Elle est belle, trop belle pour se balader dans les rues du Caire tête nue, mais comme la beauté ne rime pas souvent avec l'intelligence, Mona Al-Madhbouh a confondu Le Caire avec Beyrouth. Encore faut-il savoir de quel Beyrouth on parle, s'il s'agit de la partie est de la capitale, plus ouverte, ou des quartiers ouest dont certains sont en état d'alerte voilée en permanence. Pour avoir ignoré ce détail, ô combien important, Mona a été condamnée samedi dernier à huit ans de prison pour propagation de rumeurs et diffamation de l'Egypte et des religions.(1) Pas besoin d'être un familier des arcanes judiciaires égyptiens pour deviner que critiquer la qualité des restaurants égyptiens pendant le Ramadhan, comme elle l'a fait, c'est justifier toutes ces accusations. Cette jeune Libanaise de 24 ans, en rupture avec sa famille, s'est heurtée bien sûr aux mâles divers et libidineux qui hantent le pavé de la métropole égyptienne, le verbe haut et le reste. N'étant pas blonde, et donc peu susceptible d'être taxée d'idiote, Mona s'est pourtant comportée comme telle, en se laissant aller à crier sa révolte en vidéo et sur les réseaux sociaux. Selon ses dires, ce harcèlement s'est manifesté de diverses manières, du chauffeur de taxi lui reprochant de ne pas observer le jeûne aux jeunes de la rue l'invitant à le rompre, séance tenante, avec eux. Comme tout trop-plein qui déborde, Mona a déversé en mai dernier un flot d'insultes graves et sans doute compréhensibles sur les mâles d'Egypte, accusés de harcèlement, sans épargner les femmes. La violence des réactions émanant des internautes égyptiens et autres sur les réseaux a évidemment surpassé largement les excès relevés dans la vidéo postée par Mona Al-Madhbouh. Comme d'habitude en pareil cas, la justice égyptienne a eu la main lourde et a pris en considération, semble-t-il, l'ampleur prise par l'évènement sur la Toile et dans la rue et criant justice. La pression a été tellement forte, en la circonstance, qu'un tribunal du Caire s'est saisi promptement du dossier par une procédure d'urgence assez exceptionnelle en matière pénale. On sait aussi pertinemment que le mot justice signifie trop souvent vengeance, lorsqu'il est brandi par des foules immatures et sous l'emprise d'une fièvre nationaliste et/ou religieuse. Souvenons-nous des déboires relativement récents de la chanteuse égyptienne Shirine Abdelwahab, conspuée, vouée au bûcher et condamnée à la prison pour avoir porté atteinte au Nil. On lui avait reproché d'avoir dit qu'on risquait la bilharziose à se baigner dans les eaux du Nil ou à en boire, bien qu'on ait eu, depuis longtemps, la preuve par Abdelhalim Hafez(2) que c'était vrai. Bien qu'elle fût égyptienne et de ses protestations d'innocence et d'amour pour son pays, Shirine a été condamnée à six mois de prison, assortis d'une amende, pour atteinte au divin Nil et à son don l'Egypte. Heureusement pour elle que sa condamnation a été annulée en appel, en avril dernier, et qu'elle a été reconnue non coupable des faits qui lui étaient reprochés. Heureusement aussi pour sa carrière parce que la pulpeuse chanteuse égyptienne était menacée de boycott par le tout-puissant (relativement) syndicat des artistes égyptiens, mortellement patriote. Tout comme Shirine Abdelwahab, et brutalement réveillée de sa torpeur naïve par la sévérité du verdict, Mona Al-Madhbouh s'est confondue en excuses et a demandé pardon. Elle a affirmé qu'il n'était pas dans son intention, en diffusant sa vidéo sur Facebook, d'insulter l'Egypte et son peuple auxquels elle demandait humblement pardon. Pour sa défense, la chaîne privée égyptienne Dream TV a donné la parole au père de Mona, dans la soirée d'avant-hier, qui a affirmé qu'il n'avait pas vu la vidéo de sa fille par pudeur. Néanmoins, l'homme âgé de 78 ans a plaidé les circonstances atténuantes pour sa fille, affirmant qu'elle avait subi à l'âge de douze ans une opération au cerveau qui avait altéré son équilibre nerveux. De fait, la défense de Mona a axé sa plaidoirie sur cette intervention chirurgicale délicate et coûteuse, qui avait nécessité un appel public à des dons et qui avait retenti sur le comportement de Mona. Le père de la jeune Libanaise a d'ailleurs suscité l'émotion du public, lorsqu'il a affirmé qu'au vu de son âge, il craignait de ne jamais la revoir avant de mourir, si elle restait en prison. L'affaire sera jugée en appel le 25 juillet prochain, mais le déchaînement médiatique qui a accompagné et suivi le procès ne s'est pas calmé pour autant, et le peuple égyptien se découvre de nombreux amis. Mais si les internautes ont lancé la première salve, le véritable artisan du procès Mona Al-Madhbouh est le tristement célèbre avocat du barreau du Caire, Samir Sabri. Ce dernier, ainsi que deux ou trois «Maîtres Pathelins» de la même veine se sont particulièrement spécialisés et illustrés dans les accusations contre des célébrités pour «mépris des religions». Invoquant cette loi, mise en place par Sadate, mais toujours en vigueur, Samir Sabri, qui préfère être appelé «douktour» plutôt qu'«ustaz», a notamment requis contre la poétesse Fatima Naout. Elle avait été condamnée en 2016, sur plainte du vigile des bonnes mœurs, pour avoir critiqué le sacrifice du mouton de l'Aïd et les souffrances qu'il occasionnait aux animaux. Il s'en était pris également, au nom de la même loi, à la réalisatrice Inès Deghaïdi, à la suite d'un rêve qu'elle avait raconté sur sa page Twitter et au cours duquel elle avait dit avoir vu Dieu. Beaucoup de gens ont «fait» le même rêve sans être inquiétés outre mesure, mais Inès a osé demander à Dieu de lui expliquer certaines paroles des prophètes, qu'elle ne «comprenait pas toujours très bien». Alors, amis internautes et sur Facebook en particulier, réfléchissez bien à tout ceci avant de poster quoi que ce soit, et surtout méfiez-vous des «douktours», champions de l'Islamisme ! Et si jamais il vous arrive de voir Dieu en rêve, surtout taisez-vous, ne lui dites rien, même si l'envie vous tenaille ! A. H. 1. La loi égyptienne punit en théorie l'atteinte aux religions, puisque le pluriel utilisé à dessein pour montrer les bonnes intentions du législateur exclut dans les faits les attaques anti-Coptes. A ma connaissance, aucun tribunal égyptien ou arabe n'a condamné le fait pour un imam ou un simple quidam de se référer aux chrétiens et aux Juifs en les traitant de mécréants et d'ennemis de Dieu. 2. Le «Rossignol brun», inoubliable interprète des poèmes de Nizar Qabani, est décédé effectivement, en 1977, des effets d'une bilharziose qu'il avait contractée à l'âge de douze ans, en se baignant dans les eaux du Nil.