On sait ce que devient la présomption d'innocence une fois qu'elle a obtenu son visa d'entrée dans nos contrées : vous êtes forcément coupable, jusqu'à ce que vous ayez prouvé votre innocence. D'où l'idée consubstantielle qu'il est dix fois plus préférable d'avoir dix innocents embastillés qu'un seul coupable en liberté, la loi du nombre et Dieu se chargeant de faire le tri ultime. On peut se demander d'ailleurs si cette propension à faire de l'exception la règle n'est pas inspirée de la culture religieuse et l'une de ses règles de précaution: éviter la faute en cachant son objet. C'est sans doute de ce principe que s'est inspiré un groupe de députés égyptiens qui a décrété, il y a quelques semaines, que les cerfs-volants pouvaient être un danger pour la sécurité du pays. En quoi faisant : simplement parce ces objets, aussi prisés dans les pays où le verbe voler ne se conjugue pas à tous les modes, peuvent être munis de caméras et être utilisés comme des drones. Sachant que certains désirs sont des ordres, des escouades de policiers se sont mises à grimper aux terrasses pour débusquer les volatiles en papier et les mettre hors d'état de nuire aux intérêts nationaux. On a même vu un policier s'emparer d'un cerf-volant et courir à toutes jambes avec son précieux butin, comme s'il s'agissait d'un étendard de guerre qu'il venait d'arracher à une escouade ennemie. Pendant cette chasse à courre, une chaîne de télévision satellitaire a continué à diffuser, comme si de rien n'était, des images de raccord d'un enfant égyptien, heureux, jouant avec son cerf-volant. Pourquoi ce soudain alarmisme et ces campagnes trop peu sérieuses contre les cerfs-volants en Egypte, alors que des dangers plus pressants se présentent à l'Ouest et aux sources du Nil ? Il se trouve simplement que comme tous les régimes autoritaires, les responsables égyptiens n'aiment pas que leur peuple et ses enfants jouent avec des objets qu'eux ne connaissent pas. Or, selon des théories récentes et assez crédibles, c'est grâce aux cerfs-volants que les anciens Egyptiens ont acheminé les lourds blocs de pierre qui ont servi à la construction des pyramides. Ce qui expliquerait sans doute, en partie, l'engouement des jeunes Egyptiens pour les cerfs-volants, depuis l'apparition du Covid-19 et du confinement imposé aux citoyens. Avec la fermeture des mosquées et les restrictions sur les rassemblements, il fallait bien que les Egyptiens trouvent d'autres distractions qui échappent au contrôle de leurs responsables. Que la théorie sur le transport des blocs de pierre soit exacte ou non, les historiens et autres spécialistes font généralement remonter les origines du cerf-volant à la Chine. Et c'est de la Chine que vient également le «Tik Tok», dont on parle beaucoup ces jours-ci. Pour les profanes qui ne se sentent pas concernés par la chasse aux applications pour mobiles, le «Tik Tok», mis au point par une société chinoise, est une application téléchargeable et gratuite. Elle permet notamment le partage de vidéos et les échanges entre internautes sur les réseaux sociaux, avec des possibilités d'agir sur ces vidéos et d'y introduire des transformations diverses. On connaît la méfiance légendaire des peuples du tiers-monde envers les innovations en provenance de l'étranger, surtout de l'Occident, notamment des applications d'échanges gratuites. Mais, vu que la Chine jouissait d'un préjugé favorable, surtout dans les pays arabes, le Tik Tok a connu, depuis son apparition en 2016, un succès appréciable, et plus rapidement encore en Egypte. Mais alors qu'il se contentait jusqu'ici de saisir les cerfs-volants et d'infliger des amendes à leurs propriétaires récalcitrants, le pouvoir a agi durement, cette fois, contre les utilisateurs du Tik Tok. C'est ainsi qu'un tribunal du Caire a condamné lundi dernier à deux ans de prison cinq internautes égyptiennes, reconnues coupables d'avoir porté «atteinte aux bonnes mœurs». Les cinq jeunes femmes, emprisonnées depuis le mois d'avril dernier, ont, en effet, publié sur le réseau Tik Tok des vidéos, jugées immorales par les autorités égyptiennes. Considérées comme des influenceuses sur la toile, en raison du nombre d'abonnés qu'elles ont sur Tik Tok, les cinq jeunes femmes ont été également condamnées à de très lourdes amendes. Haneen Hossam, qui avait 1,3 million d'abonnés sur Tik Tok, avait publié une vidéo dans laquelle elle assurait que les filles pouvaient «se faire de l'argent en travaillant avec elle». Ce que les autorités égyptiennes ont évidemment interprété comme un message de promotion de la prostitution. Jusqu'à leur arrestation, entre avril et mai derniers, les cinq condamnées étaient surtout connues pour avoir publié des parodies de chansons populaires égyptiennes, impliquant des personnalités politiques. Il faut dire que les réseaux sociaux sont sous étroite surveillance et qu'un message banal sur internet peut valoir à son auteur une arrestation et des poursuites judiciaires. Outre les nouvelles lois édictées sous la présidence du maréchal Sissi, l'Egypte dispose d'un impressionnant arsenal juridique réprimant aussi bien les atteintes à la religion que la critique des eaux du Nil. Quant au Tik Tok, il a désormais un nouvel adversaire en la personne du Président Trump lui-même, qui menace d'interdire le réseau qu'il accuse d'espionner ses adhérents et d'utiliser leurs données. Ce que font, évidemment, et en toute impunité, tous les réseaux sociaux d'échanges qui émaillent la toile. A. H.