Entretien réalisé par Karim Aimeur Le combat identitaire, mené par les générations successives, est passé de l'éprouvante clandestinité, avec tous les risques et dangers qu'encouraient les hommes et les femmes qui le menaient, à la reconnaissance officielle de la réalité amazighe du pays. Ce long cours sanctionné par des acquis indéniables, notamment l'officialisation de la langue amazighe et la reconnaissance de Yennayer comme journée nationale fériée, a quelque peu été entravé et troublé par l'incrimination du port de l'emblème identitaire, notamment dans la capitale du pays où l'étendard de l'amazighité a été interdit, menant arbitrairement des dizaines de jeunes en prison. Sauf que cette fois-ci, la cause est devenue nationale et l'identité est réclamée dans les quatre coins du pays par des algériens qui ont décidé que plus personne ne les divisera. Dans l'entretien qui suit, Mouloud Lounaouci, militant de la cause identitaire, un des 24 détenus du printemps berbère de 1980, explique que l'officialisation de Yennayer a permis au peuple algérien, dans sa quasi-totalité, de se réapproprier un fait culturel historique qui contribue à asseoir l'unité nationale. Il regrette, toutefois, l'existence de forces rétrogrades qui s'essaient à remettre en cause cet acquis, affirmant que le combat du triptyque identité, culture et langue est loin d'être terminé. Le Soir d'Algérie : L'Algérie célèbre ce 12 janvier le nouvel an amazigh, amenzu n'yennayer. Que représente cette date pour le combat identitaire et pour l'histoire de notre région ? Mouloud Lounaouci : Yennayer ou les portes de l'année est fondé sur la périodicité des saisons. Sans entrer dans le détail, on peut l'assimiler à un calendrier agraire (qui continue d'être utilisé en Tunisie). Indépendamment de son aspect pragmatique, Yennayer est aussi un des mythes fondateurs de l'Afrique du Nord, Tamazgha historique.Il nous rappelle, chaque année, grâce à ses rites et les histoires merveilleuses (similitudes avec des traditions méditerranéennes) qui s'y attachent, nos origines ancestrales. Fait culturel important, il est l'un des reflets de notre personnalité. Ce qui nous distingue des autres, ce qui fait notre originalité, notre particularisme. Yennayer, par son renouvellement annuel, dans la joie et la convivialité est aussi un facteur de cohésion sociale. Il participe à la construction de notre identité collective et fait partie de notre capital civilisationnel transmis de manière intergénérationnelle. C'est aussi un facteur, parmi d'autres, qui nous permet d'échapper à l'uniformisation universelle, tout en maintenant une unité historique qui participe à la désaliénation, tout en enclenchant un processus de ré-identification.Il est donc aisé de comprendre la hargne affichée par les tenants d'une idéologie arabo-islamique forcenée. Après la reconnaissance officielle de cette date, pour la deuxième année fériée, et l'officialisation de la langue amazighe, peut-on affirmer que le combat identitaire tire à sa fin ? Nous l'avons expliqué plus haut, Yennayer n'est qu'un élément, parmi d'autres, dans le combat identitaire. Ceci dit, son officialisation a permis au peuple algérien, dans sa quasi-totalité, de se réapproprier un fait culturel historique qui contribue à asseoir une unité nationale. Le fait même que la journée soit fériée donne à Yennayer toute son importance du point de vue de l'histoire et de l'identité commune du peuple algérien et, par-delà, du peuple nord-africain. Aujourd'hui, tout le peuple entre en communion pour célébrer cette journée dans toutes les régions du pays. Il faut ajouter que l'école, libérée légalement, grâce à cette officialité, peut assurer pleinement son rôle pédagogique dans le processus de désaliénation. Mais, malheureusement, il y a encore des forces rétrogrades qui s'essaient à remettre en cause cet acquis. Il y a aussi de nombreux espaces qui restent à conquérir. La question linguistique, la révision de l'histoire officielle, l'égalité citoyenne, tout simplement, sont loin d'avoir été réglées. C'est dire que le combat du triptyque identité, culture et langue est loin d'être terminé. Pensez-vous que tamazight est définitivement à l'abri du déni après les acquis arrachés ? Pour le moment, cet acquis reste chancelant. Constitutionnellement, il n'y a aucune garantie. La loi fondamentale constitutionnalise dans son préambule un mensonge historique. L'Algérie est définie, toute honte bue, terre arabe. Une falsification perçue par une partie du peuple comme une provocation, quand on sait que les balbutiements de l'arabisation linguistique du pays n'ont commencé qu'à l'orée du onzième siècle. Ajoutons que l'égalité des deux langues nationales est loin d'être une réalité, tant au niveau de la constitution qui ne lui accorde qu'un strapontin, qu'au niveau éducatif qui fait de la langue amazighe le parent pauvre. J'ajoute que l'amazighité ne fait pas partie des constantes irréversibles. Rien de rassurant pour le moment pour la pérennité de l'amazighité dans toutes ses dimensions. Que reste-t-il donc à faire au niveau institutionnel pour permettre à tamazight de recouvrer ses droits et garantir sa pérennité ? Tout relève de la volonté politique, tout le reste n'est que littérature au sens propre. Une nouvelle constitution doit reconnaître les vérités historiques et inscrire dans le marbre que l'Algérie est une terre amazighe qui s'est ouverte aux apports enrichissants d'autres peuples. Une sage décision qui permettrait, d'une part, de mettre fin à une profonde aliénation et d'autre part, à ressouder les rangs au niveau national. Cette constitution doit également garantir l'égalité des langues nationales. Un seul article suffirait à postuler que les langues arabe et amazighe, sont les langues nationales et officielles du pays. On lèverait ainsi toute ambiguïté. Et bien entendu, l'amazighité (dans toutes ses dimensions) doit être inscrite comme constante irréversible. Les Algériens disposeront ainsi d'un arsenal juridique contre toute éventuelle remise en question. Depuis le 22 février, le pouvoir a tenté de diviser les algériens sur la question identitaire, en s'attaquant notamment à l'emblème amazigh. Que signifie pour vous le fait que le peuple algérien ait déjoué ses manœuvres en affirmant et en s'attachant à son unité dans sa diversité ? Vous avez utilisé le maître mot. La diversité doit être comprise comme un facteur d'enrichissement et non de division. Tous les pays sont traversés par des axes d'hétérogénéité, et cela n'a pas empêché la plupart des nations de vivre paisiblement leurs différences. Dans le cas de l'Algérie, nous ne devons pas nier les réalités linguistiques, résultats de son itinéraire historique. Tamazight, l'arabe et le français ont des fonctions sociales et nier l'une d'entre elles ne peut relever que de la mauvaise foi. Chacune, des trois, participe à la richesse du paysage national. Il faut pour cela leur accorder toute l'attention nécessaire. La question du drapeau amazigh soulève une autre question. Indépendamment de la question juridique (aucune loi ne l'interdit), l'emblème amazigh est la volonté d'exprimer une identité historique longtemps refoulée. Une volonté de se rattacher à un existant historique, l'Afrique du Nord qui, de toute évidence, sera notre supra-nation si on veut peser, un tant soit peu, dans le concert des nations. «La révolution du sourire» a été, pour le pays tout entier, une source de jouvence. Il a retrouvé et recouvré, par le biais de cet emblème, son identité historique qui nous rassemble. Ce drapeau, porté dans toutes les wilayas, est la preuve d'une unité retrouvée malgré la «paxa romana» élevée au rang de stratégie pour la perpétuation du pouvoir. Cette révolution nationale est venue déjouer toutes les manœuvres échafaudées pour saucissonner le peuple algérien. Elle a révélé la maturité d'un peuple trop longtemps opprimé et qui n'a pas eu de choix que de remettre tout en question.C'est à ce titre que les porteurs de drapeau amazigh ont été «entaulés». Ils portaient en eux des germes subversifs susceptibles de gripper la mécanique du système. Justement, l'affaire des détenus de l'emblème amazigh constitue-t-elle une remise en cause de la question identitaire ? Je pense que l'interdiction du drapeau amazigh relève plus de la bêtise. Les décideurs savaient très bien que cette décision est illégale du point de vue du droit algérien. En fait, il s'agit simplement de l'expression d'un désarroi. Face au tsunami auquel il ne s'était pas préparé, le pouvoir a répondu de manière irréfléchie en réutilisant la technique éculée qui consiste à désigner un ennemi intérieur au service d'un ennemi extérieur. Une stratégie usée à force d'avoir été répétée et à laquelle plus aucun algérien ne croit. Contrairement aux vœux des décideurs, les incarcérations n'ont fait que ressouder les rangs au sein du peuple et les slogans sont on ne peut plus parlants. Mieux, ces emprisonnements n'ont fait que renforcer la détermination des concernés. Quel est le plus grand danger pour la cause amazighe en ce moment ? Il y a bien entendu, les forces rétrogrades au sein du pouvoir mais aussi les lourdeurs au sein d'une partie des citoyens longtemps biberonnés à l'idéologie arabo-islamique. On ne doit pas oublier que le pouvoir est le résultat d'un putsch et que pour se maintenir, il lui fallait semer la discorde au sein du peuple. Et à ce niveau, il a excellé en prenant en otage tous les lieux de conscientisation que sont l'école, les lieux de culte, les lieux de culture et les espaces de jeunes. Toutes ces institutions n'ont pas eu d'autres buts que de formater les esprits pour construire une société d'irrationnels, d'intolérants et pour semer la haine, des ingrédients pour un régionalisme planifié et institué par un Etat qui se donne le rôle d'arbitre partial, cela va sans dire. Or, ce qu'il faut, c'est la construction d'une République algérienne véritablement démocratique et libre. Une Algérie où la citoyenneté aura pleinement son sens. Un pays moderne, progressiste où prospère la justice sociale. Oui, un tel pays lèverait tous les obstacles qui obstruent le passage vers l'inter-tolérance. Le pouvoir vient de lancer le chantier de la révision de la constitution. Que proposez-vous pour la question de l'identité ? Malheureusement, mon avis importe peu dans la rédaction de ceux qui auront à rédiger la future constitution. Chez nous, la loi fondamentale est un costume cousu sur mesure pour assurer la pérennité du pouvoir du moment. Qu'à cela ne tienne, on a le droit de rêver. Il suffirait de reprendre les réponses à la question déjà posée plus haut. On y ajouterait simplement les questions relatives à la territorialisation. La régionalisation, sur la base de régions naturelles, permettrait une démocratie de proximité et assurerait un minimum d'homogénéité, non sur la base de l'ethnie, mais sur la base d'un choix de vie. Tout algérien choisirait alors de vivre dans la région où il serait le plus heureux. Une émulation interrégionale entraînerait une compétition positive qui sera un ferment pour le développement national. Un Etat régionalisé où chaque espace spécifique sera maître de son destin. Nous ne serions pas les premiers à choisir ce type de gestion de la nation. Tous les pays du monde l'ont adopté, si l'on exclut la France et ses anciennes colonies. K. A.