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2020, bilan et souvenirs
Publié dans Le Soir d'Algérie le 08 - 12 - 2020


Par Naoufel Brahimi El Mili
Le mois de décembre est entamé. L'année 2020 touche à sa fin. À cette période s'établit habituellement le bilan annuel. Aussi, surgissent les souvenirs, surtout les plus douloureux. Le tout dans un climat morose et anxiogène. Je ne suis ni curieux ni impatient d'entendre et de voir les politiques formuler leurs vœux de fin d'année même s'ils sont démocratiquement élus. Ils sont souvent brillants et inventifs, voire créatifs. Chaque fin d'année, ils trouvent les mots qui touchent les téléspectateurs qui traînent encore devant leurs écrans avant de se mettre à table. Ce soir du 31 décembre 2020 agonise. L'économie aussi. Je suis sûr que les communicants trouveront les formules structurant les vœux destinés à rassurer des populations déstabilisées par un virus aux conséquences innommables. L'année 2020, selon l'horoscope chinois, est celle du rat, voire des rats. Ils sont nombreux, trop nombreux, à ronger la vérité et le bon sens, comme fait le rat à un morceau de gruyère déjà plein de trous. Au moment où les communicants, à défaut d'idée, cherchent les formules alambiquées, pour faire l'alliage entre une nécessaire prudence et l'entretien d'une utile espérance vis-à-vis d'une nouvelle année où un vaccin miraculeux leur offre une nouvelle page blanche où sont gommées leurs indécisions, lourdes hésitations et fautes passées. L'histoire de 2020 nous a échappée. Elle se résume en un mot : coronavirus. La Covid-19 provoque l'indécision et la contradiction chez les politiques de toute la planète. Sans parler du ridicule au point où un Premier ministre français fait le plan de table du repas de Noël : pas plus de six, chiffre magique qui réconcilie les polygames avec leurs quatre épouses, tant pis pour les enfants et les belles-mères. La présence télévisuelle prime sur le contenu du discours. Tout ça, c'est la face A du 45 tours, le hit de l'année 2020 : Annus Horribilis. Les dirigeants disent à leur population : « On en sait rien mais on est là .»
La face B est une tout autre mélodie, version trash, avec son lot de complotismes, voire de sorcellerie supposée. Oui la face B est celle d'un tube qui nous a bien entubés. Mais avec anesthésie générale des pays et leurs économies. Anesthésie est un synonyme non homologué du mot confinement. Apparaissent ensuite les vocables et mots d'ordre « couvre-feu », « mobilisation », « la guerre ». Revenons à la face B, par pudeur, je n'ose pas en donner le titre que les lecteurs devinent aisément. Toutefois, au regard de l'instrumentalisation faite par les gouvernants du moment, l'intitulé de la chanson sur cette face secondaire du vinyl aurait put être : « Ne me quitte pas », un grand cri d'amour pour un virus ravageur mais parfois commode. Politiquement trop commode. Le virus est une malédiction tombée du ciel comme une autre tombée d'Oujda en 1962. Le patient zéro est toujours confiné à Zéralda. Une première vague, une deuxième. La troisième est agitée comme un chiffon rouge devant un taureau. Les politiques adorent les valses à trois temps, c'est entraînant, surtout pendant les fêtes de Noël.
Enfin, la France de Macron est En Marche en faisant du sur-place, confiné chez soi. Le coronavirus, c'est combien de bataillons aurait dit le grand humaniste Joseph Staline. Malheureusement, des centaines de milliers se trouvent intubés, les morts trop nombreux. Du coup, nous nous trouvons dans un monde nouveau, promesse électorale (la seule ?) du candidat heureux de la présidentielle française de 2017. En effet, nous sommes dans l'inconnu. Alors je regarde vers un passé pas si lointain. Le passé, dans ces conditions, est une valeur refuge après les prières vers Dieu, m'avait-il semblé. Automne 1969, la grippe asiatique avait fait plus d'un million de morts à travers le monde. L'économie ne s'était pas arrêtée. La Chine de Mao, en pleine révolution culturelle, n'avait pas été accusée, encore moins ses laboratoires. Alors pourquoi il en est différent cette fois-ci ? Bien qu'elle me taraude, je n'ai pas de réponse à cette question mais j'ai des hypothèses trop nombreuses pour être exposées.
Chaque mois de décembre, plus précisément son septième jour, me renvoie aux souvenirs liés au décès de mon père Mohamed El Mili. Quatre ans déjà. Je me souviens du jour du rapatriement du corps. À Paris, l'ambassadeur Amar Bendjema, un grand monsieur au sens propre et figuré, était venu se recueillir accompagné par l'attaché de défense. J'en garde un souvenir émouvant. À Alger, je reconnais qu'un hommage officiel lui a été rendu. Le pouvoir gère mieux les morts que les vivants, ils ne sont plus encombrants. Au cimetière, nombreux étaient ses amis à se présenter à l'enterrement. Pour certains, c'est un geste social, voire politique. Puisque politique il y a, j'ai constaté l'absence d'un ancien Premier ministre d'un gouvernement dont mon père faisait partie. Sans doute une mauvaise grippe, à l'époque le coronavirus n'existait pas, qu'il a poussé à l'auto-confinement. Je retiens de ces funérailles le silence de la presse algérienne francophone, hormis le Soir d'Algérie. Pourtant un titre au grand tirage était dirigé par un jeune collaborateur de l'APS et que mon père avait recruté. Bien plus tard dans la journée, je me retrouve à la maison, isolé dans sa bibliothèque, séparé des visiteurs par une porte fermée. De l'une des étagères je retire le dernier livre de mon père. Intitulé « Souvenirs des jours de l'innocence », je me souviens de mon désaccord avec Mohamed El Mili au sujet du titre. Car je lui avais suggéré : « Quand les hommes trahissent », traduction approximative. Mon idée repose sur la nécessité de faire un bilan critique de son vécu politique où il avait côtoyé des hommes et des femmes souvent critiquables. En effet, il avait eu de mauvaises fréquentations dans divers ministères et gouvernements. Je voulais aussi qu'il parle des « cochons » qu'il avait engraissés lors de ses différentes fonctions. Puisque Noël approche, j'aurais dû écrire des « oies » qu'il avait innocemment et naïvement gavées. Seulement, le foie gras peut être halal et toujours délicieux. Je rêve de faire traduire cet ouvrage en français et de rédiger une préface aussi longue que tous les chapitres réunis pour exposer au grand jour ses non-dits par pudeur ou par charité. Je ne peux, ici, citer aucun exemple, pourtant, ils sont nombreux, car je m'interdis d'évoquer des noms de personnalités qu'il avait épargnées de son vivant. Pour cette raison, très certainement que plusieurs étaient venus à l'enterrement non pas pour saluer sa mémoire mais par soulagement devant le départ irréversible d'un témoin gênant. Ils peuvent continuer à entretenir l'illusion d'une respectabilité construite au détriment de leur colonne vertébrale déjà trop souple.
Je fais une révélation sur la trajectoire de vie de mon père. Hormis ses proches à l'époque de sa jeunesse, peu de gens connaissent cet aspect des sa vie. À Constantine, jeune enseignant à l'Institut Ibn-Badis, phare de l'école des Oulamas. Mohamed El Mili avait une activité parallèle. Il achetait et vendait des livres mais en bibliophile aguerri plus collectionneur que vendeur. Jeune marié, amoureux de son épouse et des livres, les deux sont captivants. À l'indépendance, il récupère de nombreux ouvrages, aujourd'hui, rares, très rares. Ainsi adolescent, je grandis au milieu de ces écrits. Je me souviens que pour mon douzième anniversaire, mon père m'autorisa à accéder à sa bibliothèque désormais privée. C'est au rez-de-chaussée d'une villa, une clinique sous l'ère coloniale, située aux abords est de Fort-de-l'Eau. À l'aide d'un coupe-papier au manche ciselé prolongé par une lame non meurtrière mais qui déflore les livres à l'ancienne, je rentre dans cette caverne d'Ali Baba. Des livres, que des livres, rien que des livres, je plonge au hasard ma main dans des étagères débordantes pour prendre un livre recouvert d'un papier type Canson. Je lis le titre de l'ouvrage pêché : Mon père avait raison d'un certain Sacha Guitry. Je place bien la lame du coupe-papier pour séparer le haut des pages en beau papier. Une première déchirure suivie d'autres et je découvre une pièce de théâtre nourrie de dialogues et de tournures savantes. Je ne comprends pas tout. Je prends un autre Sacha Guitry. Et j'en parle avec mon père qui, avec pudeur, me fait sentir du doigt le raffinement littéraire de l'auteur. J'ai plus appris, surtout la portée des bons mots et des formules dans mon rez-de-chaussée aquafortain que dans l'école communale baptisée Ibn-Badis dont je conserve le souvenir d'un enseignant Kessraoui, à qui je rend hommage, ici. Gabriel Garcia Marquez dit qu'un homme a trois vies. Une vie publique, une vie privée et une vie secrète. Celle de mon père tournait autour des livres majoritairement rédigés en langue française, contrairement à ce que l'on peut croire. Mohamed El Mili m'a donné la passion de lire, plus tard d'écrire mais pas sa sagesse. Seulement pour lui rendre hommage je vais m'employer à ne pas être méchant tout en confirmant ma détestation pour la méchanceté gratuite. Si la vérité est horrible à lire ou à entendre, c'est de sa faute, la faute à la réalité et pas la mienne. J'arrête là le court récit de la vie secrète de mon père. Pour l'instant.
Face à la mort ou à sa commémoration, je suis tenté de sauter le pas. Reprendre le dernier livre de mon père et y ajouter certaines vérités tues. Comme l'histoire de ce jeune fonctionnaire peu compétent et auquel mon père avait mis son veto pour qu'il accède à un poste pourtant subalterne et qui, des années plus tard, il se retrouve ministre dans un gouvernement dirigé par un actuel locataire d'une prison algérienne. Aussi, le récit de ce jeune diplomate que mon père a fait rappeler à la centrale comme mesure disciplinaire pour faute grave et qui occupera sous le règne de Bouteflika un poste d'ambassadeur dans une grande capitale européenne. Dans son livre, Mohamed El Mili n'a rien dit alors qu'il en avait plein sur le cœur. Mon père avait raison selon Sacha Guitry. Bien au-delà de mon aversion pour les règlements de comptes, nombreux sont les exemples qui encombrent ma mémoire mais qui étayent le mécanisme du dérapage d'un système qui se voulait prometteur au lendemain de l'indépendance.
À la décharge de mon père, je précise que dans sa génération, parmi ceux qui avaient commis des livres, il n'est pas le seul à avoir omis des vérités gênantes. Sans doute pour ne pas entacher un idéal alors que déjà largement trahi. Les années passent et les hommes et les femmes qui avaient connu cette période sont de moins en moins nombreux. Logique biologique oblige. Il ne faut pas négliger le poids de l'autocensure qui fait occulter tant de narrations. Je rappelle seulement que les premiers écrits sur la guerre d'Algérie sont signés par des étrangers qui, au-delà de leur talent littéraire, n'ont fait que faire parler et enregistrer des Algériens qui se livrent devant les micros et les plumes de Français. Aux survivants honnêtes, c'est-à-dire assez peu de gens, je lance un appel au devoir d'écrire. Leur rareté numérique doit les obliger encore plus à se mettre devant une page blanche avec une plume à la main, afin que nul ne meure, titre d'un roman américain paru dans les années 40 et qui évoque la mission première du monde médical. En effet, ces survivants se doivent de traiter la mémoire pour qu'elle reste vivante. C'est aux Algériens de constituer leurs propres archives de l'histoire récente. Personne ne peut se contenter d'attendre des documents transportés par fret ou bien des témoignages sortis d'imprimeries françaises, commandés par des éditeurs parisiens. Pour le moment, la tradition orale prime. Elle peut déformer des propos parfois involontairement, sans parler du penchant naturel du kil ou kal. Même pour les récits oraux les plus fiables, il ne faut pas attendre deux ou trois siècles pour les transcrire. Cela a fonctionné pour le Coran. Dernière exception connue à ce jour.
N. B. E. M.
P. S. : j'avoue que, même pour cette chronique, je m'étais autocensuré. Pourtant, je me devais d'entretenir ma mauvaise réputation.


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