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Espace Noûn, espace mort
Publié dans El Watan le 23 - 07 - 2010

La célèbre librairie Espace Noûn d'Alger, espace multiculturel, lieu de rencontres, débats, expositions et bien sûr de vente de livres, ferme pour cause de difficultés financières. Elle aura tenu cinq ans, comme un mandat présidentiel. Cinq ans d'échanges, de réflexions et d'indépendance littéraire. Les Algériens ne lisent pas ? Si, explique la libraire, plus qu'on ne le pense, mais le livre est encore trop cher. Une librairie, si elle n'est pas propriétaire de son local ou ne joue pas sur les pré-ventes avec le ministère et les commandes institutionnelles plus ou moins orientées, a du mal à survivre, à cause des dysfonctionnements voulus ou pas, dans la chaîne auteur-éditeur-imprimeur-diffuseur-libraire. Témoignages autour d'un enterrement précoce, au moment même où la nouvelle loi de finances annonce, trop tard, un abaissement à 7% des taxes sur le livre. Livre ouvert autour d'un lieu fermé.
Arezki (Kiki), libraire : La symbolique du Noûn
Les civilisations mésopotamienne et pharanoique l'avaient élu comme étant l'océan mythique d'où a germé toute la création, les trois religions monothéistes l'avaient repris autrement dans leurs livres. Ibn Arabi dans son livre La Science des lettres décompose le Noûn et la part infinitésimale d'éternité que Dieu a insuflé dans chaque être humain. Les poètes andalous, post-andalous, Ben M'Sayeb, Ben Sahla, Bentriki, le reprennent comme symbole de la matrice, de la fécondité et de la féminité. Jean Sénac en a fait aussi le titre d'un de ses recueils : Le Diwan du Noûn. Hassan Hamdane, philosophe et poète libanais, ami de Kateb Yacine, exilé dans les années 1970 à Constantine et lâchement assassiné debut des années 1980 à Beyrouth, dans la rue d'Alger, a écrit un roman intitulé L'Espace du Noûn traduit par Abdellatif Laâbi.C'est pour tout cela que la seule quête qui nous a animés durant toutes ces années, c'est celle de la poésie, de l'ancrage dans la culture nationale et universelle.
Karim Amity, animateur télé
Lorsque le désert avance, c'est tout qui meurt un peu. La mort d'une librairie, c'est de l'obscurité qui avance. Il y a de moins en moins d'espaces culturels, les gens disent qu'il ne faut pas crier au loup, moi je crie au loup. Des librairies disparaissent, mais rien ne vient prendre leur place. Je suis d'accord pour qu'il y ait des pizzerias ou que des investisseurs mettent de l'argent dans des affaires commerciales, mais il faut des librairies, elles donnent vie à un quartier, comme l'Espace Noun l'a fait pendant des années, c'est devenu presque une institution. Ce qui m'a le plus touché dans cette fermeture, c'est que les riverains, les gens du quartier, se sont mis eux-mêmes à la recherche d'un local pour la librairie. Ce qui m'a aussi touché aussi, c'est que pendant ces dix derniers jours, il y a eu un monde terrible, des centaines de personnes sont venues acheter des livres parce qu'il y avait des réductions conséquentes. Donc les gens achètent des livres, sauf que ceux-ci sont trop chers. C'est la leçon, je crois, de cette mort annoncée.
Client, architecte, voisin
Les gens ne lisent plus. Je m'oblige à lire, je dépense 4000 DA par mois environ pour les livres. J'achète aussi des livres techniques, pas uniquement de la fiction. Bien sûr, une librairie ferme, c'est dommage... Moi qui habite à côté, je venais souvent ici. Mais bon, c'est une question de loyer, c'est vrai que les prix des loyers sont exorbitants.
Jaber, vendeur à la librairie, étudiant
Oui, je suis triste. Libraire est un bon métier, on lit beaucoup, c'est passionnant. Mais il y a une concurrence malsaine entre les librairies et beaucoup d'entre elles ne sont finalement que des espaces de vente de livres, alors qu'une librairie c'est quand même un peu plus que cela. Mais bon, l'Espace Noûn ferme, j'arrête ce métier et je vais passer au cinéma, mon rêve depuis longtemps.
Mustapha, gardien de parking du quartier
Ce n'est pas normal que cette librairie ferme. Les propriétaires sont des gens bien, on les as connus, adoptés très vite et nos enfants viennent ici lire des livres. Dans le quartier, on les aime bien, ils l'ont embelli. Les artistes viennent, les intellectuels, écrivains, ça donnait vie au quartier. C'est une question de coût, les locaux sont trop chers. Normalement, l'Etat devrait les aider.
Ramdane Iftni, réalisateur
C'est un peu normal que la libraire Noûn ferme, une librairie c'est surtout du commerce, il ne faut pas trop faire d'idéologie.
Azzedine, fils de libraire
Je suis content, c'est une délivrance, au moins je verrai mes parents. Une librairie, ça prend trop de temps.
Annie Steiner, moudjahida
L'Espace Noûn va fermer sous peu. Nacéra et Kiki iront continuer leur vie ailleurs. Où ? Ils ne le savent pas encore. C'est l'économie de marché… du marché des riches rentiers.Terminées, pour les habitués du lieu, ces rencontres empreintes d'une convivialité véritable, où Nacéra nous présentait des livres et suscitait des débats. Car, pour elle et pour Kiki, un livre ne se vend pas comme des pommes de terre, encore que la pomme de terre, mieux considérée, a eu l'honneur d'un Conseil des ministres. Et c'est par la loi n°31-01 du 7 février 1981 portant cession des biens immobiliers que tout a commencé. Flattant l'esprit de petit propriétaire qui sommeille chez un grand nombre de citoyens, on a bradé les biens vacants à vil prix. Les décrets d'application ont été élaborés, discutés et votés par l'APN en deux ans et demi ; de beaux textes pour certains, mais jamais appliqués. Certains s'y préparaient depuis longtemps et savaient pertinemment ce qu'il convenait de faire... et ils l'ont fait. Personnellement, j'étais contre l'existence de cette loi, pressentant la ruée sur les locaux commerciaux et autres. Certains se sont retrouvés très vite propriétaires de nombreux locaux commerciaux et autres, de plusieurs appartements, et sont devenus de riches rentiers. Ils ont accaparé la belle Algérie que nous avions donnée surtout aux pauvres. Pour Nacéra et Kiki, il s'agit de non-renouvellement du contrat de location. Tout simplement ! Terminés les échanges de points de vue sur les livres dans un endroit accueillant et aménagé avec goût. Et je me souviens de ce que m'a dit Kiki, un jour où nous discutions de la guerre de Libération nationale : « Annie, nous sommes orphelins. » Je ne leur dirai pas « courage », car ils en ont à revendre, mais simplement « à bientôt ».
Nacéra Saïdi, libraire Solde du compte
J'ai encore envie de parler de livres au moment où je fais ce que j'ai toujours mal fait, solder les comptes. Alors voilà les derniers coups de cœur d'une libraire qui va changer de vie :
Hassen Zahar, Miroir d'un fou, aux éditions Barzakh, un texte fort, dur, sans concession d'un homme qui va droit dans le mur parce que… libre et qui n'a qu'une obsession : l'écriture !
Les figuiers de barbarie de Rachid Boudjedra : dire la condition humaine dans cette histoire tellement tourmentée de notre pays. Seul Boudjedra peut le faire avec autant de force, de vérité et de poésie.
Femmes sans visage de Rabah Belamri enfin édité chez nous grâce aux éditions Apic.
Le pied de Hanane de Aïcha Kassoul, aux éditions Casbah : quelle force ! Quel courage ! Quelle écriture ! Bonnes vacances et merci à tous. Franchement, nous n'avons jamais été seuls dans cette magnifique aventure.
Laïd jebraoui , moudjahid
L'Espace Noûn quitte la scène culturelle nationale. Involontairement. Quitte mais ne disparaîtra pas. Laissons aux salariés du champ culturel le soin de discuter, de disputer, d'épiloguer sur cet « événement ». Un fait est là : un espace se clôt. Espace de confraternité, de convivialité, de découverte, d'initiative, de simplicité, de sympathie…Il se souvient d'avoir eu le privilège d'assister au modeste démarrage de cette noble aventure. La dame de « l'espace », Nacéra pour les intimes, s'est totalement investie dans ce projet original, à l'époque, dans l'Alger littéraire. Si frêle soit-elle, elle a pesé dans les domaines artistiques, iconographiques et a été d'un apport non négligeable dans l'univers du livre, du lancement de nombre d'auteurs et du rappel au respect dû à certains aînés. Je l'ai rencontrée à l'occasion de cet « au revoir ». Son regard reflète une tristesse courageuse. Souhaitons avec elle que, comme l'a dit un célèbre humoriste, la fermeture de notre Espace Noun ne contribuera pas à l'inculture qui semble, hélas, en plein progrès.
Selma Hellal, éditrice (Barzakh)
L'Espace Noûn, un jeudi après-midi, rencontre avec un auteur. « J'ai le trac », murmure-t-elle. Elle se tient le ventre, inspire fort, passe une main nerveuse dans ses cheveux – j'aperçois ses ongles, rongés comme ceux d'une écolière – et se lance enfin. Nacéra l'habitée souhaite la bienvenue, remercie les présents, parle du livre, s'emballe, bégaye presque. Pour trouver le mot juste, elle s'aide de ses bras, qu'elle ouvre, larges, généreux, de ses mains aussi, convulsives, qui se crispent, palpitent, avant de se glisser dans les poches arrière du jean's. Elle cède la parole à l'écrivain et va s'asseoir à même le sol, en tailleur. Elle écoute en clignant des yeux, fronce les sourcils d'attention – et d'épuisement sûrement. La rencontre finie, là voilà qui passe de l'un à l'autre, secondée par le loyal et taciturne Djaber – et avant lui, l'ardente Sihem aux yeux brûlants – proposant gâteaux et thé-ou-café. « Attention, souffle-t-elle, gardez un œil sur les livres. » La dernière fois, on lui en a volé cinq d'un coup. Trop distraite, Nacéra, trop occupée à distribuer sa fébrile amitié, à conseiller les lectures qui l'ont captivée. La belle aubaine pour les chapardeurs ; et parmi eux figurent des habitués, c'est sûr. Elle m'appelle un matin, grave, sa voix se tord, pour me confier – comme dans un gémissement –, qu'elle a lu Miroir d'un fou et qu'elle ne s'en remet pas, que ce texte lui cogne dans la tête : « Vrai, je n'en ai pas dormi de la nuit. » Un soir, lors d'un dîner, quelqu'un l'interpelle, siffle des mots qui font mal. Nacéra ne se démonte pas, elle répond lentement, mais sa voix est blanche et ses mains tremblent. Sombre pythie, elle parle et ne quitte pas l'homme des yeux, elle le fixe et le fixe encore, et n'est plus qu'un long, fiévreux chuchotement. Un jour, elle m'annonce, ses yeux souriant, que des gamins du quartier ont osé pousser la porte de la librairie. Demain, elle leur mettra des livres partout, ils pourront se tenir là, dans un coin, sans déranger personne, et revenir, jour après jour. Demain ! Nacéra échafaude, imagine, rêve. Nacéra l'habitée continue de rêver.
Julie Kretzschmar et Guillaume Quiquerez, compagnie Les Bancs publics, Marseille.
Dans le courant du mois de février 2007, nous déambulions à Alger. Premiers pas naïfs en Algérie, dans une quête confuse, guidés par un mobile artistique incertain. Tandis que nous cherchions ¬– à peine – un lieu dénommé Espace Noûn, une devanture de la rue Debussy nous apparut étrangement familière. Nous entrâmes dans l'antre. A Noûn 1, sur place ou presque, en quelques heures, nous parcourions alors une longue distance : partis des « sacs Tati » (puisque tel était l'objet de notre présence), nous nous approchions des livres, passions ensuite de ces derniers aux sardines, des sardines à la peinture, de la peinture à l'Histoire, de l'Histoire à la construction sociale des points de vue, pour aboutir finalement à cette interrogation : est-ce qu'on peut se parler ? A la question posée au centre d'un spectacle créé à Marseille un an plus tard, notre réponse était : oui, on le peut, il le faut, nous le voulons. Depuis lors, à chaque nouveau passage à Alger, nous avons (pour ainsi dire) vécu à Noûn 1, puis à Noûn 2 – territoires de croisements rares, de partages sensibles, de polyphonies créatrices. Noûn 2 ferme, mais ce qu'il a ouvert en nous continuera longtemps de se dilater. Pour cette générosité, cet engagement et cette belle amitié, Nacéra, Arezki, merci.
Yasmina Belkacem, chargée de com' aux éditions Chihab
Je soussignée Yasmina Belkacem atteste que Nacéra Saïdi et Arezki Tahar ont animé l'Espace Noûn sis 9, rue Chaâbani (ex Rabah Noel) à Alger jusqu'au 31 juillet 2010. Cet espace a été celui de la rencontre, du débat, de l'amitié. Noûn est devenu l'Espace. Et c'est au moment où cette librairie devient une institution, au moment où ces deux agitateurs culturels deviennent incontournables qu'ils sont obligés de fermer. Quoi qu'il en soit, je reste plus attachée à Kiki et Nacéra qu'à l'Espace Noûn. Car quoi qu'ils fassent, quels que soient les choix qu'ils feront demain, je suis convaincue qu'ils continueront à apporter une qualité indéniable à ce qu'ils entreprendront et à y insuffler la passion qui les anime.


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