La reconnaissance de la « marocanité » du Sahara Occidental par Donald Trump, les déclarations tonitruantes de soutien au Maroc proférées par certains hauts responsables tunisiens, l'hostilité rendue encore plus agressive par le copinage américain du Makhzen à l'égard de l'Algérie, tout cela génère une surchauffe diplomatique peu propice à un dénouement cordial autour d'un plat de couscous. La sauce est plutôt épicée ! Et comme si tout cela manquait en soi de harissa, voilà qu'un diplomate étranger en poste au Maroc en rajoute une louche, et de la gratinée, en félicitant le royaume alaouite pour le classement par l'Unesco comme bien immatériel de l'humanité du...« couscous marocain ». Là, franchement, y'a de quoi sortir tout net les grosses batteries... de cuisine ! Quand on sait que chaque pays pense qu'il a le monopole du couscous et que, dans chaque pays, chaque individu affirme que le meilleur couscous est celui de sa mère, difficile de mettre les petits plats dans les grands ! Décidément, le classement du couscous au patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'Unesco, à la demande conjointe de quatre pays (Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie), tombe à un moment très particulier, pour ne pas dire comme un cheveu dans le bouillon. Surtout s'agissant d'un plat considéré comme festif et convivial ! C'en est presque cocasse, mais qu'il s'agisse d'histoire ou des circonstances géopolitiques actuelles, cette victoire collective de commensaux ennemis ne permet pas – allez, on aventure, le mauvais jeu de mot ! — de séparer le bon grain de l'ivraie. Cela fait des lustres que la question de savoir à qui appartient le couscous ressurgit régulièrement. C'est insensé comme les orgueils des Etats nationaux peuvent se déchirer autour de ce trésor dont tout le monde est fier et qu'il veut garder pour lui tout seul. Mais le couscous est antérieur aux Etats eux-mêmes et à leur chauvinisme culinaire. Il vient de loin et s'assoit sur une assiette historique. Quand on a demandé à Habib Bourguiba quelles étaient les frontières du Maghreb, il répondait que ce dernier « allait jusqu'où le couscous s'arrête ». La demande adressée à l'Unesco pour ce classement a, elle-même, en catimini, une petite histoire assez houleuse mais qui a fini par connaître un happy-end. Pour rétablir la vérité chronologique, il faut rappeler que l'Algérie est la première à avoir déposé en 2016 un dossier auprès de l'Unesco. Le voisin de l'Ouest a pris la mouche. Puis des tractations ont abouti à l'élaboration d'un dossier commun en 2019 sur les « savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous » coordonné par le Centre national de recherche préhistorique, anthropologique et historique (CNRPAH) algérien. Mais avant d'être marocain, algérien, tunisien ou mauritanien et même libyen, le couscous est d'abord berbère. Les traces les plus anciennes de couscoussiers ont été retrouvées dans des sépultures datant de l'époque de Massinissa (IIIe siècle avant Jésus-Christ). Couscous vient du berbère seksou, qui découle lui-même de l'adjectif amsekses qui, lui, signifie : bien roulé, bien formé. Si, dans l'Antiquité, la technique du roulage n'avait pas été inventée, on en serait encore au stade de la bouillie. Avant d'être de blé dur, la semoule a été de la graine de mil, d'orge, de sorgho, et même de gland. La semoule de gland, c'est le couscous noir des périodes difficiles. Dans les temps lointains, et selon le niveau de vie, les ancêtres berbères faisaient du couscous avec toutes sortes de céréales. En fait, on continue à utiliser des semoules diverses. Destinées à devenir du couscous, elles ont toutes en commun d'être roulées. Indispensable. Tout est dans ce geste ancestral. Le roulage (leftil) est, dans la tradition berbère, la tâche essentielle des femmes. Il incarne toute la cuisine. Dans les années 1950-60, les industriels empruntent nos techniques traditionnelles pour préparer en quantité ces couscous conditionnés en paquet qui garnissent les étals. Ils ont fabriqué des machines qui aboutissent au même résultat que les gestes des rouleuses. Il s'agit d'obtenir l'agglutination de particules de céréales en boulettes d'un calibre régulier entre 0,3 et 1mm en fonction d'une granulométrie recherchée. La semoule est classée alors en trois catégories : fine, moyenne, grosse. Mine de rien, l'invention du roulage a constitué un tournant dans le rapport à l'alimentation. Revenons à cette sorte de victoire qu'est l'inscription du couscous au patrimoine de l'humanité. Dès qu'on l'a appris, le web est devenu un chaudron alimenté par toutes sortes de réflexions, souvent positives. Oui, le fait que le couscous appartienne désormais à toute l'humanité, ce qui d'ailleurs était déjà en partie le cas dans la pratique, nous grandit quelque part. Symboliquement, du moins. C'est pour cela que cet acte a suscité des envolées chez le quidam comme chez l'intellectuel, dans les chaumières comme dans les palais, car, en terre d'Afrique du Nord, le couscous, symbole et plat, appartient à tous. Il aurait dû tout de même inspirer des propos un peu plus philosophiques à notre ministre de la Culture qui n'a rien trouvé de mieux à dire que cette sentence comminatoire : « Une femme qui ne sait pas rouler le couscous est un danger pour sa famille » ! Pitié ! A. M.