Exposition de Mourad Krinah Hamid Nacer Khodja, mais aussi d'autres intervenants français ont passé en revue le dilemme jamais résolu de cet artiste honni du système officiel algérien... L'Institut français d'Alger a accueilli, jeudi dernier, une table ronde autour de la vie et de l'oeuvre du poète maudit Jean Sénac où sa plume, ses préoccupations et des déboires ont été passés au scalpel, principalement par le spécialiste de Sénac, celui qui n'est plus à présenter, Hamid Nacer Khodja. Il était accompagné lors de cette table ronde par l'universitaire Camille Tchéro et l'écrivain dramaturge René de Ceccaty, arrivés en retard en raison de leurs petits soucis de transport d'Oran en voiture, faute d'avion. Pour faire patienter la salle, ainsi le public de l'IFA aura droit à un petit compte-rendu animé par quelques étudiants de l'Université de Blida entourés du metteur en scène Jean-Paul Delore qui a animé durant la semaine un atelier de lecture scénique autour de l'oeuvre littéraire de Sénac. Modéré par Thierry Perret, l'attaché culturel à l'ambassade de France, le début du débat fut plutôt timide, abordant d'abord le volet de l'absence des ouvrages de Sénac dans les librairies algériennes, autrement son inaccessibilité au grand public tout en précisant que seules les bibliothèques des universités possèdent les oeuvres de Sénac. «En Algérie, depuis 1962, les ouvrages de Sénac ne sont plus visibles. On y trouve toutefois une publication ici, recueil que j'ai coordonné, le chant du poète et un recueil de ses critiques car il a été un très bon critique d'art... (...) la Bibliothèque nationale d'Algérie possède un important fonds, Sénac, notamment une anthologie de ses écrits en langue arabe.. Il a été traduit dans plusieurs langues, arabe, russe, anglais. On le trouve dans des anthologies en Algérie et au Moyen-Orient pour la langue arabe.» Une identité bafouée Venant à la question de l'algérianité maintes fois débattue, de l'auteur de Les hommes sans épaules, Hamid Nacer Khodja sera catégorique: «l'algérianité de Sénac a été très douloureuse sur tous les plans. Il n'a pas connu son père d'où cette recherche d'une identité d'abord biologique puis nationale et citoyenne. Jusqu'à 25 ans, il se sentait algérien, français d'Algérie, avec tous les préjugés liés à sa communauté d'origine. Il a toujours connu la misère, sa mère était femme de ménage. Ils vivaient à Bab El Oued. Un ami peintre lui fait découvrir le vrai visage de la Casbah loin des clichés de Pépé le Moco... Sénac voulait être prêtre mais étant bâtard, cela est interdit dans la religion chrétienne et c'est Jules Roi qui lui enseigna la vérité du visage arabe... à partir de 1954, il a commencé à fréquenter le PPA dont Larbi Ben M'hidi. Il prenait conscience de la réalité coloniale d'où ses poèmes Matinales de mon peuple où il évoque son désir de souffrir comme lui...Il écrivait à ce propos que l'Algérie devait être indépendante et plaidait pour que sa communauté arabe-berbère puisse gouverner le pays... après l'indépendance il y aura rupture d'idées avec la manière dont il conçoit la guerre d'Algérie avec Camus, avec lequel il entretiendra pendant longtemps de longues correspondances épistolaires et d'estimer: «Sénac disait qu'il se sentait tout à fait algérien. C'est vraiment paradoxal qu'un Algérien d'origine européenne fasse une si belle déclaration d'amour à l'Algérie..» Il n'y a pas pire aveugle que celui qui refuse de voir. La politique algérienne de l'époque ne l'entendait pas de cette oreille et d'ailleurs, elle refusera de le soutenir et lui octroyer la nationalité algérienne vainement demandée. Hamid Nacer Khodja expliquera en termes administratifs pourquoi a-t-on refusé la nationalité algérienne à Sénac malgré qu'il ait fait intervenir ses amis, pis encore malgré qu'il soit aussi proche de Ben Bella. L'explication ne souffre pas d'ambages pour notre orateur: «Selon les accords d'Evian, pour avoir la nationalité algérienne, il fallait vivre au moins 5 ans auparavant en Algérie. Il fallait introduire un dossier de naturalisation. En droit, il y a une différence entre sentiment de citoyenneté et de nationalité. Que voulez-vous, la loi est dure, mais c'est la loi.. Mais il était rebelle par essence, il disait de toute façon je suis algérien...». Qu'en est-il de la présumée vie «marginale» de Sénac? Faut- il d'ailleurs la qualifier ainsi au risque de souligner ce trait comme quelque chose d'anormale? pensons-nous Hamid Khodja fait remarquer: «Cette vie de réfractaire et marginal, il ne l'a pas voulue en fait. Même s'il avait une conception très romantique du poète. Le drame surtout pour lui est sa nationalité bien qu'il s'en fichait un peu. Il n'a pas supporté surtout d'être rejeté de la radio. En faisant cela, on l'a jeté dans la misère assurée. Il a été un pique-assiette. Un vrai poète maudit au sens où l'entendait Verlaine», et René de Ceccaty de confier de prime abord comment il a entendu parler de Sénac (juste avant sa mort), notamment suite à sa rencontre avec deux personnes dont Rabah Belamri qui faisait un début de thèse sur Sénac. Abordant le volet linguistique et sa richesse littéraire, Ceccaty relèvera son parcours littéraire singulier et la particularité de sa poésie «à la fois riche et simple. Il a eu la chance de ne pas être élevé dans une culture franco-française comme Edwards Glissan ou Aimé Césaire qui venaient d'ailleurs...bien que j'aimais tous ses écrits militants, c'est le registre intime qui me plaisait le plus. Il utilisait le poème comme peu de Français savent le faire. Il possédait des poèmes très obscurs, parfois des slogans détournés devenaient des poèmes à part entière...» Reprenant la parole, Camille Tchéro qui a déjà travaillé à la Bibliothèque nationale d'Algérie a affirmé qu'il ne reste pas beaucoup de manuscrits rares sur Sénac, le gros étant stocké là-bas. «C'est le seul auteur francophone d'une telle envergure qui dort à la BNA...» et Ceccaty de revenir sur la qualité artistique de ses écrits, notamment ses critiques et la nécessité dès lors de les publier, rappelant qu'il avait eu une belle ascendance sur les jeunes poètes algériens et français dans les années 1950. «Pour comprendre ses écrits et les évaluer, il faut procéder à des études comparatives avec d'autres écrivains, c'est primordial...» Un créateur passionné jeté en pâture Homme entier, sensible, rebelle mais surtout généreux, l'on apprend qu'il a contribué à faire connaître beaucoup d'artistes peintres à l'époque à l'instar de Baya. Aussi, fait remarquer Nacer Khodka: «Du fait qu'il soit proche du pouvoir, il a permis l'organisation de plusieurs expositions à de nombreux artistes... il aussi joué un immense rôle en tant qu'historien.. Il connaissait tous les artistes...» Artiste jusqu'au bout des doigts, boulimique de créativité, le théâtre de Sénac était aussi connu, mais sulfureux qu'il était comme le qualifie-t-on souvent, Sénac souffrait ainsi d'une image tronquée de sa personne. «En France on reconnaît le poète érotique, en Algérie, le poète militant... mais selon moi, il doit justement son courage militant à sa fibre sensible. Son homosexualité est centrale dans son oeuvre...» reconnaîtra volontiers Ceccaty. Hamid Nacer Khodja, pour sa part, relèvera deux étapes dans la vie tumultueuse de Sénac. La première s'étale de 1962 à 1965. Elle correspond à l'être qui croit en l'homme nouveau et milite pour le socialisme notamment. La seconde période recouvre les années 1965 à 1973 où tout va se dérégler pour lui quant en 1986, les ministres algériens apprennent son homosexualité. Ce sera le début de la descente aux enfers pour Sénac. «Certains ministres ont été ingrats vis-à-vis de lui et l'on laissé mourir dans la misère» témoigne Nacer Khodja qui précise que Sénac «souffrait de jalousie, mais pas d'adversaires rivaux. Aussi, à sa mort, bien que Boumediene ira s'enquérir sur les conditions de son décès, on refusa de faire son éloge dans les journaux à tel point que très peu d'articles existent à ce sujet. Les journaux arabophones étaient plus courageux en lui consacrant plus d'espaces». A propos de sa mort justement, si pour Nacer Khodja, il faut imputer celle-ci à une dispute avec un inconnu qui tourna mal, pour Ceccaty, beaucoup de zones d'ombre persistent et lui font penser immédiatement à l'assassinat de Pazolini. «Pourquoi pour ce genre de meurtre les enquêtes s'arrêtent-elles brutalement? On ne veut pas de probabilité, mais de certitudes. Alors qu'on se contente d'hypothèses.».Prenant le train en marche à la fin de la table ronde, le plasticien Mourad Krinah évoquera brièvement sa rencontre avec Sénac et ce, après avoir été frappé par ses photos iconographiques et son pendant «christique». D'ailleurs, lors du vernissage de son expo (dans les jardins de l'IFA) tenue mercredi dernier, il expliquera au public dans quel esprit il a conçu son installation plastique: «C'est un travail élaboré l'année dernière pendant le 31e anniversaire de la commémoration du décès de Sénac. C'est plus un travail de réflexion graphique sur ce personnage. Je suis parti d'une seule photo déclinée en plusieurs variations. En second lieu, je pensais vraiment qu'il fallait intervenir sur l'espace public urbain. J'ai donc conçu une image mystérieuse sans indication que j'avais collée ici lors de mes balades et j'ai fait quelques reportages photos sur les images qui restaient, car ça disparaît très vite. Quelques unes sont collées sur les lutres qui servent en général à la communication de l'IFA...» pour info, Mourad fait partie du collectif d'artistes qui exposent actuellement à la Picturie Générale II qui se tient à la Baignoire (Port Saïd), lieu de détournement artistique qui allie art et entreprise. Une expo dont le finissage aura lieu aujourd'hui à partir de 16 h. Mourad Krinah est d'ailleurs le commissaire de cette expo qui dès le 15 de ce mois sera visible à l'IFA d'Oran. Et peut-être à Tlemcen. Un programme riche a été initié cette année autour de la figure de Jean Sénac. «On a voulu que les rencontres aient lieu en dehors du strict cadre de l'Institut français d'Alger. Outre l'universalité de Blida, le lycée Alexandre Dumas et la galerie Benyaa où se tiendra un récital poétique aujourd'hui sans oublier la part musique et poésie avec Sapho, nous sommes heureux d'annoncer cette opération montée avec l'Aar et aura lieu à Tipasa samedi matin (aujourd'hui Ndlr). Poètes français et Poètes algériens se réuniront pour déclamer, dans le cadre du théâtre antique de Tipasa, une façon de palier patrimoine et littérature..» annoncera Thierry Perret. Ce qui est sûr d'avance, avec plusieurs Jean Sénac en Algérie, la culture n'en aurait été que plus belle. Hélas, l'on préfère la médiocrité au génie. La vie de Sénac, faite de rejet, de déni de droit et de censure résonne encore dans notre esprit... Avec elle «en sus» le mot «honte» sur nos fronts. A tout jamais. Même si un jour Chadli Ben Djedid eut honoré sa mémoire par un «diplôme», cela restera comme une plaie béante, jamais cicatrisée dans les archives de l'histoire...