cas — toujours possible — où M. Karoui écope entre les deux tours d'une condamnation le privant de ses droits civiques, «il faudra se passer de lui, et organiser un second tour avec le candidat arrivé en 3e position», estime un autre responsable de l'Isie, Adel Brinsi. Y a-t-il des précédents au cas Karoui ? Rare cas comparable : au Niger, Hama Amadou, candidat au 2e tour de la présidentielle en mars 2016, avait été emprisonné en novembre 2015 dans le cadre d'une affaire controversée de trafic de bébés, puis hospitalisé en France à quatre jours du scrutin. Le sortant Mahamadou Issoufou avait été réélu lors d'un scrutin dont l'opposition n'a pas reconnu les résultats. Condamné à un an de prison en mars 2017 pour cette affaire qu'il a toujours qualifiée de complot du pouvoir pour l'écarter, Hama Amadou vit, depuis, en exil. Il est de nouveau candidat pour 2021. Quelles conséquences pour le paysage politique à trois semaines des législatives ? Pour le moment, le deuxième tour de la présidentielle s'annonce aussi indécis que le premier, estiment plusieurs analystes. La dynamique du vote va jouer sur le scrutin législatif du 6 octobre, échéance majeure dans un régime parlementaire mixte. Les deux candidats présentés comme finalistes «ne rassemblent que le tiers des votants», souligne l'éditorialiste Zied Krichen. Le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes («Au coeur de la Tunisie»), pourrait bénéficier du bon score de son champion. En revanche «l'inconnue est de savoir où va aller le vote pro-Kais Saied», car cet universitaire farouchement indépendant n'a pas de parti à mettre en avant au Parlement, souligne M. Meddeb. Des listes indépendantes pourraient profiter de cette vague anti-partis. L'électrochoc provoqué par l'avance de M. Saied a poussé le Premier ministre Youssef Chahed à appeler au rassemblement, après une présidentielle marquée par des candidatures multiples dans chaque famille politique. Dans l'attente des résultats officiels, les tractations vont bon train. Mais les alliances et désistements si peu de temps avant l'échéance resteront difficiles à lire pour les électeurs : les candidatures sont déja finalisées, les affiches collées, et les bulletins de vote ne peuvent plus être modifiés.