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Comment Louh a mis la justice au service du clan Bouteflika
Une enquête en révèle tous les détails
Publié dans Le Soir d'Algérie le 08 - 09 - 2020

L'enquête diligentée dans l'affaire Tayeb Louh a pris fin. Elle a établi, prouvé l'existence de véritables réseaux chargés d'orienter le cours de certains dossiers sensibles, en exerçant des pressions terribles sur des magistrats qui n'ont pas hésité à témoigner contre leur ancien ministre. Certains d'entre eux ont décidé de se porter partie civile lors du procès où est également attendu le témoignage accablant de l'ex-secrétaire général du ministère de la Justice.
Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Le témoignage que le SG a livré aux enquêteurs est lourd, très compromettant. Fin analyste, il parvient à résumer en quelques phrases le «système» mis en place par Louh, ses rouages, ses raisons et ses terribles conséquences sur le fonctionnement de la justice. Il dresse d'emblée le décor en affirmant que «tous les magistrats savent parfaitement de quelle manière se déroulaient les nominations à cette époque... en fonction de leur proximité et leur fidélité au ministre». Une situation qui lui déplaisait, et dont il s'était éloigné, soutient-il, tout en affirmant que 80% des instructions de Louh étaient véhiculées par l'inspecteur général du ministère de la Justice. Il avoue en avoir été témoin, car certains de ces ordres ont été donnés de son bureau. Des exemples sont cités.
Législatives 2017 à Ghardaïa : le président de la cour muté pour ne pas avoir appliqué les instructions de Louh
Le premier concerne l'immixtion prouvée du ministère durant les législatives de 2017. Tayeb Louh était à l'époque contrarié par un problème survenu dans cette wilaya sensible, où le président de la cour refusait d'obtempérer aux instructions qui lui venaient d'Alger. Le problème ? Il concerne une ancienne membre du comité central du FLN, tendance hostile à Djamel Ould Abbès, qui a déposé après les délais son dossier de candidature, dans les listes des indépendants. Aux enquêteurs, la concernée affirme ne jouir d'aucune immunité et que son seul tort est d'avoir pris du retard dans la collecte de signatures. Bizarrement, celle-ci reçoit le soutien du ministère, du ministre lui-même qui agit via le secrétaire général afin de solutionner rapidement ce problème. D'anciens hauts responsables de ce ministère affirment que ce SG disait que le «président de la Cour de Ghardaïa avait créé un problème en refusant d'appliquer les directives de Louh, ce qui n'avait pas lieu d'être», martèle-t-il car, leur disait-il, «il avait un avenir politique personnel qui s'inscrivait dans la réussite du cinquième mandat».
Dans ses réponses aux enquêteurs, l'ex-SG du ministère de la Justice résume la situation, en affirmant que «les principaux ministres de cette époque travaillaient en perspective du cinquième mandat, et que l'opération se déroulait entre le ministère de la Justice et le Premier ministre Ouyahia. Le ‘'problème'' de Ghardaïa entre justement dans ce cadre. Les signatures amassées pour lui permettre un poste à la députation allaient en fait être aussi utilisées durant la collecte de signatures qui allait se dérouler pour le cinquième mandat». En colère, Tayeb Louh demande à ses collaborateurs de joindre le président de la Cour de Ghardaïa. Contraints d'obéir aux ordres, ils s'exécutent. Face au refus de ce dernier, l'inspecteur général du ministère de la Justice profère des menaces et demande à la concernée de saisir la chambre d'accusation. Des instructions ont été données là aussi pour que l'affaire se dénoue en sa faveur. Le président de la Cour de Ghardaïa est muté, et les magistrats qui l'avaient soutenu sanctionnés. Interrogé sur ce sujet, le fameux ex-secrétaire général du ministère avoue : «Le ministre m'a appelé pour me demander de lui amener les documents récoltés par la candidate à Ghardaïa
Renouvellement du Sénat en 2015 : des magistrats attaqués au taser
Tous les magistrats questionnés durant l'enquête, ils sont au nombre de neuf, attestent du rôle terrible joué par cet inspecteur qui affirme, lui, n'avoir fait qu'exécuter la feuille de route de Tayeb Louh. Son nom est évoqué par tous les juges et procureurs mis sous enquête. L'une des magistrates victime de ses pratiques a décidé de se porter partie civile dans cette affaire. Son nom ne pourra être dévoilé avant le procès. Son histoire a fait grand bruit parmi ses collègues. Chargée de trancher lors d'une plainte déposée par la SNVI contre Mahieddine Tahkout, elle s'est retrouvée, selon ses dires, prise dans une très grande tourmente, sous de très grosses pressions exercées par le SG du ministère pour que justice soit rendue en faveur de Tahkout. «C'est l'un des financiers du cinquième mandat, à tes risques et périls», lui lance le collaborateur de Tayeb Louh lorsqu'il apprend que cette magistrate avait décidé de ne pas appliquer ses directives. Durant la même période, un autre contentieux oppose Tahkout à la Sonacome, le même scénario se répète. La magistrate décide de débouter Tahkout. Des magistrats acquis au SG et Tayeb Louh lui mènent la vie dure. Le SG met aussi ses menaces à exécution. Il la dégrade, la nomme conseillère, une fonction qui lui ôte la possibilité d'agir dans cette affaire, et la mute à Chlef avec un salaire largement amputé.
Le contentieux avec la SNVI n'était rien d'autre qu'un différend pour un terrain où Tahkout garait ses bus. La juge affirme que toutes les instructions venaient de Louh et de la présidence de la République. Le juge qui la remplace subit des pressions similaires et raconte dans les mêmes termes les propos menaçants du SG du ministère : «Il finance le cinquième mandat, il faut l'aider.» Durant son audition, Mahieddine Tahkout nie tous les faits qui lui sont reprochés. Il affirme ne pas avoir été en contact avec Tayeb Louh, et que son seul contact avec les ministres était Abdelmalek Sellal, qu'il appelait durant les fêtes religieuses.
Les faits de ce genre sont, malheureusement loin d'être isolés. En 2015, des magistrats concernés par l'opération du renouvellement partiel du membre du Sénat vivent des moments de terreur. Cinq juges se sont penchés sur des listes FLN lorsque des individus munis d'armes blanches défoncent la porte du bureau. L'un d'eux tente alors de prendre la fuite vers un étage supérieur mais il est rattrapé. Il subit une fouille corporelle, il est battu, subit des violences corporelles et reçoit des coups de pistolet électrique, (taser). En bas, ses collègues subissent aussi le supplice des tasers. Bizarrement, aucune enquête n'est ouverte. Le SG du ministère de la Justice affirme avoir été informé et avoir informé le ministre qui était déjà au courant ! Il avoue n'avoir dépêché aucune équipe pour enquêter sur l'affaire, car n'ayant pas reçu d'instruction en ce sens. «Je ne savais pas qu'un juge avait été frappé, qu'il avait subi une fouille corporelle et qu'on lui avait enlevé son téléphone portable. J'ignorais aussi que les juges qui se cachaient dans le bureau avaient reçu des charges électriques». Les propos tenus par Tayeb Louh durant l'enquête apportent des précisions supplémentaires.
À Tlemcen, fait savoir ce dernier, un juge a été enlevé de force de l'équipe chargée des élections. il s'est caché dans les toilettes de l'étage du dessus, et il a été menacé à l'arme blanche. Il affirme en avoir été informé par le procureur général de la cour de Tlemcen qui évoquait une querelle, et l'utilisation de tasers. «Ce rapport ne comportait pas le nom de mon neveu comme on le dit, il est membre du Conseil de la Nation, l'enquête n'a pas rendu ses conclusions à ce jour».
Des magistrats dégradés pour ne pas avoir aidé Haddad et Tahkout
Les résultats de l'enquête menée autour des réseaux de Tayeb Louh fait aussi ressortir l'absence de suites aux plaintes déposées par cinq juges ayant subi de grosses pressions pour intervenir en faveur «des hommes fortunés». L'un d'entre eux n'est autre que Ali Haddad.
Une magistrate témoigne avoir subi des pressions pour trancher en faveur de Haddad dans une affaire l'opposant à Saïd Allik. Durant son audition, l'ex-patron de l'ETRHB rappelle que Saïd Allik avait déposé une plainte contre lui. «Le club (l'USMAlger Ndlr )avait des problèmes d'argent et Allik voulait le racheter à 70%. Nommé DG, il voulait diriger comme il voulait, ce que je refusais. Il a menacé de se retirer et je ne me suis pas opposé, il a dit que j'allais le payer cher». Les propos de ces magistrats au sujet des interférences dans leurs affaires sont confirmés par l'ancien SG du ministère. Ce dernier va même plus loin, affirmant que la présidence de la République et Ahmed Ouyahia interféraient totalement dans le travail de la justice. «Ils appelaient les procureurs à intervenir en faveur de Tahkout et Haddad». Ouyahia est, quant à lui, accusé d'être aussi personnellement intervenu pour la libération d'une personne qui n'avait pas payé la pension alimentaire à son ex-épouse. Le magistrat interrogé à ce propos a, quant à lui, déclaré que le procédé était totalement illégal, car le mis en cause avait été incarcéré suite un procès en referee.
L'affaire Chakib Khelil
Ce qu'il faut savoir est que dans l'enquête qui a été menée, l'affaire Chakib Khelil tient une grande place. Elle est même considérée comme étant la preuve par excellence de l'immixtion du monde politique dans les affaires de la justice. Les ordres venaient de Tayeb Louh, affirme l'inspecteur général du ministère de la Justice lourdement, incriminé dans ce dossier. Selon ses propos, l'ex-ministre lui avait déclaré que le mandat d'arrêt lancé à l'encontre de Chakib Khelil, son épouse et ses deux enfants était totalement illégal, car les prévenus n'avaient pas été convoqués comme le veut la loi. Il affirme aussi que Louh a lui-même choisi l'avocat qui allait défendre l'ancien ministre de l'Energie et sa famille.
Louh donne aussi à l'inspecteur général du ministère le numéro de fax du juge d'instruction qui va se charger d'annuler le mandat d'arrêt international. L'avocat obtient aussi le numéro de téléphone des concernés, selon ses dires, et il l'informe à la minute de la date et l'heure prévue de l'arrivée de la famille de Chakib Khelil. Ces derniers sont informés qu'ils sont dans l'obligation de se rendre à Alger pour des formalités judiciaires qui les libéreront du mandat d'arrêt. Ici, les témoignages se contredisent. L'ex-inspecteur général du ministère affirme avoir reçu des ordres de Tayeb Louh qui avait lui-même abouti à une solution pour la mise en place d'un procédé légal, mais l'ancien garde des Sceaux réfute cette version, affirmant avoir suivi les conseils de l'inspecteur général qui avait conclu que la seule manière de faire était d'introduire une demande d'annulation du mandat de recherche par l'avocat, afin que celle-ci soit acceptée par le juge d'instruction.
Louh envoyait ses instructions au juge par fax
Le magistrat en question n'est autre que celui de la 9e chambre du tribunal de Sidi M'hamed auquel avait été confié le dossier de Kamel «El Bouchi» avant d'être relevé de ses fonctions. Ce dernier se défend en affirmant avoir reçu des ordres fermes pour stopper le mandat d'arrêt contre Chakib Khelil. Ces ordres étaient transmis par l'inspecteur général encore une fois, qui a refusé de lui faire part du procédé judiciaire. Le rôle de ce dernier devait se limiter à appliquer ce qui lui avait été demandé, à savoir répondre favorablement à la demande d'annulation du mandat introduite par l'avocat.
Le juge est informé que ce dernier allait se présenter à son bureau. Il lui est demandé de se présenter après les horaires de travail et d'entrer au tribunal par la porte arrière... Quelques jours plus tard, l'épouse de Chakib Khelil arrive à Alger. Elle se présente chez le juge qui l'écoute et la laisse repartir libre. Le même procédé est utilisé pour ses deux fils. Le magistrat accuse l'inspecteur général de l'avoir soumis à de terribles pressions. L'affaire n'est pas totalement close, Elle ne l'est que lorsque le procureur en charge de ce dossier se met lui aussi en adéquation avec ces décisions. «Je ne pouvais pas refuser, dit-il, on m'a dit que les ordres venaient du chef, le ministre». Le procureur avoue que le procédé n'était pas légal dans la mesure où les mis en cause auraient dû au moins «vider le mandat d'arrêt» en passant une nuit en cellule. «Le juge d'instruction recevait ces ordres par fax pour savoir s'il fallait les emprisonner ou pas».
Pour Tayeb Louh, le dossier Chakib Khelil existait avant sa nomination au poste de ministre de la Justice en 2013. La question qui s'est posée alors était de savoir comment corriger l'erreur qui avait été faite surtout pour Chakib Khelil. Il dit ignorer qui avait ordonné la cessation des poursuites.
Saïd Bouteflika : c'est le président qui a ordonné l'annulation du mandat d'arrêt contre Chakib Khelil
L'enquête autour de Tayeb Louh a valu à Saïd Bouteflika deux auditions menées durant la même journée en raison de la situation sanitaire qui prévaut actuellement. Poursuivi pour interférence dans les affaires de la justice, il a été officiellement inculpé dans ce dossier. Les preuves retenues à son encontre ne sont pas seulement basées sur les témoignages des magistrats, mais sur les échanges de SMS et conversations téléphoniques jugés compromettantes. Certains de ces SMS prouvent, selon les enquêteurs, qu'il est intervenu à plusieurs reprises pour libérer des personnes emprisonnées, et l'une de ses interventions s'est faite à la demande de Haddad.
Le mis en cause affirme n'avoir jamais demandé à un ministre de prendre position, sauf une seule fois à Tayeb Louh pour un dossier au sujet duquel on l'avait sollicité. Saïd Bouteflika affirme aussi ne pas entrevoir le rapport entre le financement de la campagne pour le cinquième mandat, et les agissements qui ont eu lieu dans l'affaire Tahkout. Les juges sont seuls responsables de leurs décisions, soutient-il. Dans l'affaire Chakib Khelil, il reconnaît que l'ordre d'annuler le mandat d'arrêt international a été donné par Abdelaziz Bouteflika à Tayeb Louh. Saïd Bouteflika s'élève contre l'amalgame fait entre le président et le conseiller qui était uniquement chargé de suivre l'évolution du dossier.
Confronté aux SMS qui lui avaient été envoyés, il affirme qu'un des messages qui lui avait été envoyé par Haddad a été transmis tel quel à Tayeb Louh, et qu' il ne savait pas de quoi il s'agissait en réalité. Il reconnaît aussi avoir demandé à l'ex-ministre de la Justice de se pencher sur le dossier du frère d'un ami, qui avait été incarcéré pour non-paiement de la pension alimentaire à son ex-épouse. Le numéro de l'affaire lui a été envoyé par SMS et il l'a, une fois de plus, transmis à Louh tel quel.
Le mis en cause a nié toute immixtion dans l'affaire de Tahkout, et celle de l'USMA et s'est dit consterné d'apprendre que la juge avait subi de telles représailles après son refus d'agir sur instruction. Il se dit aussi désolé que de tels faits lui sont imputés, car ayant toujours agi et intervenu pour aider ceux qui le sollicitaient.
A. C.


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