Par Zineddine Sekfali* Il y a vingt-deux ans, l�islamisme investissait les rues d�Alger et faisait ainsi une entr�e fracassante sur la sc�ne politique nationale. Son id�ologie nettement autoritaire et sommaire choquait d�autant plus qu�elle n�avait rien de commun avec les divers r�gimes politiques, syst�mes institutionnels et courants de pens�e �conomique existants ou connus. Mais tr�s vite, on allait se rendre compte que l�islamisme avait une strat�gie, un but pr�cis qui est la prise du pouvoir, et qu�il �tait aid� � cette fin par d�habiles tacticiens. En octobre 1988, le �splendide lever du soleil� de la d�mocratie que beaucoup esp�raient, ne s�est pas produit ; l�islamisme avait r�cup�r� la contestation populaire et se pr�sentait comme l�unique alternative au r�gime en place, qui se d�litait. Si par son discours � connotation religieuse, l�islamisme a subjugu� certains et fait croire qu�il se situait dans les prolongements de l�Islam, pour d�autres par contre, lucides et au courant des exp�riences islamistes v�cues dans d�autres pays, ce mouvement n��tait qu�un surgeon ind�sirable et une excroissance regrettable de la religion. D�o� ces questions simples : qu�est-ce que l�islamisme a de commun avec l�Islam ? Peut-on confondre Islam et islamisme ? Qui peut croire que l�Islam est responsable de ce qui s�est pass� en Alg�rie, depuis 1990 ? O� en est-on avec l�islamisme, ce mouvement politico-confessionnel ? Les choses sont-elles plus claires et les responsabilit�s des uns et des autres plus nettes ? Sommes-nous encore dans le statu quo, ou sommes nous entr�s dans une phase de transition et si oui, vers quoi nous dirigeons-nous ? Islam et islamisme : la clarification La confusion entretenue entre l�Islam et l�islamisme, sous le regard r�joui des non-musulmans qui ont des comptes � r�gler avec l�Islam, est en train de se dissiper. Chez nous, une d�cantation s�est apparemment produite ; nombreux sont les citoyens qui reconnaissent qu�il n�y a pas chez nous de probl�me religieux mais des probl�mes politiques et sociaux. Mieux encore, les gens se rendent � l��vidence que l�islamisme est � l�Islam ce que le fanatisme est � la foi. Au fond, n��tait la ressemblance formelle entre les deux mots, l�islamisme n�a qu�un p�le rapport avec l�Islam. En effet, l�Islam c�est la foi, cette force de la vie (Tolsto�) et la foi n�a jamais appel� au crime. La foi lib�re des angoisses m�taphysiques et permet de r�soudre les probl�mes existentiels. Elle affirme le libre-arbitre de l�individu et conforte sa libert�. L�islamisme par contre n�est rien d�autre que du fanatisme. Contrairement � la foi, le fanatisme est une force de mort ; il s�me la d�solation et la ruine. Il asservit l��tre humain n� libre et annihile son esprit critique. En s�appuyant sur le fanatisme, l�islamisme produit l�extr�misme et le totalitarisme. Il est manipulateur qui a oubli� l�imposture du coup du rayon laser projet� au-dessus des foules h�b�t�es, au stade du 5- Juillet, un certain jour de 1991 ? Des croyants ont �t� transform�s par ses harangues en tueurs et en automates se faisant exploser au milieu de paisibles citoyens ! Quoi que l�on fasse, les d�cennies 1990 et 2000 resteront une page noire dans l�histoire de l�Alg�rie. On se souviendra longtemps encore que, trente ans apr�s l�ind�pendance, des Alg�riens ont pris les armes contre les Alg�riens. Si parfois des �trangers ont �t� attaqu�s, c��tait g�n�ralement des gens sans d�fense, qui ignoraient tout des probl�mes alg�ro-alg�riens. Le seul r�sultat obtenu par ces agressions commises ici ou ailleurs, a �t� de r�activer le racisme antiarabe, de relancer l�islamophobie et d��tayer la th�se belliciste du �choc des civilisations �. L�islamisme a terni l�image de l�Alg�rie et des Alg�riens. Dans le monde arabe et musulman, les Alg�riens tra�nent une r�putation de n�ophytes illumin�s. Dans les pays occidentaux, l�Alg�rien passe pour un instinctif violent et dangereux ; d�o� une baisse des visas attribu�s et une hausse des expulsions. Ici, les revendications des extr�mistes avaient atteint le summum de l�absurde ; ils voulaient nous obliger � changer la fa�on de nous habiller, notre physionomie et notre apparence physique, � bouleverser nos habitudes alimentaires, � assister aux �difiantes c�r�monies de d�capitations, mutilations et de flagellations, � instaurer l�apartheid contre les femmes qui ne devaient se montrer que masqu�es, gant�es et v�tues de la t�te aux pieds, comme des p�cheresses p�nitentes ou des nonnes clo�tr�es� Imagine-t-on Hassiba Ben Bouali, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired et d�autres combattantes et militantes alg�riennes, dans un tel accoutrement ? Quelle personne dou�e de raison peut forcer son peuple � proc�der � une marche arri�re dans le temps, de plusieurs si�cles ? L�Etat : grandeur et servitudes L�islamisme a s�rieusement �branl� l�Etat et l�a fait vaciller. L�Alg�rie a failli ressembler � certains pays en guerre contre eux-m�mes et qui ne cessent de s�autod�truire. Mais la situation, ind�cise une courte p�riode, a �t� r�tablie �par le fer et par le feu�, pour reprendre des mots d�un c�l�bre homme d�Etat prussien. Dans une r�cente interview � un quotidien national(1) , le pr�sident de la CNCPPDH a dit : �Le terrorisme est terrass� � La reprise en main fut, en effet, violente et dure ; il ne sert � rien de se dissimuler la r�alit�. Il n�y a pas lieu non plus d�avoir des complexes sur ce sujet, car partout il est du devoir de l�Etat de veiller au maintien de l�ordre et de la s�curit�. Partout, l�Etat a le droit d�utiliser la force, puisqu�il a le devoir de prot�ger leur pays et ses citoyens. De plus, notre Etat, attaqu� avec des armes directement et � travers ses symboles, �tait en situation de l�gitime d�fense. En l�occurrence, la seule question que l�on pourrait se poser, serait de savoir si la r�action de l�Etat a �t� proportionn�e aux agressions commises. La r�ponse ne peut �tre qu�affirmative, pour ceux qui ont v�cu la d�cennie 1990 ; la r�plique � tous les crimes inexpiables commis, ne pouvait �tre qu�� la hauteur de leur gravit�. Il est vrai aussi que des �l�ments des services de s�curit� ont commis des d�passements r�pr�hensibles ; des sanctions ont �t� prises, quand de tels faits ont �t� �tablis. On sait que l�Etat a vers� des r�parations aux victimes ou � leurs ayants droit. Cependant, personne ne saurait exiger de l�Etat alg�rien de �faire repentance� pour avoir pris les dispositions destin�es � r�tablir la paix et la s�curit�. Conna�t-on, du reste, un seul repenti ayant sollicit� le pardon des victimes ou de leurs ayants droit ? Au contraire, certains rejettent ce qualificatif, tout en se disant favorables � une r�conciliation, suivie d�une amnistie et couronn�e d�une r�habilitation. Mais ce qu�il importe de souligner, c�est que l�islamisme � main arm�e a �t� militairement battu. Pour autant, est-ce que l�islamisme politique est entr� dans une phase de d�clin irr�versible ? Au risque de g�cher l�optimisme ambiant, rien n�est moins s�r ! L�entrisme et la cohabitation : une tactique payante L�islamisme version civile et politique a en effet surv�cu � la tourmente. Ayant tir� les le�ons de sa d�faite militaire, il a r�ajust� sa tactique. Certains signes ne trompent pas. En effet, l�islamisme, tous sigles confondus, accepte en l��tat actuel de l��quilibre des forces, de surprenants compromis ; il s�est par exemple accommod� du retour des zaou�as pourtant honnies par ses mentors, le wahhabisme et les id�ologues du salafisme. Il se f�licite de la reviviscence des confr�ries ; c�est que les sectateurs des zaou�as sont de potentiels sympathisants et �lecteurs. Par ailleurs, profitant d�une ambiance de religiosit� surfaite et de pi�tisme ostentatoire, l�islamisme ratisse large dans les masses populaires. En fait, on voit bien qu�il tend � infiltrer l�ensemble du corps social. On rappellera ici le comportement ahurissant de ces imams qui, dans une c�r�monie officielle, en pr�sence d�un ministre, ont refus� de se lever au moment o� l�on jouait l�hymne national. Par ailleurs, un quotidien �lectronique(2) qui, dit-on, est g�n�ralement bien inform�, a r�cemment r�v�l� que sur 460 000 enseignants des �coles, 300 000 sont affili�s � un parti islamiste, ce qui lui permettrait, ajoute ce quotidien, de bloquer tout projet de r�forme qui ne leur pla�t pas. Si l�on y ajoute la m�diatisation des affaires d�lictuelles � connotation religieuse (suspicions d�apostasie, ruptures du je�ne, ivresse publique et comportements jug�s impudiques.), puis l�inhumaine condamnation � mort prononc�e par le tribunal criminel de Guelma contre un ancien moudjahed �g�, et le brutal rejet par la Cour supr�me du pourvoi en cassation form� contre cette condamnation, � deux d�cisions de justice que le pr�sident de la CNCPPDH avoue lui-m�me ne pas comprendre �, on a l�impression qu�on se dirige vers l�instauration d�un Etat th�ocratique ce qui, en terre d�Islam et notamment pour les sunnites que nous sommes, est une aberration absolue. Or, dans le m�me temps, on ferme les yeux sur la pratique du �er-ribh el-fahech�, qui est dans le �chr�a� aussi r�pr�hensible que �er-riba�. On semble indiff�rent � la fraude fiscale des milieux affairistes et aux �beznasya � blanchisseurs de capitaux. Au plan �conomique, l�islamisme se contente pour l�instant de contr�ler le secteur commercial, l�import-export et l�informel, tr�s lucratifs comme on sait. De toute �vidence, il se complait dans l��conomie de bazar. Mais son contr�le pourrait s��tendre � la finance, c�est-�-dire � la masse mon�taire en circulation et aux fortunes th�sauris�es hors des circuits l�gaux. En v�rit�, jamais les principes et valeurs basiques de la morale islamique, comme les lois les plus �l�mentaires de l��conomie, n�ont �t� aussi transgress�s dans notre pays. Au plan politique, l�islamisme pacifi� ou domestiqu� � c�est selon � se suffit pour l�instant de quelques �maroquins� et de �quotas� dans les rouages de l�Etat. Il tient un discours altern� ; il passe de l��loge dithyrambique � la critique acerbe vis-�-vis du gouvernement dont il est membre. Ces pirouettes sont des proc�d�s dans lesquels les politiciens excellent : le cynisme passe pour de la haute politique. Mais en d�pit de tous les brouillages, des �vidences sautent aux yeux : comment les islamistes peuvent- ils �tre les alli�s des autres partis, qui en principe les combattent et leur barrent la route qui m�ne � ce pouvoir ? Est-ce une alliance ou n�est-ce pas plut�t une cohabitation forc�e ? Le pluralisme est de fa�ade : les partis de l�Alliance sont certes plusieurs, mais ils sont interchangeables, comme le sont les chanteurs dans une chorale ; leurs discours sont pareils et leurs projets et programmes politiques ne diff�rent pas fondamentalement. C�est pour cela sans doute, que les remaniements minist�riels ressemblent de plus en plus au jeu des chaises musicales. Cependant, il ne faut pas se leurrer : l�islamisme a, par tactique et pr�caution, gard� un autre fer au feu. D�une certaine mani�re, le pr�sident de la CNCPPDH nous adresse une mise en garde(3) : �Le terrorisme est un fl�au qui peut toujours rena�tre des ses cendres.� En fait, il existe encore des groupes arm�s, certes moins nombreux et dont l�activit� est moins intense, mais qui ne sont pas moins nuisibles. Leurs chefs, apr�s avoir proclam� leur vassalit� aux cheikhs bas�s quelque part dans l�Hindou-kouch, activent � pr�sent dans plusieurs Etats du Sahel. Premi�re cons�quence des agressions commises dans ces pays voisins, pacifiques et fragiles : des corps exp�ditionnaires �trangers y op�rent aussi. Sachant comment les choses tournent l� o� il y a pr�sence militaire �trang�re, on peut craindre que nos voisins ne soient en train de s�engager � leur tour dans un engrenage infernal. Conclusion en forme de v�u Pendant ce temps-l�, la d�mocratie, qui est le rem�de universel contre l�autoritarisme tant la�que que religieux, s��loigne de l�Alg�rie ; paradoxalement, elle ferait plus peur que l�autoritarisme ! Toutefois, une chose m�rite d��tre soulign�e : les deux grandes institutions qui forment � qu�on le veuille ou pas � la colonne vert�brale de l�Etat, et qui en garantissent la p�rennit�, restent ferm�es et imp�n�trables aux extr�mistes et aux mouvances politico-religieuses. Qu�Allah fasse qu�elles le demeurent ! Z. S. *Ancien ministre (1) Interview parue dans El Watan du vendredi 13 ao�t 2010. (2) TSA du 10 ao�t 2010.