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Ce que la darija hérite de la langue punique
Publié dans Le Soir d'Algérie le 27 - 07 - 2020


Par Abdou Elimam(*)
C'est au début des années 1990 que j'ai eu l'occasion de découvrir la langue punique alors que j'étais dans un centre universitaire de recherche aux Etats-Unis. Un article d'une revue spécialisée mentionnait une stèle récupérée d'un bateau coulé au large du Brésil et cette stèle était écrite en langue punique.
La transcription phonétique que j'avais pu lire m'avait fait un effet magique. Je comprenais cette langue «morte» alors que je ne l'avais jamais rencontrée auparavant. Lorsque j'ai accédé à la traduction du texte, je me suis dit : «Mais c'est exactement ce que j'avais compris !» J'étais sur les pas de ma langue maternelle mais je n'en étais encore pas conscient totalement.
De retour de ce voyage, je suis allé à Carthage et j'ai pu plonger dans tout un ensemble d'inscriptions puniques traduites. Je découvre alors un lien évident entre ce qui se parlait à Carthage il y a 2 500 ans et ma langue maternelle. La darija ne vient donc pas de l'arabe... c'est une langue sémitique plus ancienne que l'arabe. Sa présence au Maghreb est probablement aussi ancienne que celle du berbère. Pour la faire découvrir, je me propose de présenter et commenter aux lecteurs quelques énoncés de cette langue appartenant à la branche sémitique et qui était parlée ici, près de 15 siècles avant l'arrivée des Arabes.
Pour éviter le système de transcription spécialisé des linguistes, je me propose de les écrire en caractères arabes afin que tout le monde puisse les déchiffrer. Notons, par ailleurs, que cette langue utilisait son propre alphabet, le phénicien, et s'écrivait (de droite à gauche). Rappelons, au passage, que cet alphabet phénicien a nourri de nombreux systèmes d'écriture de par le monde à commencer par les alphabets tifinagh, grec, hébreu, latin, araméen (ancêtre de l'arabe).
Examinons pour commencer l'exemple d'un énoncé simple. Nous le lirons d'abord dans un maghrébin moyen contemporain(1), puis dans la langue d'origine(2) :
Traduction : «Cette stèle est celle de Baalchamar et Amn son épouse, qu'a érigée pour eux leur fils Aazbaal pour l'éternité.»
On constate, avant tout, une différence de vocabulaire : (stèle)(épouse+pronom) ; مصبطت = ظرح (élever, ériger). Mis à part le [ه] non réalisé (اشت = زوجته) dans [ظن = طلع] — chose qui pourrait s'apparenter à un «accent» régional —, l'énoncé devient quasiment recevable pour un maghribiphone contemporain.
Voyons maintenant du texte suivi. Il s'agit d'un extrait d'une narration en punique, assertée (Poenulus présenté par M. Sznycer (1967), où le narrateur décrit son entreprise en vue de récupérer sa fille ainsi que son neveu retenus en otage-garantie (nb. c'était une pratique courante). La traduction offerte par M. Sznycer est la suivante :
930 les dieux et déesses que j'invoque qui (sont) en lieu-ci
931 que je mène ici mon entreprise à bonne fin, je le leur demande et qu'ils bénissent mon voyage
932 puisse-je reprendre ici mes filles, en même temps encore mon neveu
933 grâce à la protection des dieux et grâce à leur justice
Voici les quatre lignes dans leur transcription (effectuée par mes soins) en alphabet punique, puis en alphabet arabe, afin d'en faciliter le déchiffrage.
À première vue ce texte peut paraître bizarre, mais dès lors que l'on entre dans le détail, la situation s'éclaircit lentement mais surement. En effet, nous avons 11 mots du lexique :
- 02/11 sont étrangers au fonds lexical النت et النم noms de divinités;
- 01/11 a changé de signification - قراء - bien que le sens «d'évocation» ou «prière» est exactement celui que l'on retrouve dans قرءان, soit «prières» en syriaque ;
- 02/11 mots existant dans le fonds lexical mais d'une utilisation rare ou précieuse (poésie) مصر et مغرب signifiant, respectivement, «protection» et «justice» ;
- 06/11 mots qui ont conservé leur sens, même si leurs prononciations ont changé بنت أخي - بنت - قانع - قنت - مشية - مشني - ملاك - مقم
- Il y a 03/03 verbes qui sont encore en usage, même si leur forme a évolué : يبرك - نسالهم - إشتألم - يتمم - أتمم
Quant aux 9 mots grammaticaux (particules, adverbes, prépositions), il y en a :
- 06/09 qui n'ont pas ou peu bougé:
واحد - يحد - ثو*دكا - قو - لي - هني/هنا - هن - و
- 03/09 qui ont changé de valeur ou ont disparu :
ياش - كي - هذا - سيت - اللي - شي
Mises face à face, la version d'il y a 2 500 ans et celle d'un Maghribi moyen contemporain vont nous permettre une comparaison lucide :
Pour récapituler, disons que subsistent 8/11 (mots du lexique) + 3/3 (verbes) + 6/9 (mots grammaticaux). Soit, au total, 17/23 ou 74% de la langue punique encore en usage — du moins pour ce texte. Pour nous faire une idée de ces évolutions de la langue dans le temps, nous allons, dans un souci de comparaison brute, observer l'évolution de la langue française à partir d'un extrait des Serments de Strasbourg, document qui remonte à 1 200 ans (seulement) et qui symbolise la «naissance de la langue française» :
En français du VIIIe siècle
«Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non lostanit, si io returnar non l'int pois : ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iv er.»
En français du XXe siècle
«Si Louis observe le serment qu'il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son côté, ne le maintient pas, si je ne puis l'en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j'en pourrai détourner, nous ne lui serons d'aucune aide contre Louis.»
Observons, maintenant, quelques mots utilisés par nos ancêtres, voici un petit échantillon (tiré au hasard de notre Le maghribi alias ed-darija. Langue consensuelle du Maghreb – éditions Frantz-Fanon). Notons, tout de même, quelques évolutions telles que le «s» qui se prononçait «ch», ou le «t» qui pouvait se prononcer «d», le «kh» qui se prononçait «h», le «f» qui se prononçait «p», le pluriel se terminait en «im» au lieu de «in» :
On entend souvent dire «tel mot vient de l'arabe», ce qui n'est pas faux, bien entendu, mais avons-nous seulement réfléchi au fait que ce sont souvent des mots qui se disaient ici plus de 1 000 ans avant l'arrivée des Arabes ? De plus, un tel argument n'a aucune pertinence scientifique (ou historique) par contre il a la fâcheuse ambition de diviser, en réalité. Ce qui est visé, c'est de créer une scission entre la darija et l'arabe.
Mais attention, ces deux langues cohabitent depuis près de 1 000 ans, maintenant. C'est grâce à leur cohabitation que la société maghrébine a réussi à produire sa culture et sa langue consensuelle. Par conséquent, si le libyque et le punique étaient là, préalablement à l'arrivée des Arabes, c'est bien la prédominance du punique — dont témoignent de nombreux auteurs à commencer par saint Augustin — qui a facilité la pénétration de la langue arabe dans l'espace maghrébin. Mieux encore, elle lui sert de béquille, jusqu'à nos jours.
Qui aurait donc intérêt à casser cette béquille ? À qui profiterait la mise à l'écart institutionnelle de la darija ? Je vous laisse deviner.
A. E.
(*) Linguiste. Dernier ouvrage paru : Après tamazight, la darija - Ed. Frantz- Fanon, 2020.


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