D�but juillet 2010. Les habitu�s et amis de la Librairie- Galerie �Espace No�n� re�oivent sur leur t�l�phone mobile ce laconique SMS : �Fermeture de l�Espace No�n le 31 juillet. Liquidation des stocks. R�duction jusqu�� 50 %. Sign� : Kiki�. Par M�hand Kasmi Depuis la r�ception de ce SMSSOS, nous savions que le sort de notre magique cercle litt�raire �tait jet� et son vin d�oraison d�j� tir�. Nous sommes aujourd�hui en train de le boire jusqu�� la lie ! Entre ce SMS et l�expiration du bail non renouvel�, qui est � l�origine de la mise en terre pr�coce de ce nouveau-n� des espaces culturels alg�rois, de nombreux amis dans les m�dias notamment et sur Internet ont bien tent� d�arr�ter l�accomplissement jusqu�au bout de ce v�ritable infanticide culturel. Rien n�y fit. Peine perdue et nous sommes d�j� au lendemain de la date fatidique de la chute du couperet. Pour paraphraser l��crivain Malek Haddad : un seul constat : �Le quai aux fleurs ne r�pond plus !� Silence on tue ! Dans une affligeante indiff�rence des uns et des autres. Mais le plus pesant et le plus inexplicable des l�chages, reste le silence complice des autorit�s de r�gulation culturelle. Toutes. Les politiques, les techniques, les grandes et les moins grandes ou les toutes nouvelles comme celles charg�es du rayonnement culturel local. A l�heure de la cur�e, elles doivent �tre en train de se dorer sur le sable fin d�ailleurs ou de consolider les op�rations �main basse� sur les somptueux palais du fahs alg�rois o� elles ne peuvent pas d�gager le moindre m�tre carr� pour notre �No�n�. Pour ceux d�entre vous, qui comme nous, avons connu l�ambiance lambriss�e et r�ellement rayonnante et fraternelle du 9 rue Cha�bani et v�cu au moins une fois l�une des innombrables manifestations litt�raires et/ou artistiques qui y �taient g�n�ralement organis�es le jeudi, la gueule de bois des lendemains d�enterrement sera dure � maquiller et l�indiff�rence encore plus am�re � dig�rer !... En ce dernier week-end �semi-universel � de juillet, nous n�aurons toutes et tous que nos yeux pour pleurer la disparition de l�un des espaces culturels de la capitale les plus ouverts sur l�universalit�. Notre d�sarroi sera plus absurde encore que celui du personnage du Dernier �t� de la raison, dernier roman � titre posthume du d�funt Tahar Djaout. Ce personnage, petit libraire de son �tat, se retrouva par la �farce des choses� d�sesp�r�ment seul, apr�s que sa femme et ses enfants eurent tous rejoint, les uns apr�s les autres, le nouveau monde des F.V. (entendre fr�res vigilants). Pris de court par le tumultueux tourbillonnement de l�histoire de ces ann�es 90, notre brave �lisard� ne trouva que ses livres pour lui am�nager par effraction une salutaire sortie de secours vers un inaccessible �ailleurs�. D�sesp�r�, il tenta de conjurer le terrible mauvais sort qui commen�ait d�j� � frapper � sa porte et � celle du pays de Ben M�hidi, en susurrant � tue-t�te � chaque �v�nement impr�vu, cette lancinante litanie autodestructrice : �Le cours du temps s�est comme affol�, et il est difficile de jurer du lendemain !�. Apr�s la diabolisation rampante de notre petite plan�te Alg�rie qui a arr�t� le cours, pourtant si imp�tueux vers la post�rit� litt�raire de l�un de nos plus talentueux �crivains de graphie fran�aise, et emport� dans sa d�ferlante meurtri�re Vincent, l�un des plus authentiques libraires de la capitale, c�est au tour de Nac�ra et Kiki, libraires par n�cessit�, d�abdiquer devant une autre d�ferlante, moins tragique au plan de la survie de l�esp�ce humaine qu�elle visait mais plus insidieuse et corrosive � la longue : la mono-activit� florissante de la sp�culation immobili�re. Apr�s la mort violente et injuste des vrais �crivains et libraires, voici venu le temps de la mort lente des librairies, les vraies Quels mots pourrions-nous encore r�inventer et aligner aujourd�hui, pour faire � la fois le deuil et l��loge fun�bre d�une enseigne qui r�ussit le challenge fou en ces temps aux lendemains incertains, d�avoir eu deux vies et qui fut, tant dans sa premi�re incarnation � la rue Debussy que dans celle ayant permis sa renaissance � la grouillante rue Cha�bani, une authentique bouff�e d�air pur dans le ciel pollu� d�une capitale, r�cemment promue au rang peu enviable de troisi�me ville la plus sale du monde. Le r�ve �veill� n�aura dur� en fin de parcours que le temps d�une �ph�m�re et pr�caire parenth�se. Pour les plongeurs en apn�e dans les dures r�alit�s alg�roises que nous avons tous fini par devenir, les uns apr�s les autres, les lendemains sur lesquels nous ne jurons plus, n�en finissent pas de renouveler leur cycle de mauvaises plaisanteries de mauvais go�t devenant subitement r�alit�s. Gris�s que nous �tions de pouvoir ponctuer l�espace d�une halte magique � la rue Debussy et plus tard au 9 rue Cha�bani, nos arides et �perdues p�r�grinations dans une capitale en voie de d�sertification culturelle, nous oubli�mes trop vite que le No�n pouvait �tre comme dans la mythologie �gyptienne, tout � la fois l�oc�an mythique originel de la cr�ation ou encore poisson comme nous sortant � la verticale de notre �l�ment aquatique la bouche ouverte pour happer � la d�robade une revivifiante bouff�e d�air pur, mais �galement un serpent pouvant se r�volter, y compris contre la vitale dynamique de locomotion que lui insuffle sa propre queue ! L�appel insistant et l�irr�pressible �lan soyeux de l�invitation � r�ver ensemble que projetait avec une magie particuli�re l�entrelacs du No�n calligraphi� par le peintre Arezki Larbi sur l�enseigne, �tait bien �videmment trompeur, comme l�histoire de l�hirondelle et du printemps. Chez nous et depuis le premier jour de l�actuel �t� de la d�raison, c�est le No�n transfigur� en merlan se vengeant du sort que lui ont r�serv� les p�cheurs et autres commer�ants en eau trouble bien de chez nous , qui est devenu la mascotte de la bourse aux valeurs immobili�res du quartier Meissonier et d�ailleurs. Triste sort en v�rit� que celui d�Alger, capitale de destin national, qui assiste, impuissante, jour apr�s jour et depuis quelques ann�es d�j�, � l�enterrement de ses institutions culturelles les plus authentiques : hier, c��tait la Librairie des Beaux-Arts qui a failli changer de camp et d�enseigne. Aujourd�hui, c�est l�Espace No�n qui d�croche la sienne, pour la mettre sous le paillasson, si tant est qu�il en subsiste encore un, pour les initiateurs de son subtil et incroyable rayonnement ! Des vingt librairies r�pertori�es officiellement comme telles � Alger, il n�en reste aujourd�hui qu�une bonne poign�e dans une capitale peupl�e de 5 millions d�habitants avec sa couronne m�tropolitaine alg�roise. A force de vouloir, vaille que vaille, conjuguer � tous les temps du �zaman el harrachi� si cher � Tahar Ouettar, les symboliques multiples du Dieu-No�n, patrimoine commun des trois religions monoth�istes, en concept culturel � g�om�trie variable, Nac�ra et Kiki viennent d��tre contraints de quitter pr�cipitamment leur bulle. Plus t�t que pr�vu ! Fissa ! On y �talera, au mieux, de la friperie � bon march�. Leur seul tort : ne pas avoir su ou plut�t voulu renouveler une assidue all�geance p�riodique au diable r�gentant le monde des sachets noirs, g�nial et unique mode de transport chez nous de notre sale argent et de nos ordures plurielles. Un diable �lev� et converti depuis peu au rang de dieu unique et inique par l��conomie souterraine devenue aujourd�hui dominante et de plus en plus monopoliste. C�est la conjonction de tous ces astres mal�fiques qui vient de provoquer ce week-end le p�rilleux atterrissage forc� de notre fragile vaisseau en provenance du nuage dans lequel les ex-gestionnaires d�hier du No�n nous avaient embarqu�s pour un temps, nous les inv�t�r�s et incorrigibles r�veurs d�une capitale qui ressemble un tant soit peu aux autres. Nous venons de r�int�grer ensemble, d�pit�s mais pas d�courag�s, l��chouage collectif qui sert de pays aux trente-six millions d�Alg�riens. Des Alg�riens pas encore suffisamment citoyens qui devraient, aujourd�hui plus que jamais, �tre -quand m�me - inquiets de leur avenir et surtout de celui de leurs enfants. Des enfants auxquels on apprend � �d�sapprendre� � lire !... Dans leur descente aux enfers du No�n, nos amis au c�ur vaillant et d�bordant d�un altruisme rageur, emporteront -maigre consolation � comme de pr�cieuses reliques d�une �ni�me vie ant�rieure d�di�e � l�amour du livre et du pays, ces t�moignages poignants des inconditionnels de �leur� Espace magique : �Dans le quartier, on les aimait bien, ils l�ont embelli� Mustapha : gardien de parking). �Pour Nac�ra et Kiki, un livre ne se vend pas comme de la pomme de terre. Encore que la pomme de terre, mieux consid�r�e, a eu droit � un Conseil des ministres� (Annie Steiner, moudjahida). �A chaque nouveau passage � Alger, nous avons (pour ainsi dire) v�cu � No�n 1 puis � No�n 2 � territoires de croisements rares, de partages sensibles, de polyphonies cr�atrices. Mais ce qu�il a ouvert en nous, continuera longtemps � se dilater�� (Julie Kretzschener et Guillaume Quiquerez Compagnie, les bancs publics, Marseille). Mais l�ex-Espace No�n n��tait pas que cela : votre serviteur a souvenance d�avoir utilis� le lourd fardeau de livres que venait de �se payer� avec sa maigre pension de moudjahida, la vieille Annie Steiner, pour contrer une violente agression involontaire d�un passant qui ne l�a pas vue sortir de la librairie. Sans les livres achet�s ce jour-l� de chez Nac�ra et Kiki, notre belle h�ro�ne et rescap�e miraculeuse de la guerre de Lib�ration nationale aurait eu une bien triste mais superbe mort, semblable � celle de l�immense �crivain El Djahidh : ensevelie sous ses livres ! C�est aussi cela que fut l�Espace No�n : un haut-lieu symbolique de r�sistance � la b�tise ambiante, � cette m�tastase qui continue de prendre insidieusement mais s�rement ses quartiers autour des n�tres, des v�tres, chaque jour un peu plus mena�ante !... Gr�ce � l�escalier en colima�on qui convertissait miraculeusement le brouhaha de ce quartier marchand en invitation � voyager dans le temps et l�espace, on pouvait entrer au No�n comme dans un a�roport. Sans passeport et surtout sans visa ! Vous pouviez venir y flairer les grisantes odeurs qui s�y m�laient jusqu�� saisir le roman, l�essai, la peinture, le CD-ROM qui vous chatouillait les papilles gustatives de fa�on trop suave pour que vous ne puissiez pas r�sister � la tentation de l�avoir avec vous, d�finitivement, pour plus tard, le d�vorer. A l�Espace No�n, vous pouviez trouver des livres, des beaux livres, de vrais livres et des livres vrais, de ceux qui avaient la capacit� de projeter leurs couleurs chatoyantes joyeusement �mari�es� sur votre table et votre journ�e, avec leur vraie couverture, leur vraie reliure, un vrai poids d�images et de mots, une odeur d�encre, et de papier, et de sueur !� Au No�n, vous pouviez exaucer votre besoin d�ajuster momentan�ment votre esprit avec celui d�un illustre ou anonyme auteur, au point de devenir avec lui co-auteur et de reconna�tre dans une ligne, les lignes que vous auriez pu �crire ou que vous auriez pu dire, sans trac. Avec Nac�ra et Kiki, au sein de l�Espace No�n et hors de ses murs, aujourd�hui de nouveaux captifs des fourches caudines et app�tits bassement mercantiles de la �propri�taire des murs�, nous e�mes � d�noncer haut et fort ceux qui affirment comme cette derni�re et ses semblables que les mots ont fait leur temps, que lire n�int�resse plus personne et surtout pas les jeunes. A l�Espace du No�n, nous e�mes �galement la chance et le droit de lire les mots des po�tes, les vrais, ceux partis trop t�t comme Mahmoud Darwich, ceux maudits et surtout ceux bannis de leurs espaces naturels, comme Kiki et Nac�ra aujourd�hui ! A leur m�moire � toutes et � tous, nous p�mes m�me d�clamer, chanter aussi tout ce qui ne semblait pas utile, mais essentiel. N�est-ce pas Nourredine Saoudi, R�dha Doumaz,� Dans leur ex-espace de pr�dilection de la rue Cha�bani, entre la rose du jour toujours fra�che, la th�i�re de la veille, jamais r�chauff�e, et un g�teau offert par le p�tissier de l�angle de la rue, Nac�ra et Kiki prenaient toujours soin de laisser un exemplaire sans cellophane pour montrer qu�avant d��tre courtis�, un lecteur doit d�abord �tre respect� et que les plus belles images ne valent pas toujours le bon mot. Qu�un texte avant d��tre court, se doit surtout d��tre juste. Last but not least : la derni�re des belles le�ons apprise � l�universit� du go�t que fut le d�funt Espace No�n : le silence de ceux qui n�ont en banque ni fonds sp�ciaux, ni dipl�mes, ni conteneurs en rade et bien en vue dans les ports alg�riens, ne signifie pas qu�ils n�ont pas soif ou droit de lire ! Bien au contraire ! La dizaine d�enfants du quartier qui ont b�n�fici� d�une librairie �dans la librairie� peuvent en t�moigner. Ils doivent �tre aujourd�hui bien orphelins de la silhouette famili�re et maternelle de �Mama� Nac�ra, eux qui ne peuvent prendre de vacances ailleurs que dans leur rue, la rue du Colonel Cha�bani ! Voil� ! l�oraison est dite. La mise en terre peut commencer ou s�achever ! Arezki Tahar, �Kiki� pour les amis, a sauv� au prix de sa vie en 2002 le bel �difice du Th��tre r�gional de B�ja�a contre les vagues d�ferlantes des Arouch venues le r�duire en cendres, manipul�es par les uns et � nous le savons aujourd�hui � par aussi les �autres�. Apr�s avoir �t� expuls� l�ann�e derni�re et de nuit de l�appartement qu�il occupait en sa qualit� de directeur du TRB, notre ami doit abandonner � partir d�aujourd�hui la rue Cha�bani, son refuge inesp�r� et providentiel d�un jour au sens propre et figur�. Son c�ur, las et fatigu�, qui a d�j� subi trois s�ismes majeurs, risque de l�cher et de l�abandonner. C�est aussi cela le co�t de l�aventure humaine du No�n qui n�a pourtant pas et malgr� ces d�g�ts collat�raux tragi-burlesques, de prix. �Une librairie qui ferme, c�est tous les horizons qui sont confisqu�s�, �crivait Yasmina Khadra pour d�noncer la tentative de fermeture de la Librairie des Beaux-Arts. Notre grand �crivain ne croyait pas si bien dire et surtout �crire. Est-ce une raison de cultiver le d�sespoir ? Non ! Assur�ment ! Face � la confiscation des horizons, nous devons apprendre � interroger les �toiles pour reprendre de nouveau de l�altitude. Dans la mythologie �gyptienne, No�n �tait plus qu�un oc�an. M�me apr�s l�accomplissement de la cr�ation, son �uvre originelle, No�n continuera d�exister pour revenir un jour. Dans les bas-reliefs pharaoniques de Karnak et de Louqsor, No�n est en effet repr�sent� en homme barbu tenant dans l�une de ses mains un tronc de palmier, symbole de longue vie. Dans un poignant texte publi� par la Tribune intitul� �La librairie Espace No�n meurt dans le silence des �toiles�, notre ami Mohamed Bouhamidi a voulu conjurer le mauvais sort qui frappe durement aujourd�hui cette Librairie-Galerie unique en son genre, en invoquant la puissance mystique de ce celui qui a �vu les �toiles copuler� et a inspir� en partie le nom de cette librairie : Mahieddine Ibn Arabi, ma�tre spirituel de l��mir Abdelkader. Nous voulions pour notre part dire notre active solidarit� � Nac�ra et Kiki en leur accrochant autour du cou cette amulette qui contient ce verset du Saint Coran, qui se voudrait �tre de notre part de toutes et � tous une ultime distinction de m�rite national : Sobhan elladhi amrouhou bayn el kafi oua ennouni (Gloire � Celui dont l�Ordre est entre le Kaf et le No�n). Avez-vous remarqu� le signe du destin ? Le Kaf pr�fa�ant le nom de Kiki et le No�n ouvrant et prot�geant de son ample d�ploiement calligraphique celui de Nac�ra ! Courage, les amis ! Apr�s l�exp�rience am�re de No�n 1 et celle de No�n 2, nous d�coderons ensemble les secrets de la vo�te c�leste qui prot�ge le ciel azur de notre Alg�rie et � l�instar d�Ibn Arabi dans le ciel de B�ja�a au 12e si�cle, nous b�tirons et f�conderons ensemble une Arche No�n 3. Nous pouvons compter dans cette vaste entreprise au long cours sur notre nouveau No� des temps modernes : ce sera tout simplement un super griot du continent Afrique, le pr�sident burkinab� Thomas Sankara, qui a jet� un jour � la face de ses concitoyens sceptiques, d�sabus�s et m�dus�s, le magnifique programme de r�surrection suivant �Osons inventer l�avenir !�