Djallil Lounnas est professeur des relations internationales et spécialiste de la sécurité régionale, notamment dans la région du Sahel sur laquelle il a effectué beaucoup de travaux et de recherches. Il est l'auteur de nombreux articles scientifiques sur la sécurité en Afrique du Nord et au Sahel. Il est l'auteur d'un ouvrage récent intitulé Djihad en Afrique du Nord-Sahel: d'AQMI à Daech. Il évoque dans cet entretien la situation en Libye et les enjeux pour les différentes parties, suite au cessez-le feu entre les forces de Haftar et le GNA. Le Soir d'Algérie : Comment justifier la volte-face de Khalifa Haftar qui a finalement accepté le cessez-le-feu après ce que l'on peut considérer comme une injonction de Vladimir Poutine ? Djallil Lounnas : La décision d'Ankara d'envoyer des troupes en Libye, aussi minimes soient-elles (on parle d'une trentaine de soldats), a changé la donne sur les plans politique, diplomatique et stratégique. Pour le Caire, qui est fortement impliqué aux côtés de Haftar, le déploiement des forces turques et une possible défaite du maréchal à Tripoli n'étaient pas envisageables. L'Egypte a beaucoup investi sur Haftar et la décision de la Turquie impliquerait une possible intervention de l'Armée égyptienne pour protéger le maréchal avec le risque d'un affrontement turco-égyptien. Il y a également la compagnie Russe Wagner qui a déployé plusieurs centaines de mercenaires (on parle même de 2 000-3 000 hommes) dont l'appui a été décisif ces dernières semaines dans les avancées de Haftar. Donc une intervention turque pourrait provoquer un affrontement entre les hommes de la compagnie Wagner et les troupes turques. Alger, qui a effectué un « retour » ces dernières semaines sur la scène libyenne, entretient des relations fortes avec la Russie. L'Algérie est également proche du Gouvernement d'union nationale (GNA) et a clairement affirmé que « Tripoli était une ligne rouge ». Dans ce contexte, Moscou s'est retrouvée au centre d'un imbroglio entre ses alliés. D'un côté, Ankara avec qui les relations sont stratégiques (sur la question syrienne, contrats d'armes, etc) et avec l'Algérie également qui a certainement fait pression sur Moscou. De l'autre côté, il y a l'Egypte qui soutient Haftar. Même si Moscou s'est penchée vers Haftar depuis 2017 en le soutenant, cela ne l'a pas empêchée de continuer à entretenir des relations avec le GNA et de même créer un groupe de contact/de travail libyen pour effectuer une médiation entre les deux parties récemment. Donc finalement face aux risques de déflagration entre les différentes parties, toutes proches de la Russie, Moscou a opté pour une médiation et a certainement fait pression sur Haftar pour qu'il accepte finalement un cessez-le feu, chose qu'il refusait il y a encore 24 heures. La visite il y a quelques jours d'Erdogan à Moscou a certainement été déterminante dans la décision de la Russie de s'impliquer davantage afin d'obtenir un arrêt des combats. Notons ici d'ailleurs qu'Erdogan parlait des troupes tuques comme « forces d'interposition dans le cadre d'un cessez-le-feu », ce qui indique la teneur des entretiens entre les deux dirigeants et qui s'est confirmée par la suite. Maintenant que le cessez-le-feu est accepté par les deux parties, quelles prévisions faites-vous pour la suite des évènements ? La suite des évènements est difficile à déterminer. Depuis 2014, il y a eu plusieurs trêves, médiations et accords sans lendemain. Pour l'instant, il ne s'agit que d'un cessez-le-feu. Haftar, qui est en position de force militairement, n'a que peu d'intérêts à cette décision, sinon de satisfaire ses soutiens (Egypte et Russie surtout). Ensuite, le déploiement des forces turques en tant que forces d'interposition devrait bloquer toute attaque de Haftar sur Tripoli et protéger le GNA. Le risque est que l'on se retrouve dans une situation un peu similaire à celle d'Idleb (Syrie) où tout le monde est bloqué et aucune partie n'a intérêt à un accord, du fait du soutien d'une puissance ou d'une autre. Pour le GNA, se pose également le problème qu'à terme, l'implication durable de la Turquie n'est pas absolument garantie. Après tout, la Libye reste loin de la Turquie et de ses intérêts vitaux et stratégiques. Donc une longue implication de la Turquie en Libye à long terme comme on a pu le voir en Syrie ou en Irak demeure incertaine. Plusieurs pays dont l'Algérie prônent une solution politique pour le conflit. Or, depuis le début de la crise, toute initiative, médiation et autre démarche allant dans ce sens, est vouée à l'échec… L'Algérie et la Turquie et d'autres parties parlent actuellement d'une solution politique. Pour l'instant, au delà de la simple déclaration, il n'y a aucune précision sur les contours d'une telle solution politique, ni quelles formes elle devrait prendre et encore moins si les puissances qui soutiennent Haftar sont prêtes à accepter une telle option qui pourrait se faire au détriment de Haftar. De fait, si le GNA est prêt à l'accepter, Haftar, en position de force et puissamment soutenu par l'Egypte et la France, l'Arabie Saoudite et même la Russie, n'a aucune raison de l'accepter. D'ailleurs, dans sa déclaration d'acceptation du cessez-le-feu, il dit que son objectif est de combattre les groupes terroristes (ce qui convient aux grandes puissances) et le démantèlement des milices à Tripoli (principale force du GNA). C'est l'indicateur de ses intentions à terme. Il faut attirer l'attention sur une réalité dangereuse. La guerre entre les forces de Haftar et le GNA laisse le terrain libre aux groupes terroristes. Pour l'instant, la série d'attaques au Niger-Burkina Faso-Mali est reliée à des groupes armés présents déjà dans le Sahel (EIGS, Ansaru al Islam, GSIM). La déstabilisation de la Libye, les liens entre les différents groupes armés dans le Sahel et la Libye, les trafics en tout genre qui ont eu lieu dans la région et leurs connexions également à la Libye, tout cela contribue bien à la déstabilisation du Sahel et expose les flancs et arrières du G5 Sahel et de la force Barkhane aux groupes armés. Karim Aimeur