«Comme une vieille pierre j'ai la faculté d'exister/Mais c'est en bon humain que je voudrais vivre/J'estime fort que ma vie doit être méritée/Plutôt que de la découvrir dans de vieux livres» (Mohamed Mehafdi). Mohamed Mehafdi est poète, par ailleurs auteur d'un roman policier On ne pardonne pas aux Algériens, publié en 2017. Signe particulier, son aventure intellectuelle a commencé tardivement, après une longue carrière professionnelle. Preuve que l'âge ne tue pas l'imagination, et que celui qui trouve encore le moyen d'exprimer ce qui est en lui demeure réceptif à la beauté, à la lumière, à la vie... Ici la poésie se donne au cœur qui la désire, se reçoit comme l'image que renvoient les nuages, ces «libres voyageurs affranchis de toutes attaches». Des nuages qui vibrent, qui résonnent juste dans la langue du poète : «Allongé sur le dos je matais les nuages/Qui, là-haut, sans fausse pudeur, batifolaient/Défiant de leurs ébats les vertueux et les mages/ En s'enlaçant et se mouvant sans s'affoler.» Comme si l'homme qui chemine connaissait sa poésie depuis toujours (ou plutôt elle qui le connaissait ?) Une poésie déjà écrite dans une autre vie, du temps où «la forêt volubile» parlait au poète. «A moi, elle me parle et chuchote à l'oreille/M'offrant sa clairière chaude et sa frondaison/Au milieu de ses buissons je m'émerveille/De sa majesté qui secoue ma raison», dit encore le jeune «retraité» qui s'étonne, s'émerveille et chante l'espoir. Cette poésie écrite sur le bord des jours et qu'il suffisait simplement de récupérer, elle se reçoit comme la pluie après la canicule, l'époque où l'étoile Sirius se lève et se couche avec le soleil. Et elle se met à parler, s'adressant à l'ignorant, à l'aveugle qui veut guider un autre aveugle : «Ignare, ouvre la porte de ton esprit confus/Et écoute la nature qui, sagement te parle/(...) Admire les couleurs joyeuses de l'arc-en-ciel/Traduites devant tes yeux par dame Nature / Elles ne sont ni contrefaites ni artificielles/Ni fruit de l'arnaque ou de la forfaiture». Et c'est ainsi que Mohamed Mehafdi attrape le monde, l'explore, le compulse, le fait résonner, crier, en extirpe la beauté jusque dans les petites choses. Il y a aussi l'exploration de soi, jamais narcissique, qui lui fait reconnaître qu'il avait, par exemple, côtoyé la misère. «Cynique elle a fait de moi un asservi/Dès l'enfance avant l'âge de la puberté/Pour être son serf et son rampant nervi/En me privant — sadique — de ma liberté» (le poème Mon ennemie la misère). Dans ces «fruits tardifs», la poésie jaillit comme une espèce de pulsion libérée, un élan instinctif vers des espaces d'une étonnante vitalité, un coup de poing rageur qui fait swinger la musique très rythmée des mots. Ainsi écrit-il dans ce court hymne à sa nièce : «Supérieure d'intelligence, fière et résolue/Avec calme et beaucoup de pondération/Le savoir allant dans la bonne direction/Ma chère nièce qui de loin me salue/Ajoute une note à mon bonheur émoulu». Ah ! ces vers d'une douceur exquise. «Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux», disait Alfred de Musset. Non, cette réflexion du grand poète romantique ne peut être partagée par Mohamed Mehafdi. Même si, par excès de modestie, ou par des qualités de modération de jugement il estime que ses poèmes, «tardifs(...) sont le produit d'un arbre fatigué qui s'essouffle et aspire à se reposer. Ils sont alors talés car trop mûrs et ne conviennent donc plus à ce qui est attendu d'eux car hors saison». Bien au contraire, ses poèmes «cousus main» prouvent tout l'art d'écrire et de vivre dans des espaces de dimension modeste mais libres. Il fait de la bonne poésie, autrement dit celle qui invente, qui parle de tout, qui surprend et qui charme. La poésie de Mohamed Mehafdi s'en tient au vers compté-rimé traditionnel, fidèle à la vieille tradition poétique. Elle est classique, formaliste, narrative, sonore, rythmée, imagée. Elle est romantique, lyrique, didactique, satirique, parfois autobiographique. Elle interpelle les consciences, chante l'amour, la paix, la fraternité, «l'étroite parenté de la beauté et de la mort (Jean-Paul Sartre)», la famille, les valeurs humaines, la terre, la nature... En tout, quarante poèmes parfaitement ciselés sont offerts à un public susceptible d'apprécier ce genre de recueil. Surtout que celui-ci est dédié à un art de vivre et à une philosophie de la vie. Dans son tête-à-tête avec la langue et la liberté d'esprit, le poète questionne notamment s'il s'agit de «vivre ou exister» : «Ai-je raison ou ai-je tort de vouloir exprimer/La hantise de vieillir bêtement mais sans grandir/Ma colère soudain éclate, pourquoi la réprimer ?/Laissons-la de mes amers regrets se nourrir». La vraie poésie étant chose «maudite», dans sa solitude, le poète va pourtant rester soi-même. Ne jamais «suivre les sentiers battus sans se révolter». Toujours «être moi». La poésie doit continuer à dire. Flamber comme une enseigne lumineuse dans une rue sombre : «Défier le médiocre et combattre le banal/Pour exister seul, sans le vouloir d'autrui/Libérer son génie, éviter le Mal/Et cueillir fièrement le plein de fruits». Hocine Tamou Mohamed Mehafdi, Les fruits tardifs, éditions Necib, Alger 2019, 70 pages.