Les hommes d'affaires qui gravitaient autour des plus puissantes sphères politiques du pays étaient dotés d'un pouvoir sans limites qui est mis progressivement à jour par les enquêtes menées. Un pouvoir qui leur offrait, entre autres, la possibilité d'influer sur le cours de la justice et adapter des verdicts à leur convenance. Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Trois noms sont apparus dernièrement lors de témoignages accablants livrés par des magistrats soumis à un terrible diktat : Abdeslam Bouchouareb, Ali Haddad et Mahieddine Tahkout. Les magistrats en question, des femmes dans leur majorité, ont été auditionnés dans le cadre des investigations menées autour du dossier de Tayeb Louh et des moyens que celui-ci utilisait pour faire des hommes de loi des outils au service des oligarques. Le premier témoignage, le plus poignant aussi, est celui d'une ancienne présidente de la chambre chargée des litiges commerciaux au niveau de la cour d'Alger. Pour des raisons évidentes, son nom ne saurait être dévoilé avant sa comparution, en qualité de partie civile, devant le juge chargé de l'affaire de Tayeb Louh. Ses tourments commencent au début de l'année 2018 lorsque lui parvient un dossier portant sur un litige opposant Ali Haddad à Saïd Allik, ancien président de l'USMA. Un premier jugement a été rendu, en 2017, en défaveur du puissant Haddad qui ne l'entend pas de cette oreille et compte bien ne pas verser à son adversaire la somme de deux milliards de centimes après sa condamnation par la justice. L'homme d'affaires veut gagner la partie, obtenir gain de cause. Il prend contact avec l'ancien ministre de la Justice qui passe immédiatement à l'action. Le procédé suit un processus que les magistrats connaissent bien à cette époque. Louh ordonne à l'inspecteur général du ministère, lourdement inculpé dans ce dossier, de contacter l'ex-président de la cour d'Alger afin de trouver une solution rapide au problème que lui a posé Haddad. La juge affirme que ce dernier lui avait alors demandé de «procéder à une enquête complémentaire sur l'affaire», une demande inconcevable à ses yeux et au regard de la loi car ayant achevé d'étudier les faits et s'apprêtant à rendre son verdict. Le stratagème, explique-t-elle, visait alors à inverser le processus et le reprendre depuis le début et reprogrammer ainsi à nouveau le dossier. Elle refuse et annonce qu'elle s'apprête à rendre un verdict en fonction de ce que prévoit la loi. Le jour dit, une collègue lui fait parvenir un message qui en dit long sur les complots qui se tramaient de ce temps. La magistrate apprend que son nom vient d'être ajouté à la liste des juges concernés par un mouvement partiel décidé de manière inattendue. Elle résiste et refuse de remettre le dossier Haddad au juge qui lui succède et qui prend ses fonctions dans la journée et fait valoir son droit à la prononciation de la sentence car ayant travaillé sur l'affaire. Une seconde décision est prise à son encontre : elle est dégradée, nommée conseillère, mutée à Blida et son salaire amputé de 16 000 DA. Dans son témoignage aux enquêteurs, la magistrate sanctionnée estime que le remaniement avait été décidé uniquement pour lui faire barrage, qu'elle ne pouvait être empêchée de rendre son verdict car elle en avait été informée deux jours avant de siéger, mais que les sanctions sont tombées rapidement lui ôtant cette prérogative. L'ex-président de la cour d'Alger lui fait une remarque qui reste gravée dans sa mémoire : «Derrière l'intervention qui a été demandée, il y avait une personne au-dessus des lois.» Dans son témoignage, ce dernier confirme avoir pris attache avec la magistrate, que la composante de la chambre en question avait été modifiée de façon à ce que le dossier Haddad puisse à nouveau être enrôlé, ce qui allait permettre d'agir en sa faveur. Il évoque également les grandes pressions exercées par l'ex-inspecteur général du ministère de la Justice, bras droit de Tayeb Louh. Dans ses déclarations, le successeur de la magistrate sanctionnée avoue avoir été, lui aussi, mis sous pression par les mêmes personnes pour déprogrammer le dossier de Ali Haddad et avoir obéi aux instructions par crainte de subir le sort de sa collègue. «J'ai vu ce qui lui est arrivé, j'ai eu peur...», dit-il. Confronté aux terribles témoignages, Haddad nie tous les faits, visiblement mal à l'aise, il refuse une première fois de répondre aux questions qui lui sont posées en l'absence de son avocat, mais se contente d'affirmer qu'il ignore tout de l'histoire de cette juge lorsqu'il est interrogé une seconde fois. L'ancien patron de l'ETRHB dit aussi avoir oublié qui lui a donné les numéros de téléphone de Tayeb Louh. Son téléphone permet également de retrouver des sms compromettants dans lesquels il sollicite Saïd Bouteflika pour la libération d'un ami incarcéré pour une histoire d'infraction à la loi portant sur la garde d'enfants, et régler en second lieu le problème auquel se trouve une autre de ses connaissances au niveau de la justice, «un contentieux commercial». Haddad nie, une fois de plus, tous les faits qui lui sont reprochés, mais sa position ne lui sert plus à rien, Saïd Bouteflika vient de s'exprimer sur le sujet : il déclare avoir reçu ces sms et les avoir transmis à Tayeb Louh. L'ancien conseiller de Abdelaziz Bouteflika rappelle que son aide était extrêmement sollicitée dans tous les domaines mais qu'il n'avait jamais donné de directives aux ministres. Les messages qu'il avait reçus ont été transférés le jour de leur réception à l'ancien ministre de la Justice. Même scénario avec Mahieddine Tahkout Au cours des mêmes années, 2017 à 2019, un scénario similaire se déroule au tribunal de Boumerdès où de fermes instructions sont données pour éviter des sanctions judiciaires à Tahkout. Une fois de plus, la victime n'est autre que la présidente de la cour de la chambre des litiges commerciaux à Boumerdès, et les instructions viennent, là aussi, de l'ex-inspecteur général du ministère de la Justice qui avoue avoir agi sur ordre de Tayeb Louh. Au tribunal de Boumerdès, le procureur général est instruit d'exercer des pressions sur la magistrate qui refuse de suivre des directives en faveur de Tahkout. Cette dernière fait savoir que le procureur intervenait systématiquement lorsque des dossiers de Cima Motors parvenaient. La juge avoue qu'il avait été demandé de refuser la plainte introduite par la SNVI à l'encontre de Tahkout mais qu'après refus, il lui a été demandé de trouver le moyen de rendre un verdict en sa faveur. Elle apprend que la demande émanait directement de Tayeb Louh et que ce dernier voulait que toutes les décisions rendues soient en faveur de l'homme d'affaires. Des menaces à peine voilées lui sont adressées : «Tahkout finance la campagne de Bouteflika, si vos décisions de le sanctionner sont maintenues, ce sera à vos risques et périls.» La juge résiste et tranche en faveur de la SNVI. Elle est dégradée et mutée à Chlef ! Abdeslam Bouchouareb refuse de rembourser ses crédits... La magistrate subit une sanction à laquelle elle avait échappé quelques années plus tôt en raison de son refus d'obéir à d'autres instructions qui lui avaient été données dans un tout autre dossier, celui de Abdeslam Bouchouareb. Au moment où les faits se déroulent, l'ancien ministre de l'Industrie met en place son projet de transformation de la pomme de terre en chips. Pour ce, il demande et obtient un crédit, dont le montant est inconnu, mais qui dépasse largement les besoins de l'affaire. La banque auprès de laquelle il a contracté le crédit lui demande de remettre l'argent non utilisé, 25 millions de DA. Face au refus de Bouchouareb, la banque dépose plainte auprès du tribunal de Rouiba. Ce dernier refuse cependant de l'enregistrer. Les plaignants se tournent alors vers le tribunal de Boumerdès. Le dossier aboutit au niveau de la chambre chargée des litiges commerciaux. Très vite, les interventions et interférences suivent. L'ex-président de la cour lui demande de refuser la plainte comme l'avait fait le tribunal de Rouiba ou de trancher en faveur de Bouchouareb. De grandes pressions s'exercent, des menaces sont proférées, «il me disait que j'allais me retrouver à Tamanrasset si je maintenais ma décision, je voulais appliquer la loi». Le dossier traîne un moment, le sort veut qu'un remaniement ministériel intervienne entre-temps. Abdeslam Bouchouareb ne fait plus partie du gouvernement, la juge s'en sort. Mais c'était avant l'arrivée du dossier Tahkout... A. C.