Nous y sommes. Il y aura un avant et un après Covid-19. On n'y échappera pas. Car l'Algérie vient de basculer brutalement dans un temps que personne n'avait prévu. En tout cas, les mesures annoncées par Abdelmadjid Tebboune en disent long sur la gravité de la situation. Le fait est là, le Covid-19 est sorti de son foyer de Blida pour gagner d'autres régions. Et la pandémie qui s'annonce a donné au chef de l'Etat l'occasion de sortir de son confinement politique, de reprendre la main et d'affirmer l'autorité de l'Etat. Mais sans l'aval de la société civile et politique et des acteurs du Hirak qui lui ont retiré une épine du pied, en appelant à une pause «sanitaire» du mouvement populaire, il n'est pas sûr que le chef de l'Etat aurait vu sa tâche facilitée. Pour l'heure, la question qui taraude les esprits est de savoir si l'Algérie est en mesure d'absorber le choc qui s'annonce, d'autant que la baisse du prix du baril et la sécheresse en cours vont compliquer la situation. Nous verrons. En attendant, la seule chose qu'on ne verra plus, ce sont ces nantis du régime – ils n'ont pas disparu — qui seront de fait privés d'aller se faire soigner en Europe. Car avec la fermeture des frontières en Europe, le repli sur soi des pays, chacun des Etats membres de l'Union européenne (UE) accorde désormais la priorité à ses résidents : les notables étrangers, fussent-ils des «amis», ne seront plus admis dans les hôpitaux européens, français ou suisses en ce qui concerne les «malades» en provenance d'Algérie. Si jamais l'un de ces Etats européens s'avisait à faire exception, il s'exposerait à une violente réaction, à commencer par un refus du personnel soignant, déjà sur les dents, à les prendre en charge. Ce temps-là, celui des passe-droits dans le domaine des soins à l'étranger, est peut-être fini. Sur le plan politique, l'apparition du Covid-19 va-t-elle brouiller les cartes ? D'aucuns estiment qu'il va « tuer » le Hirak à partir du moment où les acteurs du mouvement populaire ont appelé à une pause. Le pouvoir est soupçonné par de nombreux acteurs, pas tout à fait à tort, de vouloir mettre à profit cette situation exceptionnelle pour tout interdire et reprendre la main sur une société qui échappait à son autorité. Soit. C'est un risque. Ça fait partie du jeu politique. Mais il n'est pas sûr que cette «pause» du Hirak lui profite. Car l'Algérie a changé. En effet, à l'instar de la Tunisie ou du Liban, l'Algérie n'est pas «hors-monde», voir hors-temps historique, ce n'est pas un pays «spécifique». Elle n'échappera donc pas à l'évolution historique en cours à travers le monde. Le Hirak, à travers ses différentes composantes, est en train de le prouver. Il a changé la donne. La recomposition politique entamée depuis le 22 février 2019 va se poursuivre. La mue a commencé. Elle est appelée à s'accélérer. Dans le paysage politique en train de se dessiner sous nos yeux, il y aura une gauche avec ses différentes composantes allant du social-libéralisme à la gauche radicale en passant par le courant de la gauche laïque, un courant droitier libéral moderniste, un courant droitier islamo-conservateur, un courant islamo-nationaliste à connotation quelque peu moderniste et un courant islamiste populiste franchement réactionnaire et rétrograde, tendance Ali Benhadj. Même la sphère politico-religieuse, confrontée au Covid-19 et à la poussée populaire, n'échappera pas aussi à la recomposition en cours. Elle est appelée à évoluer. Quand on voit El Magharibia-tv, qui appelait il y a quelques jours les Algériens à poursuivre le Hirak en se munissant de masques, changer subitement de fusil d'épaule, mais tout en restant sur des positions politico-religieuses qu'elle s'efforce un tant soit peu de masquer, c'est assez révélateur de ce qui se passe au sein de la mouvance islamiste, contrainte de rebondir, pour coller au mouvement populaire. Plus encore, quand on voit au Koweït un imam qui «a même changé l'appel à la prière», remplaçant «hayya ala salat» (venez prier à la mosquée) par «salat fi bouyoutikoum» (la prière dans vos maisons), ce que rapporte la chaîne qatarie Al-Jazeera qu'on ne saurait soupçonner de «laïcisme»,(1) c'est le signe que quelque chose bouge aussi dans le champ spécifiquement religieux. H. Z. (1) Courrier international du 15 mars 2020.