Par Richard Labévière(*) Chaque livre d'Ammar Belhimer est un événement. Malheureusement, comme son éditeur est de l'autre côté de la Méditerranée ; comme nos intelligentsias sont de plus en plus auto-centrées ; comme d'autres échéances pèsent sur l'Algérie, son dernier ouvrage(1) ne fera pas l'ouverture du 20-heures, ni la une des grands médias parisiens. Et pourtant, cet essai le mériterait amplement tant il tourne, retourne et outrepasse nos certitudes géopolitiques. Si l'on sait depuis quelque temps que l'Occident ne domine plus le monde, que l'économie ultra-libérale mondialisée rend les plus pauvres encore plus pauvres, le dernier ouvrage du grand universitaire algérien privilégie un constat que nous avons – collectivement – le plus grand mal à admettre : la fin du communisme marque aussi la fin de la démocratie. La fin de la démocratie Notre époque n'est pas seulement post-communiste, elle est aussi post-démocratique. Avec la multiplication des révoltes sociales — du Chili au Liban, en passant par l'Irak, Haïti, plusieurs pays d'Amérique latine, d'Asie et d'Europe dont la France —, nous assistons aujourd'hui à l'instauration d'un «totalitarisme démocratique», sinon d'une «démocratie totalitaire». Les moyens sécuritaires engagés pour réprimer les révoltes populaires sont de plus en plus musclés et sophistiqués. L'armée a refait son apparition dans les rues de Santiago avec quinze morts ; en France, mains arrachées, yeux crevés et arrestations arbitraires ont ponctué l'année écoulée de la mobilisation des Gilets Jaunes ; à Bagdad et Port-au-Prince, des escadrons de la mort ciblent les meneurs ; au Liban, les activistes des Forces Libanaises (extrême-droite) coupent les routes… Comme prochetmoyen-orient.ch l'écrivait le 28 octobre dernier, le fascisme revient ! Ammar Belhimer est docteur en droit, professeur à l'Université d'Alger. Egalement essayiste et chroniqueur pour différents médias, il est l'auteur de plusieurs ouvrages de référence en langues arabe et française, dont La Dette extérieure de l'Algérie — Une analyse critique des politiques d'emprunt et d'ajustement ; Les printemps du désert ; Les dix nouveaux commandements de Wall Street et Les voies de la paix, la plupart édités par Anep Editions(2). Le fascisme revient Bien au-delà des mièvreries de l'universitaire médiatique américain Francis Fukuyama – qui a cru que la chute du mur de Berlin instaurait la fin de l'Histoire —, les événements actuels résultent du divorce entre les libertés civiles/politiques et la souveraineté populaire. L'anomie dans laquelle nous sombrons impose une «démocratie sans liberté» — qui voit triompher des sociétés de contrôle/contrôlées à travers les différents outils numériques dont la reconnaissance faciale —, qualifiée de «démocratie hiérarchique», de «démocratie antilibérale» ou encore de «démocratie sans liberté», donnant libre cours à la tyrannie d'une minorité de privilégiés, de milliardaires et de technocrates qui imposent leur volonté pour la reproduction, voire l'élargissement de leurs privilèges. Et la machine ne fait que s'emballer… Ammar Belhimer : «partout le libéralisme et la démocratie sont en conflit : ‘‘la démocratie libérale, ce mélange unique de liberté individuelle et de souveraineté populaire, qui a longtemps caractérisé la plupart des gouvernements d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale, craque aux entournures. A sa place, ce à quoi nous assistons est la naissance de démocraties antilibérales, ou démocraties sans liberté, et d'un libéralisme anti-démocratique ou libertés sans démocratie''». L'auteur poursuit : «Cette mutation est imputée à trois facteurs jugés cruciaux : 1) la baisse drastique du niveau de vie et l'accroissement des inégalités ; 2) les migrations de masse qui ont effrayé le groupe racial, ethnique ou culturel dominant ; 3) la perte du monopole des communications de masse par les élites politiques et financières avec l'avènement des ‘'réseaux sociaux'' qui ont, par ailleurs, redistribué les rapports de force entre professionnels et non-professionnels de la politique.» Internet et les mal-nommés «réseaux ou médias sociaux» ont modifié de manière profonde nos conditions structurelles de communication. Deux conséquences «fractales» sont attachées à ces mutations : 1) la décomposition de la démocratie libérale, «donnant naissance à une démocratie anti-libérale d'un côté et à un libéralisme anti-démocratique de l'autre» ; 2) le désenchantement profond à l'encontre du système politique. Et c'est bien de cela dont il est question, de Santiago/Beyrouth à Paris : les gens ne croient plus — mais plus du tout — au système parlementaire classique de représentation, voyant députés, sénateurs, cadres syndicaux et autres «responsables» travailler davantage à l'élargissement de leurs propres privilèges qu'au traitement des difficultés quotidiennes des petites gens, victimes en première ligne d'une mondialisation devenue folle. Les chars soviétiques, gardiens de la sécurité sociale Nous l'avons écrit à moult reprises dans prochetmoyen-orient.ch : rétrospectivement, que cela plaise ou non, force est de reconnaître que les chars soviétiques garantissaient nos sécurités sociales et services publics. En effet, la menace du Bloc de l'Est et son système économique et social planifié obligeaient le monde de l'Ouest, dit «libre», à garantir à ses citoyens un contre-système plus attractif, doté d'infrastructures de santé publique, d'aides sociales et de moyens de transport et de communication. Une fois cette dualité concurrentielle par terre, pourquoi continuer à financer de tels services onéreux, souvent déficitaires ; le salaire minimal garanti n'ayant plus qu'à s'aligner sur celui du paysan de l'Oural ou du coolie chinois. Vive la mondialisation ! Ammar Belhimer : «La disparition de l'Union soviétique n'était pas du tout un cadeau, mais un désastre de premier ordre qui a enlevé tout sens de la mesure à la classe politique américaine et conduit à une période d'avidité à l'échelle planétaire. Ce faisant, les Etats-Unis sont ainsi sur le point de s'auto-détruire. A partir de décembre 1991, il ne restait plus qu'une grande puissance sur la planète Terre. Un monde unipolaire s'installait. Les libéraux jubilaient à l'idée que les communistes avaient été vaincus : ‘'On parlait même brièvement de «dividendes de la paix» — de la possibilité que l'argent des contribuables soit réinvesti non pas dans le processus de guerre, mais dans la consolidation de la paix et le bien-être des citoyens du pays''. Un tel discours, cependant, a duré seulement un an ou deux, avec toujours une tonalité mineure, avant d'être relégué dans le grenier de Washington». Avec la disparition des chars soviétiques, l'arrogance et la cupidité des hommes d'affaires, financiers, décideurs politiques américains et leurs obligés occidentaux et asiatiques furent, désormais sans limite. On entrait de plain-pied dans une mondialisation échevelée, outrepassant le monstre froid du Léviathan de Thomas Hobbes où règne «la guerre de tous contre tous» et par tous les moyens pour régresser à un état de nature où tout — tout — devenait possible : le pire plus que le meilleur… Dans les contours de ce nouveau monde, quelques velléités de régulation, sinon de résistance ont commencé à s'organiser face à l'hyper-puissance américaine. Ainsi, le dixième sommet des Brics (pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) s'est tenu du 25 au 27 juillet 2018 en Afrique du Sud. C'était la troisième réunion internationale majeure de l'année 2018, après les sommets du G-7 et de l'OCS, tenus en juin de cette même année, le premier au Canada, le second en Chine. C'est la deuxième partie du livre d'Ammar Belhimer — l'Eloge de l'émergence — qui relativise la toute puissance de la Puissance, qui souligne l'affirmation de «capitalismes non alignés et une certaine revanche de l'Etat. Dans cette perspective, l'auteur interroge successivement les incertitudes brésiliennes — de l'héritage de Lula à la séquence «fasciste» ouverte par l'élection de l'ancien officier Bolsonaro — ; les avancées du retour de la Russie, en essayant d'envisager l'après-Poutine ; les ambitions indo-pacifiques de l'Inde ; et, les rêves déçus de l'Afrique du Sud de Mandela et de l'ANC. Même si ces différents contre-points à l'hégémonie américaine n'arrivent pas encore à dégager une alternative construite de troisième voie — comme ambitionnait de le faire les promoteurs de la Conférence de Bandung au milieu des année cinquante(3) —, ils indiquent autant de limites à la puissance et à l'arrogance américaines. Et s'il faut bien admettre — pour en tirer toutes les conséquences – que la suprématie mondiale n'est plus occidentale, sinon américaine, c'est bien d'abord parce la Chine s'est réveillée et que l'empire du Milieu ambitionne d'être la première puissance mondiale à l'horizon 2049, l'Année du Serpent de terre. L'empire du Milieu rêve Selon Ammar Belhimer, l'essor de la Chine conjugue trois caractéristiques : la soudaineté, la durée et une masse unique de population entraînés dans le mouvement. Le carburant est fourni par l'Etat, à travers un fonds souverain (le CIC), doté de 200 milliards de dollars prélevés sur les 1900 milliards de dollars de réserves de change. «Pour créer, il faut d'abord maîtriser son sujet : dans les industries considérées comme stratégiques (énergie, aérospatial, automobile), la Chine développe un précepte fondamental émis par Sun Tzu dans L'Art de la guerre : connais le terrain… A ce titre, elle met à disposition de ses entreprises des études de marché détaillées leur permettant de s'implanter à l'international. En amont, une véritable filière de l'information a été instituée. On voit ainsi des universités comme celles de Wuhan, Pékin ou Shanghai proposer des masters d'intelligence économique». Les Chinois ont ainsi mis l'accent sur cinq secteurs-clés : l'espace (frontière dont ne peuvent rêver que les grands), la culture (elle irrigue tous les canaux de la promotion des marques), l'architecture (le Shanghai World Financial Center, avec ses 492 mètres de hauteur, est significativement devenu le troisième immeuble le plus haut du monde, après le Bordj Dubaï et Taipei), le luxe (le rachat du groupe Marionnaud par le groupe chinois A. S. Watson, alors que Paris découvre la styliste chinoise Ma Ke et ses compositions surprenantes de matières brutes évoquant le monde agraire) et, enfin, le sport (avec 51 médaillés d'or, la Chine a affirmé en 2008 son statut de superpuissance sportive)». Le grand maître d'œuvre de ce colossal réveil est, sans contexte, le président Xi Jinping, qui s'inscrit dans la plus directe filiation de Deng Xiaoping. Ammar Belhimer : «Surnommé officiellement Xi Dada (en français : Tonton), Xi Jinping est l'une des figures de proue de la 5e génération de dirigeants du Parti communiste chinois qui accèdent au pouvoir dans les années 2000 — il est successivement secrétaire général et président de la Commission militaire centrale du Parti communiste chinois depuis le 15 novembre 2012, puis président de la République populaire de Chine depuis le 14 mars 2013. Xi Jinping est l'un des huit immortels du PCC qui ont joué un rôle-clé dans le démarrage des réformes économiques de la Chine des années 1980, puis leur supervision dans les années 1990». Le «marxisme d'Etat» de Xi est «une tentative descendante d'unifier la population derrière une idéologie nationaliste et non d'inspirer, sinon de promouvoir la lutte des classes». Le marxisme dont se réclame Xi veut raviver les principales traditions de la gouvernance chinoise. «Mao a placé la Chine au cœur d'une révolution mondiale visant à libérer les masses ouvrières et à placer le parti au cœur de toutes les activités. A sa mort, au milieu des années 1970, Deng Xiaoping a semblé rompre avec cette tradition internationaliste en créant un ‘‘socialisme aux caractéristiques chinoises», une nouvelle politique faisant passer la croissance économique avant la révolution. Le choix de Deng de donner la priorité au développement économique avant la conformité idéologique a tellement bien fonctionné que l'idéologie socialiste n'a pas pu suivre la société de marché émergente». «La Chine rêve» : le slogan nationaliste de Xi Jinping, couvre maintenant les panneaux d'affichage dans tout le pays. La pensée de Xi revendique tout à la fois l'unicité chinoise et la pertinence universelle de la Chine, parce que la Chine est jugée «unique» et «parce qu'elle a renouvelé le socialisme». Ammar Belhimer : «Face à cela l'Occident ne peut plus brandir la pancarte des libertés. ‘‘Les violations de la démocratie électorale par Xi semblent beaucoup plus raisonnables face au désarroi de la démocratie libérale, du Brexit à Trump, en passant par les autres gouvernements populistes de l'UE''. Le plus dur est de décliner correctement son modèle.» Et si, aujourd'hui l'empire du Milieu rêve, c'est qu'il est en passe de rattraper l'Occident. La Chine est désormais en tête du monde en ce qui concerne le nombre de propriétaires, d'internautes, de diplômés universitaires et, selon certains, de milliardaires. La pauvreté extrême est tombée à moins de 1%. Autrement dit, le communisme chinois s'est « privatisé» : «Une vague de fonctionnaires a abandonné l'Etat et s'est lancée dans les affaires. Au fil du temps, l'élite du parti a amassé une grande richesse, ce qui a renforcé son soutien à la privatisation d'une grande partie de l'économie qu'elle contrôlait autrefois. Le secteur privé assure aujourd'hui plus de 60% de la production économique du pays, emploie plus de 80% des travailleurs dans les villes et créé 90% des nouveaux emplois.» Dans ces conditions, comment peut-on encore parler du «communisme chinois», voire d'un modèle économique alternatif, puisque celui-ci semble s'être converti à toutes les obsessions fondatrices de l'ultra-libéralisme économique ? Le grand apport du livre d'Ammar Belhimer est de nous proposer une analyse Dud/Sud de ce grand bouleversement dont la principale conclusion revient sur le «décentrement d'un monde où l'Occident ne joue plus le premier rôle». Cela dit, on aurait pu espérer que ce grand bond en avant chinois soit aussi porteur de modes de production, sinon de pratiques sociales et politiques différentes de celles imposées par les capitalismes occidentaux. A l'évidence, il n'en est rien… La guerre hors limites A l'horizon 2049, l'Année du Serpent de Terre, trois évolutions préoccupent l'auteur de ces lignes : la prédation, le contrôle social et la militarisation du monde. De visu et d'expérience, nous avons pu mesurer — depuis une dizaine d'années — les désastres d'une prédation chinoise sans limites de Djibouti au sud de l'océan Indien entre Madagascar et l'Afrique du Sud notamment. Exsangue face à un endettement structurel, Djibouti a dû progressivement remettre sa souveraineté aux mains de ses bailleurs de fonds chinois. Plus grave, les entreprises chinoises ont déforesté une grande partie du Mozambique et de Madagascar, fragilisant gravement ces pays en proie à des typhons de plus en plus meurtriers. Mais ce sont surtout les razzias chinoises sans retour, détruisant la crevette rose et, plus largement les réserves halieutiques de ces pays, qui affament les populations locales. Non content de saisir Djibouti à la gorge financière, Pékin lui propose de s'endetter encore plus en essayant de lui fourguer son système de reconnaissance facial, destiné à mieux contrôler ses opposants politiques. Passé maître dans l'art de contrôler la vie quotidienne de ses citoyens, Pékin ambitionne d'exporter son modèle visant à instaurer un «compte social à points» sur le modèle du permis de conduire français : lorsqu'après nombre d'infractions accumulées, le détenteur a perdu la totalité de ses points, il est obligé de repasser son permis dans des conditions plus restrictives que celle du premier examen. Tellement instructif, novateur et conceptuel sur les rouages essentiels de la mondialisation contemporaine, notre ami Ammar Belhimer est moins prolixe sur ces coulisses du miracle chinois, notamment sur l'usage répressif des outils numériques généralisés. Ceux-ci s'imposent et se généralisent dans une Chine où il sera bientôt impossible de payer quoi que ce soit avec de l'argent liquide. Bonjour tristesse : nous y arrivons nous aussi… progressivement mais sûrement ! Pour la reconnaissance faciale aussi ! Dans la filiation de Sun Tzu, un autre concept, tout aussi problématique, chinois s'invite aussi dans la mondialisation actuelle : «le civil d'abord, le militaire ensuite». Le 8 mai 1999, l'ambassade de Chine à Belgrade est atteinte par plusieurs missiles américains. Qualifié «d'erreur» par Washington, l'événement est aussitôt ressenti comme une agression délibérée par Pékin. Trois mois plus tôt paraissait La Guerre hors limites4, rédigé par Qio Liang, colonel de l'Armée de l'air, directeur adjoint du Bureau de la création au Département politique de l'armée de l'air et membre de l'Union des écrivains de Chine, et Wang Xiangsui, colonel de l'armée de l'air et commissaire politique adjoint de division. La rédaction de cet ouvrage est à replacer dans le contexte national et international des années 1990, marquées par trois événements traumatiques : la répression des manifestations de la place Tian'anmen en juin 1989 ; la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc communiste quelques mois plus tard ; et enfin la deuxième guerre du Golfe menée l'année suivante en Irak pour libérer le Koweït — et gagnée en quelques jours. Les Etats-Unis s'imposaient alors comme la seule superpuissance, notamment dans le domaine militaire. Tirant les leçons des opérations de la coalition occidentale dirigée par les Etats-Unis en Irak, les analystes de l'armée chinoise, dont nos deux auteurs, considéraient alors la puissance américaine écrasante comme une menace. Ainsi il devenait urgent de réduire d'une manière ou d'une autre le retard chinois afin de combler l'écart stratégique, non seulement avec les Etats-Unis, mais plus globalement avec l'Occident. Entre fascination et rejet, la culture stratégique américaine constitue le repoussoir, sinon l'anti-modèle de nos deux auteurs. Celle-ci est comprise comme le cœur de la politique étrangère de Washington, qui s'appuie d'abord sur la supériorité technologique militaire. Ainsi les guerres américaines successives cherchent-elles l'anéantissement de l'adversaire pour atteindre une victoire politique sans partage : la supériorité matérielle est perçue comme la clef du succès, cette stratégie restant toutefois tributaire des contraintes budgétaires. Aux antipodes de cette approche «mécaniste», la culture stratégique chinoise privilégie les chemins de la «guerre indirecte», inspirée de Sun Tzu, théoricien de la victoire sans combat. Traditionnellement, les stratèges chinois lient la suprématie à la pensée humaine, à la pratique de la dissimulation et de la ruse au point de mépriser la force et les machines. La puissance du raisonnement doit l'emporter sur toute autre considération et le concept basique des Routes de la soie et du Collier de perles, «le civil d'abord, le militaire après», s'inscrit dans cette même filiation. Nos auteurs théorisent et modernisent cet héritage qui en dernière instance, ne diffère pas fondamentalement de la doctrine des néo-conservateurs américains et des nouveaux principes issus de la Révolution dans les affaires militaires(5), optimisant eux-aussi la ruse, la dissimulation et la sous-traitance à des opérateurs privés. Michel Jan(6), qui a préfacé l'édition française de la guerre hors limites, souligne que les auteurs «englobent aussi dans leur analyse, parfois prémonitoire, les actes hostiles menés depuis la fin de la guerre froide sous toutes les formes, dans tous les domaines, économiques, financiers, religieux, écologiques, etc. Une telle combinaison de plus en plus complexe d'actes de guerre dépasse les limites habituelles des conflits menés jusqu'à une période récente uniquement par les militaires». En conclusion de leur manuel, les colonels Qio Liang et Wang Xiangsui ont l'avantage d'annoncer la couleur : «Pour la guerre hors limites, la distinction entre champ de bataille et non-champ de bataille n'existe pas. Les espaces naturels que sont la terre, la mer, l'air et l'espace sont des champs de bataille ; les espaces sociaux que sont les domaines militaire, politique, économique, culturel et psychologique sont des champs de bataille ; et l'espace technique qui relie ces deux grands espaces est plus encore le champ de bataille, où l'affrontement entre les forces antagoniques est le plus acharné. La guerre peut être militaire, paramilitaire ou non militaire ; elle peut recourir à la violence et peut être aussi non violente ; elle peut être un affrontement entre militaires professionnels ainsi qu'un affrontement entre les forces émergentes principalement constituées de civils ou de spécialistes. Ces caractéristiques marquent la ligne de partage entre la guerre hors limites et la guerre traditionnelle, et elles tracent la ligne de départ des nouvelles formes de guerre». Ils ajoutent : «En outre, il est urgent que nous élargissions notre champ de vision concernant les forces mobilisables, en particulier les forces non militaires. A part diriger l'attention comme par le passé sur les forces conventionnelles, nous devrions porter une attention spéciale à l'emploi des ‘‘ressources stratégiques'' intangibles comme les facteurs géographiques, le rôle historique, les traditions culturelles, le sentiment d'identité ethnique ainsi que le contrôle et l'utilisation de l'influence des organisations internationales.» En dernière analyse, on ne peut que se réjouir du retour stratégique de la Russie, de la Chine et de ses avancées économiques et technologiques, alternatives toujours possibles à la domination du capitalisme anglo-saxon. Cela dit, on peut aussi continuer à exercer une vigilance critique à l'encontre d'un emploi généralisé, coercitif et normatif des outils numériques par Pékin à l'encontre des populations civiles sous sa domination. Que les pouvoirs occidentaux en généralisent aussi l'emploi répressif n'est pas une surprise. Mais on aurait pu espérer qu'un grand pays, qui revendique encore l'héritage communiste de Mao et de Deng Xiaoping, soit porteur d'autres solutions. En dernière analyse donc, et pour mieux comprendre ce grand chambardement mondial, il faut lire – absolument lire et faire lire – le dernier livre d'Ammar Belhimer : 2049 – L'Année du Serpent de terre — Quel avenir pour les Brics ? Merci cher Ammar pour cette contribution exceptionnelle à notre intelligence collective. Par les temps qui courent, nous en avons le plus grand besoin… merci encore. R. L. (*) Journaliste et écrivain français. https://prochetmoyenorient.ch/ammar-belhimer-2049-lannee-du-serpent-de terre/ Notes : 1) Ammar Belhimer : 2049, L'Année du serpent de terre — Quel avenir pour les BRICS ? Anep-Editions, Alger, 2ème semestre 2019. En vente à la librairie Anep, rue Pasteur, Alger. 2) www.anep.com.dz/éditions 3) La conférence de Bandung s'est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandung en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques dont Gamal Abdel Nasser (Egypte), Jawaharlal Nehru (Inde), Soekarno (Indonésie) et Zhou Enlai (Chine). Cette conférence marqua l'entrée sur la scène internationale des pays décolonisés du tiers monde. Ceux-ci ne souhaitaient pas intégrer les deux blocs — Etats-Unis et URSS — en «guerre froide», afin de promouvoir un non-alignement actif, original, dit de «troisième voie». 4) Qio Liang et Wang Xiangsu : La Guerre hors limites. Editions Payot&Rivages, 2003. 5) Le concept de Révolution dans les affaires militaires (RAM) est une doctrine sur l'avenir de la guerre qui privilégie les progrès technologiques et organisationnels. La RAM affirme que de nouvelles doctrines, stratégies, tactiques et technologies militaires ont conduit à un changement irrévocable dans la conduite de la guerre. Spécialement liée aux technologies modernes de l'nformation, des télécommunications et de l' espace, la RAM a guidé une profonde transformation et une intégration totale des systèmes opérationnels de l'armée américaine. 6) Michel Jan est un écrivain français, né le 30 juin 1938 à Brest. Militaire de carrière (armée de l'air) et sinisant, il s'est spécialisé dans les relations internationales et l'Extrême-Orient, avec un intérêt particulier pour les régions des marches de l'empire chinois.