Par Hocine Bouraoui(*) «Et le Prophète clama, Seigneur ma communauté a délaissé ce Coran» (Coran S.25/V.30) «Ôtez la synonymie au discours islamique, et c'est tout l'édifice du «fiqh» quis'écroulera de lui-même» (Mohamed Chahrour) «Il faut enlever la parole de Dieu aux gens du culte car ils la détournent à leurs profits» (Victor Hugo) «Ne pas se moquer, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre» (Spinoza) II- LA PENSEE ISLAMIQUE SOUS LA DOMINATION COLONIALE Coloniser, exterminer À la veille de la Première Guerre mondiale, l'Empire britannique et l'Empire français contrôlent, à eux seuls, les deux tiers de la planète et 60% de la population mondiale. Les mobiles de l'expansion coloniale trouvent leur explication dans l'avènement de la révolution industrielle en Europe et la recherche de matières premières pour les industries européennes. Le «colonialisme», idéologie développée durant la seconde partie du XIXe, fut une doctrine présentée à l'époque sous les dehors de mission civilisatrice «le fardeau de l'homme blanc». Le discours colonialiste s'appuie sur des théories raciales pseudo-scientifiques véhiculées par le philologue et philosophe français Ernest Renan (1823-1892) et l'écrivain et homme politique Arthur de Gobineau (1816-1882). Dans son plaidoyer pour La Réforme intellectuelle et morale de la France en 1871, Ernest Renan écrit : «La nature a fait une race d'ouvriers. C'est la race chinoise, d'une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d'honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d'elle, pour le bienfait d'un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre : soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l'ordre ; une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne.» (Joseph-Ernest Renan La Réforme intellectuelle et morale, Le monde en 10-18, Union Générale d'Editions, 1967). Arthur de Gobineau décrit, dans un ouvrage raciste mêlant des assertions pseudo-scientifiques à des préjugés, l'origine de la chute des civilisations : «Leurs décadences ne s'expliquent ni par des causes climatiques, ni par des considérations morales, ni par l'action du politique, mais par des causes raciales.» (Arthur de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines, Paris, 1853). L'ouvrage collectif (Sexe, race & colonies, La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Editions la Découverte. 1998) coordonné par l'historien français Pascal Blanchard, spécialiste des études postcoloniales, et qui rassemble historiens, anthropologues et politologues, revisite l'histoire coloniale sous l'angle de la domination et l'appropriation du corps du sujet colonisé, indissociable de la conquête du sol. Les traumatismes sont encore visibles de nos jours sur les questions migratoires et identitaires. L'historienne Christelle Taraud, enseignante à Columbia University, écrit : «La grande question de la colonisation, ce n'est pas la conquête des territoires, c'est le partage des femmes [...] S'installer dans le ventre de la femme, déviriliser les hommes, c'est la domination la plus radicale, inscrite dans le sang et plus seulement dans le sol.» La même auteure rajoute plus loin : «La prostitution fut organisée pour que les premiers colons puissent y avoir recours [...] Une semaine après la conquête d'Alger, la France réglemente la prostitution pour mettre en place un marché du sexe.» La contradiction aux théories fumeuses sur l'origine de l'inégalité des races est venue dans la réponse, certes tardive et isolée, de Georges Clemenceau (1841-1929), après la reddition de l'armée française et la capture de l'empereur Napoléon III (1808-1873) par l'armée de Otto von Bismarck (1815-1898) : «Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l'on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure.» (Discours de Georges Clemenceau à la Chambre, 30 juillet 1885). C'est un fait historique établi que l'évangélisation a accompagné la colonisation dans sa «mission civilisatrice» des peuples d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient (Catherine Coquery et Henri Moniot, L'Afrique noire, PUF 1992). Au début de l'aventure coloniale, le Saint Siège se dotera d'une «direction de l'œuvre et de la propagation de la foi» pour le soutien multiforme (financier, matériel, psychologique et autre), aux prêtres et religieux catholiques missionnaires embarqués dans l'entreprise coloniale. Le quadrillage administratif des «zones de mission» laisse deviner que la plupart de ces «hommes de Dieu» ne furent en réalité que «les fusées éclairantes de l'artillerie coloniale». Pour ce qui concerne l'Algérie, Monseigneur Charles Lavigerie (1825-1892), le «missionnaire du Christ», débarquera en 1864 dans les bagages du nouveau gouverneur de l'Algérie, le Maréchal Mac Mahon (1808-1893), pour la résurrection de «L'Antique Eglise d'Afrique du Nord». Orientalisme et colonialisme, les deux faces de Janus «L'orientalisme» fut initialement un mouvement artistique parti d'Europe au XVIIe siècle, à la recherche d'exotisme dans les régions dominées par l'Empire ottoman. Les sociétés bourgeoises et la noblesse européenne subjuguées par les «turqueries» cherchaient à apprivoiser le style et le mode de vie turcs. - Sur le plan théâtral, la comédie de Molière Le Bourgeois gentilhomme est tirée d'un fait réel. La restauration des liens diplomatiques entre la «Sublime Porte» et la monarchie de France et l'introduction du café en France. L'ambassadeur du sultan Mehmed IV (1642-1693) auprès du roi Louis XIV dit «Louis le Grand» (1638-1715) provoquera un incident diplomatique par ses remarques désobligeantes. L'apparat du diamant du Roi-Soleil n'impressionnera guère l'envoyé du Sultan. «Dans mon pays, lorsque le Grand Seigneur se montre au peuple, son cheval est plus richement orné que l'habit que je viens de voir.» L'incident poussera le roi Louis XIV à chercher un moyen pour ridiculiser le lèse-majesté auprès de son artiste favori, l'acteur et dramaturge Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673). La comédie-ballet sera jouée pour la première fois le 14 octobre 1670, en présence du Roi-Soleil. (Frédéric Lewino : Naissance du Bourgeois gentilhomme. Le Point, 3 janvier 2015). - Dans le domaine de la littérature, «l'orientalisme» servira de couverture aux messages sibyllins porteurs de critiques malveillantes à l'égard de la société européenne. Les Lettres persanes de Montesquieu (1689-1755), écrivain et homme politique, est un roman épistolaire qui tourne en dérision la société française observée à travers une correspondance échangée entre deux voyageurs persans fictifs et leurs amis respectifs restés en Perse pendant leur long séjour à l'étranger. Les échanges de lettres mettent en cause le système politique, les maux sociaux et le retard de la France sur la Perse. Montesquieu, par mesure de précaution et le risque de représailles, publiera le roman en 1721 à Amsterdam où il se présentera comme simple éditeur (Céline Spector, Montesquieu, Lettres persanes, de l'anthropologie à la politique, Paris, PUF, 1997). - Le monde de l'esthétique mis en musique est représenté par La Marche turque, l'une des sonates les plus connues de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Le style imite la musique militaire des janissaires turcs. - La traduction ne sera pas en reste puisque le célèbre recueil anonyme de contes populaires Les Mille et Une Nuits sera traduit au français par l'orientaliste Antoine Galland (1646-1715). Peu importe l'origine, arabe ou indo-persane de l'ouvrage, le corpus fut traduit de l'arabe. La trame de l'ouvrage est une histoire qui se joue à trois : le sultan Shahryar, trompé par sa première épouse, décide en représailles de faire exécuter chaque matin de la nuit de noces la femme qu'il aura épousée la veille. Shéhérazade, la nouvelle épouse, aidée de sa sœur Shahinez, conte au sultan une histoire inachevée dont la suite est reportée au lendemain pour surseoir à son exécution. Au bout de quelque temps, Shéhérazade finit par gagner la confiance du mari qui renonce enfin à son exécution. La traduction, à tort, au nombre «mille» du mot arabe «‘alf», qui signifie étymologiquement «création» ou «invention», et dérive du verbe «‘allafa» c'est-à-dire créer, est arrivée jusqu'à nous. Il traduit l'effort créatif d'une nuitée «'alf leila» et celui de la prochaine nuit «wa leila» dans une «logique arithmétique» qui renvoie à la persévérance et la patience, seules qualités (les modernes parleront de «féminitude», qualité de la femme accomplie), qui ont pu venir à bout de l'animalité du bourreau et le ramener à son humanité. Mais ceci n'est pas l'objet de notre article. La traduction des Mille et Une Nuits d'Antoine Galland renvoie à un imaginaire occidental exotique, érotique ou orgiaque. Il est regrettable que des spécialistes et érudits de la trempe de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, qui avaient concouru à l'admission de l'œuvre à la prestigieuse Bibliothèque de la pléiade, n'aient procédé à sa décolonisation (Les Mille et Une Nuits I, II et III. Trad. de l'arabe par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel. La Pléiade 2006). La montée en puissance de l'Europe au début du XVIIe siècle et l'avènement du capitalisme mondial cantonneront les pays colonisés dans un dispositif de valeurs fondé sur la suprématie des idées européennes. Les nouveaux habits de l'orientalisme sortiront de l'imaginaire occidental pour maquiller un nouvel Orient, fantasmagorique, féerique ou diabolique, selon les vouloirs et les désideratas des puissants du moment. Après l'indépendance, les populations des anciennes colonies rejetteront le système de représentation de «l'homme blanc». Un courant de pensée, le «postcolonialisme», initié par le psychiatre Frantz Fanon (1925-1961), axera son développement sur le décryptage de la mécanique coloniale et du discours sur la mission civilisatrice du «fardeau de l'homme blanc». Frantz Fanon écrit dans un de ses ouvrages les plus célèbres Les Damnés de la terre : «Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l'homme, jamais de proclamer qu'elle n'était inquiète que de l'homme, nous savons aujourd'hui de quelles souffrances l'humanité a payé chacune des victoires de son esprit.» Et que pour se débarrasser de la violence coloniale, il faut lui opposer une violence plus grande encore. «Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence.» (Frantz Fanon. Œuvres, La Découverte, Paris, 2011). Le «postcolonialisme» ou la rappropriation de soi Les principaux fondements de la pensée postcoloniale sont exposés dans l'ouvrage Orientalisme du Palestinien et citoyen américain Edward Saïd (1935-2003), professeur de littérature anglaise et comparée à l'Université Columbia. Pour l'auteur, «l'orientalisme» est un «fait culturel et politique». L'establishment culturel et littéraire, par le jeu de l'impérialisme de la culture, refusera toute reconnaissance aux études sérieuses fussent-elles, qui viendraient critiquer l'ordre établi. «L'orientalisme nous confronte directement à cette question – à savoir, reconnaître que l'impérialisme politique gouverne un domaine entier des études, de l'imagination et des institutions savantes — de telle sorte que c'est une impossibilité culturelle et historique de l'éviter.» La relation entre l'Occident et l'Orient est une relation de pouvoir et de domination.«L'Occident a exercé sur l'Orient à des degrés divers une hégémonie complexe [...] L'orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l'Orient qu'en tant que discours véridique sur celui-ci.» (Edward Saïd. L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Edition, Le Seuil, 1980). Edward Saïd se fait le reproche, dans l'introduction de son ouvrage, de ne s'être pas penché de manière exhaustive sur l'orientalisme des savants allemands, il écrit : «L'Orient allemand était presque exclusivement un Orient érudit [...] L'érudition allemande a été de raffiner et de perfectionner des techniques s'appliquant à des textes, à des mythes, à des idées et à des langues recueillis presque littéralement en Orient par l'Angleterre et la France impériales.» (Cf. L'Orientalisme). L'essai Orientalisme sera sévèrement critiqué par certains historiens qui y trouveront le manque de rigueur. Edward Saïd développera plus tard sa pensée dans un ouvrage très documenté Culture et impérialisme, où il montre que l'ordre mondial est encore imprégné de l'héritage colonial dans les relations entre l'Occident et les pays anciennement colonisés, il écrit : «De nos jours, pour l'essentiel, le colonialisme direct a pris fin. L'impérialisme, nous le verrons, perdure là où il a toujours existé, dans une sorte de sphère culturelle générale et dans des pratiques politiques, idéologiques, économiques et sociales spécifiques. » L'abandon de la question palestinienne et le rapprochement des Etats arabes avec Israël est là pour nous rappeler la pertinence de l'analyse d'Edward Saïd (Edward W. Saïd. Culture et impérialisme, Editions Fayard, 2000).
L'orientalisme universitaire ou la neuvième croisade Tout penseur libre estimera qu'il est intéressant, pour l'approche du corpus coranique, de savoir que les commentaires antérieurs ont été influencés par le conflit entre sunnites et shiites, mutazilites et traditionalistes, mais il aura vaguement l'impression que l'influence du même ordre ou plus fut exercée par une exégèse occidentale soutenue par un «orientalisme» de croisade, pernicieuse et profondément réactionnaire, missionnée pour rabaisser le «génie» du Prophète (PSL) et l'autonomie du message coranique par rapport aux textes bibliques. «L'orientalisme» pré-technique des Mille et Une Nuits rêveur et indéterminé cédera la place au XIXe siècle à un «orientalisme» froid, calculateur et pragmatique : «l'orientalisme» universitaire. Antoine Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) fut le premier professeur d'arabe à l'école des langues orientales. Issu d'une famille janséniste, il recevra dans une abbaye bénédictine une formation dans le domaine des langues (arabe, syriaque, chaldéen et hébreu). Sous Napoléon Bonaparte(1769-1821), il traduira les bulletins de la Grande Armée pour exciter «le fanatisme des musulmans» ; et quand les Français débarquèrent à Alger en 1830, l'orientaliste traduira la proclamation aux Algériens (Cf. Orientalisme). Le père de «l'orientalisme» universitaire a laissé un bon nombre de traductions et de commentaires sur les ouvrages de Kalîla wa Dimna d'Ibn al-Muqaffa‘ mort en 759 après J.-C. et le Maqamat de El Harriri (1030-1122), considéré comme le plus grand trésor de littérature arabe après le Saint Coran. Silvestre de Sacy fera des petits : Jean-François Champollion (1790-1832), le fondateur de l'égyptologie et premier décrypteur des hiéroglyphes. Elaborée à la Renaissance, développée pendant les «Lumières» et l'historicisme du XIXe siècle, la philologie fut appliquée aux textes bibliques. Les continuateurs de l'œuvre de Silvestre de Sacy s'attelleront à démontrer que le monothéisme islamique n'est qu'une apologie de textes musulmans qui ne repose sur aucun fondement historique. L'arrimage du corpus coranique à la culture biblique sera leur première mission en ttendant son formatage prochain. La philologie et l'histoire seront mises à profit pour mettre en doute la crédibilité des sources islamiques et l'histoire des débuts de l'Islam. Dans l'introduction du volumineux ouvrage Le Coran des historiens publié avec le concours de l'Ecole pratique de hautes études, Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaum Dye plantent le décor : «Pourtant, malgré la démonstration de l'appartenance du Coran aux traditions textuelles bibliques datant de ce qu'on appelle maintenant l'Antiquité tardive, et malgré la perception profondément critique des sources musulmanes, ces chercheurs n'ont jamais sérieusement mis en doute l'idée que le Coran reflétait fidèlement la prédication de Mohammad.» (Le Coran des historiens. Vol 1 Etudes sur la genèse du Coran. Sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaum Dye. Les éditions du Cerf. 2019). En effet, nous sommes peut-être en présence d'une révolution tranquille, sournoise et décisive, opérée de l'intérieur du Livre fondateur de l'Islam. L'orientaliste universitaire le plus représentatif fut l'Allemand arabisant et érudit Theodor Nöldeke (1836-1930). En 1857, l'Académie des inscriptions et belles-lettres lance un concours européen pour la meilleure «histoire critique». En 1859, Nöldeke remportera le prix pour son immense œuvre Histoire du Coran, qui demeure à nos jours la référence pour la recherche occidentale. Le grand chantier initié par ce dernier sera poursuivi par ses élèves, depuis la moitié de la fin du XIXe siècle jusqu'à l'avènement de l'Allemagne nazie. Nous y reviendrons avec «l'affaire Anton Spitaler» et le vol de 450 rouleaux de microfilms de vieux manuscrits anciens du Coran de l'Académie des sciences de Bavière. Nöldeke reconduira la thèse de l'influence des textes bibliques sur le Coran. Il y adjoindra la mauvaise lecture que le Coran fera de la Bible. L'orientaliste allemand trouve que des ajouts et des suppressions de versets ont accompagné les conflits politiques pendant la période proto-islamique. Nöldeke s'appuiera sur les données de la tradition islamique, particulièrement celle de Tabari, «Tarikh d'al-Tabari» pour conclure à «l'authenticité mohammadienne» du Coran, et la chronologie en «Coran mecquois et Coran médinois», ou encore la langue «qoreichite» du corpus coranique. L'ouvrage de Nöldeke, malheureusement non disponible pour le lecteur francophone, a été traduit vers l'arabe par une maison d'édition libanaise en 2008 (Tarikh El Qor'an, Manchourate El Jamal Beyrouth 2008). L'œuvre en devenir de Theodor Nöldeke suivra un chemin rocambolesque. L'auteur ne pouvant conclure à une deuxième édition corrigée de ses travaux à cause de son décès ; son disciple Friedrich Schawlly (1963-1919) prendra le relais. Ce dernier décèdera à son tour laissant le travail inachevé. Un autre élève de Nöldeke, Gotthelf Bergsträsser (1886-1933), un des plus grands linguistes du XXe siècle, son ouvrage sur L'Introduction aux langues sémitiques fait toujours référence. Opposé au national-socialisme, il parcourt l'Afrique du Nord et l'Orient à la recherche d'anciennes copies du Coran. Il constituera la presque totalité du fonds des microfilms qui se retrouve au niveau de l'Académie des sciences de Bavière. Alpiniste à ses heures, il meurt lors d'une expédition en montagne dans des circonstances non établies à ce jour. Les travaux sur l'histoire du Coran seront un temps poursuivis par un autre linguiste allemand, Otto Pretzl (1893-1941), qui complètera le recueil des fameux microfilms. Il meurt dans un accident d'avion en mission en Irak. La totalité des 450 pellicules de microfilms rassemblés par les disciples de Theodor Nöldeke, qu'on croyait avoir été détruites lors du bombardement de Munich le 24 avril 1944, se retrouveront en possession de l'officier interprète Anton Spitaler (1910-2003). Au début des années 90, l'orientaliste allemande Angelica Neuwrith, finit par gagner la confiance d'Anton Spitaler qui, au crépuscule de sa vie, lui avoue posséder les 450 pellicules de microfilms et acceptera finalement de les lui remettre. Le projet universitaire de décryptage du chantier initié par Theodor Nöldeke, il y a 150 années, est financé sur 18 années, c'est-à-dire vers 2025 que l'œuvre Histoire du Coran verra le jour. Les premières recherches occidentales sur le Coran qui ont accompagné la longue présence coloniale furent presque toutes axées sur l'historicité du Coran et son intertextualité avec les écrits bibliques. Le chercheur égyptien Nacer Abû Zayd, spécialiste de littérature arabe et des études coraniques à l'université de Leyde (Pays-Bas), démontrera l'origine de l'infructuosité des recherches de la première génération d'orientalistes dans une conférence donnée à la Bibliothèque d'Alexandrie en 2008 (disponible sur Youtube). Ignac Goldhizer (1850-1921), juif hongrois, est considéré avec Theodor Nöldeke comme le fondateur des études islamiques. Goldhizer mettait en doute, à travers une recherche très fouillée, la crédibilité des sources islamiques relatives au «hadith» et à l'histoire des débuts de l'Islam (Cf. Le Coran des historiens). Son élève Alphonse Mingana (1878-1937), citoyen anglais d'origine irakienne, est un grand érudit, spécialiste des langues orientales (syriaque et araméen). Mingana fut à l'origine un ancien prêtre et théologien assyrien. Il rassemblera plus de 1 000 manuscrits anciens du Moyen-Orient, connus sous «La collection Mingana», consultables au niveau de la bibliothèque de l'université de Birmingham. Mingana établira solidement la thèse de l'influence profonde sur le Coran de la langue syriaque et des courants chrétiens dont le syro-araméen est la langue liturgique. Se plaçant dans le même sillage, l'ouvrage plus récent de Christoph Luxenberg, pseudonyme d'un philologue, s'évertuera à faire admettre que le Coran n'est en réalité qu'un corpus d'hymnes chrétiens syriaques arabisés et coranisés après la mort de Mohammad (Remi Prague, Sortir du cercle ? Critique, avril 2003, n°671). La montée des nationalismes en Europe du XIXe siècle et les mouvements du «Printemps des peuples» de 1848 (Unité allemande, Unité italienne) secoueront les pays africains et arabo-musulmans placés sous dominations coloniales. Le phénomène de décolonisation mondiale, intervenu après les deux guerres mondiales, a montré le visage génocidaire de la colonisation qui a été finalement reconnu par la descendance des premiers colonisateurs comme «crime contre l'humanité». Alexis de Tocqueville (1805-1859) écrira à propos des vols et pillages des ressources : «Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle ne l'était avant de nous connaître.» (Alexis deTocqueville : Rapport sur l'Algérie 1847, Zirem, Alger, 2006). Une deuxième vague d'orientalistes universitaires révisionnistes prendra le relais. Les figures les plus emblématiques de cette réorientation appartiennent désormais au monde anglosaxon. L'historien américain John Edward Wansbrough (1928-2002) fut le fondateur de l'école révisionniste. Pour Wansbrough, le Coran n'aurait atteint sa forme canonique que deux siècles après la mort de Mohammad (John E. Wansbrough, Quranic Studies. Sources and Methods of Scriptural Interpretation (Etudes coraniques, sources et méthodes d'interprétation scripturale, Oxford University Press, 1977). Ses étudiants Patricia Crone (1945-2015) et Michael Cook décrivent dans un ouvrage écrit à deux mains Hagarism paru en 1977 un islam précoce très différent de la version rapportée par la tradition musulmane. Selon ces nouveaux orientalistes, les premières conquêtes arabes péninsulaires ne furent en réalité qu'une alliance judéo-arabe pour la récupération de la «Terre promise», et que le Coran ne fut qu'une variété de sources judéo-chrétiennes. Le «hagarism» renvoie à «Hagar» (Agar), mère d'Ismaël considéré comme l'ancêtre des Arabes (Patricia Crone & Michael Cook : Hagarism : The Making of the Islamic World, Cambridge University Press 1977). Patricia Crone et Michael Cook diront plus tard que leur hypothèse était erronée parce que les preuves qu'ils avaient à l'appui de la thèse n'étaient pas suffisantes (Khan, Ali (2005). Hagarism : The Story of a Book Written by Infidels for Infidels. SSRN Journal électronique. ISSN 1556-5068.) Dans leur livre La Bible dévoilée, l'archéologue Israël Finkelstein et l'historien Neil Asher Silberman rapportent que la Bible est presque entièrement fausse d'un point de vue historique. Par conséquent, le Coran, se référant à Moïse et aux prophètes de l'Ancien testament dans ses rappels bibliques, ne peut être encore que plus faux (Israël Finkelstein & Neil Asher Silberman : La Bible dévoilée. Les Nouvelles Révélations de l'archéologie, Editions Gallimard 2004). L'entêtement de «l'orientalisme» universitaire à vouloir imposer l'intertextualité dans les manuscrits bibliques rédigés deux siècles après le Christ (PSL) et le Coran, transmis sur le mode oratoire au Prophète Mohammad (PSL), et où la thématique n'est pas enfermée dans un seul verset ou une seule sourate, a mené les recherches intertextuelles dans l'impasse. «‘Ûnzilâ Al-Qor'anou mounajjaman» (La Révélation coranique a été opérée de manière fragmentaire), dit la tradition. Chaque verset possède une autonomie propre et une signification particulière. Comment opérer l'intertextualité entre un fragment autonome du Coran et faisant partie d'un tout et un texte biblique ? C'est rapporter le texte coranique à la Bible. Le Saint Coran avait déjà dans sa sagesse averti dans le verset 7 de la sourate 6 : «Walaou nazzalnâ ‘alayka Kitaban fi Qortanssan Fa lamassouhou Bi ‘Aydihim La Qala Al Ladina Kafarou ‘In Hadqa ‘Illa Sihroun Moubine» (Même si Nous avions fait descendre sur toi (Muhammad) un manuscrit qu'ils pourraient toucher de leurs propres mains, ceux qui ne croient pas en toi auraient certainement proclamé : «Ce n'est certainement qu'un tour de la magie !») (Traduction de l'auteur). La méthode proposée par Spinoza (1632-1677) pour interpréter les Ecritures repose sur la raison commune à tous les êtres humains : «Puisque la plus haute autorité appartient à chacun pour interpréter l'Ecriture, il ne doit pas y avoir d'autres règles d'interprétation que la lumière naturelle commune à tous ; il n'y a pas de lumière supérieure à la nature, il n'y a pas d'autorité supérieure aux hommes.» La méthode Spinoza repose succinctement sur trois critères. -1 La maîtrise des langues dans lesquelles les Ecritures ont été rédigées. -2 Regrouper tous les thèmes abordés dans les Livres puis relever leurs contradictions et leurs ambiguïtés. -3 Recueillir le maximum d'informations historiques concernant l'époque, le contexte culturel et politique dans lesquels les Livres ont été écrits. «L'orientalisme» universitaire était mû plus par un esprit de croisade que par le souci de vérité (Fréderic Lenoir. Le miracle Spinoza : Une philosophie pour éclairer notre vie. Editions Fayard 2017). H. B. (à suivre) (*) Professeur de médecine, spécialiste en neurologie et neuropsychologie. Diplômé des études supérieures de médecine de guerre. Licencié en sciences économiques (économie de la santé).