A chaque 11 février, je suis amenée à me poser la question : comment peut-on oublier ? Comment peut-on nous demander de bannir de nos mémoires ce fatidique jour de Ramadhan où la horde terroriste a, par un après-midi funeste de l'année 1996, déposé plus de 350 kg de TNT devant le siège du Soir d'Algérie ? Une déflagration entendue à des kilomètres à la ronde qui a coûté la vie à 21 passants de la rue Hassiba-Ben-Bouali et causé des blessures à 116 autres. Trois de nos collègues et amis du journal, Mohamed Dorbhane, Djamel Derraza et Allaoua Aït-Mebarek ont péri dans ce carnage. Les explosions de bombes étaient légion. Il ne passait pas un jour sans qu'Alger et ses environs, pour ne parler que de la capitale, où je vis et je travaille, soient secoués par de terribles détonations. Des corps déchiquetés, ensanglantés, méconnaissables, c'était notre quotidien. L'algérien(ne), quand il quittait son domicile, n'était pas sûr qu'il retournerait vivant chez lui. Ce fatidique 11 février 1996, l'équipe du Soir d'Algérie, comme à l'accoutumée, préparait l'édition du lendemain. Nous n'étions pas encore à l'ère de la haute technologie. Pas de fil d'agences de presse, pas de téléphone portable, les articles se rédigeaient encore à la main. La rédaction était en effervescence. Il fallait, sans attendre, remettre les articles au directeur de la rédaction, Allaoua Aït-Mebarek. Le stress d'avant 16h pour la première partie du bouclage gagnait les journalistes. On se croisait dans les couloirs, peaufinait les dernières phrases de nos papiers, le ventre creux, en regardant nos montres. Dorbhane venait de rentrer après quelques dernières emplettes, dont son pain brioché encore chaud qu'il avait un malin plaisir de humer. Il avait rejoint sa place juste contre le mur où était posée la bombe qui allait exploser quelques instants plus tard, ne lui laissant pas le temps de terminer son billet quotidien. Allaoua, debout, face au bureau où étaient entreposées les dépêches en faisait le tri par rubrique, en les glissant soigneusement dans des chemises, après les avoir parcourues. Lui aussi ne se trouvait pas loin du fameux mur. Derraza était assis tranquillement, pas loin de Dorbhane. Il attendait le départ vers Sidi-Fredj des journalistes qui logeaient dans les chambres sécuritaires. C'était la première fois et par le pur des hasards qu'il devait faire partie du convoi. Lui n'y habitait pas, on devait juste le rapprocher de Koléa où il résidait. D'ailleurs, c'était la première fois que nous le voyions, puisqu'il travaillait en tant que collaborateur, chargé des pages détente. Sa présence au journal n'était pas obligatoire. Ce jour-là, il a tenu à revoir sa nouvelle version des pages dont il était très fier. Le sourire ne le quittait pas, content de passer un après-midi dans la rédaction avec ses collègues qu'il découvrait. Ce sont les trois qui sont restés dans la grande salle. Le reste était éparpillé en différents endroits du siège. Certains se trouvaient à la PAO dont moi, d'autres à la pub, et ceux qui ne faisaient pas partie des résidents du littoral avaient déjà quitté les lieux. Allaoua, en tant que seul responsable de sa « famille », puisque les big boss, après avoir terminé leur travail, étaient déjà partis, veillait au grain. Il mettait au point avec les chauffeurs le transport à bon port des journalistes. Lui n'avait pas quitté pas le journal. Il devait dîner sur place. Il était chargé de réceptionner les papiers des correspondants. La journée ne devait pas se terminer aussi vite pour lui. Je venais de quitter la rédaction et Allaoua, que j'allais revoir pour la dernière fois, avant de me diriger vers la PAO, où quelques minutes plus tard, à 15h 45 mn, une déflagration d'une puissance inouïe souffla le siège du Soir d'Algérie et m'engloutit dans le noir, que je n'ai jamais vu auparavant. Ce fut le chaos. Il était difficile pour tous ceux qui se trouvaient encore au siège de se frayer un chemin pour la sortie. On ne reconnaissait plus rien. Le sol était jonché de gravats, de pans de mur, de portes et de débris de verre. Les collègues affolés, en larmes, sortaient les uns après les autres, certains boitaient, d'autres avaient le visage ensanglanté, à l'exemple de Nabil, notre documentaliste, qui ne s'était même pas rendu compte qu'il saignait à flots, ou encore Safia qui avait la joue fendue, Noureddine, l'ancien comptable, sera, lui aussi, atteint par les éclats de verre. Dembri, notre administrateur, perdra un œil dans cette hécatombe. Dorbhane gisait à même le sol, il était le premier à être sorti des ruines. Allaoua ainsi que Derraza seront extraits de dessous les décombres tard dans la soirée. Et le miraculé Abi, que l'on croyait mort, aura survécu à ses blessures. Il garde toujours enfouis dans son corps quelques débris de ferraille. L'onde de choc a causé aussi des dégâts à toute la Maison de la presse. Dehors, les familles, dévastées, au bord de la crise de nerfs, tentaient de forcer le cordon sécuritaire dressé à l'entrée de la Maison de la presse, pour avoir des nouvelles de leurs proches. C'était l'apocalypse. Les voitures transportaient les blessés vers l'hôpital le plus proche, Mustapha-Pacha, avant même l'arrivée des secours. La rue Hassiba-Ben-Bouali ressemblait à un champ de bataille. Voitures et corps calcinés, devantures de magasins détruites. L'horreur. 25 années plus tard, les survivants n'en sont pas sortis indemnes. Le traumatisme est toujours vivace. Beaucoup n'ont toujours pas fait le deuil de leurs disparus. Meurtris dans leur chair, les témoins des tueries, ne pouvant oublier, ont créé leur propre thérapie en écrivant, en racontant ce qu'ils ont subi, ce qu'une population a vécu. Une terreur innommable. Des récits poignants nous plongent dans la barbarie, des témoignages hallucinants de cette décennie noire qui a déchiré des familles entières. Dans le livre Blouse blanche, zone grise, décennie noire, du Docteur Abdellah Aggoune, j'étais remuée par la préface signée Karima Lazali, psychanalyste. Elle écrit : «Ce livre est un remède pour tout lecteur survivant à la cruauté sans nom d'une guerre restant encore exclue d'historicisation. C'est un livre comme il n'en existe que trop peu et ce, alors que le besoin de cette littérature est immense, pour ne pas dire vital à nos ‘'zones grises''. Ces zones toujours agissantes, qui, en permanence, regorgent du sang encore chaud des enfants, femmes, et hommes éclatés par la cruauté des crimes.» Les sages prônent le pardon, certes, mais doit-on pardonner de cette manière ? Dans l'avant-propos du livre, la concorde civile est décortiquée à juste titre. On peut lire en substance : « Ainsi est née la concorde civile qui promettait le pardon à tous les repentis qui prétendaient ne pas avoir les mains tachées de sang. Alors, tous ceux pour lesquels la clandestinité n'est pas rentable sont sortis de leurs cachettes, ont soigneusement lavé leurs mains avant de déposer leurs fusils et leurs poignards encore ensanglantés. Et ils furent pardonnés. Une fois la chose entérinée, les décideurs ordonnèrent aux orphelins de pardonner aux assassins de leurs parents, à la veuve d'oublier qu'elle n'a plus ni mari, ni enfants, à la victime rescapée miraculeusement de faire une quelconque allusion à son bourreau maladroit. Ils décidèrent que la jeune fille violée cache son bâtard conçu par une cinquantaine de bisexuels probablement sidéens .» 25 ans ont passé, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts, mais nos souvenirs resteront à jamais vivaces. Naïma Yachir Ces combattants braves, courageux et inoubliables 11 février 1996-11 février 2021. Un quart de siècle s'est écoulé depuis la disparition de nos collègues Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhan et Djamel Derraza, et de nombreux citoyens, tués dans l'attentat terroriste qui a ciblé, en ce mois de Ramadhan, Le Soir d'Algérie. La commémoration de l'attentat terroriste en hommage aux victimes se fera, cette année, en l'absence de Fouad Boughanem, directeur du journal, et Youcef Bettache, journaliste dans ce quotidien, partis très tôt, laissant un vide qui ne peut être comblé. Ils sont allés rejoindre Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhan, Djamel Derraza et de nombreux autres, qui leur demanderaient certainement des nouvelles du pays et de la presse en Algérie. Ils leur diront que les terroristes qui ont commis l'attentat n'ont jamais été arrêtés, et que certains des dirigeants du GIA sont devenus des nababs. Nous, sur terre, sommes adaptés, malgré nous, à l'amnistie des terroristes, mais n'arrivons toujours pas à oublier nos collègues et les citoyens tués parce que coupables d'aimer leur pays. Comment oublier le sourire de Allaoua Aït-Mebarek, qui incarne la bonté, la modestie, du très doué Mohamed Dorbhan, et la gentillesse de Djamel Derraza, et les nombreux citoyens sortis pour les achats, en ce mois de Ramadhan de l'année 1996 ? Comment oublier Fouad Boughanem et Youcef Bettache qui ne sont pas là pour rendre hommage aux victimes. La dernière fois que j'ai été avec Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhan et Djamel Derraza, c'était à l'instant même de l'attentat terroriste. Il était 15h 45 en ce 11 février 1996, 21e jour du mois de Ramadhan. Nous étions au siège du journal. Allaoua Aït-Mebarek, qui aimait m'appeler «El Fawda» pour les gags que nous faisions moi et mon ami Mustapha Benfodil, était occupé avec le télex. Mohamed Dorbhan, que je venais d'accompagner pour acheter des brioches pour ses enfants, était occupé à mettre les gâteaux dans un sachet. Djamel Derraza, lui, était occupé par la réalisation de sa page jeux, lorsque l'explosion a eu lieu. Le véhicule bourré d'explosifs crée un paysage de fin du monde. Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhan et Djamel Derraza sont tués sur le coup. De nombreux citoyens présents sur les lieux furent déchiquetés. L'hécatombe. Les auteurs de l'attentat terroriste n'ont pas accordé aux victimes le temps de rompre le jeûne en ce mois sacré de Ramadhan, mois de piété. Un mois pendant lequel, et d'après les recommandations de la religion musulmane, les guerres sont suspendues. Une preuve supplémentaire que les terroristes n'ont ni foi ni loi. Youcef Bettache, que j'ai rencontré pour la dernière fois en 2014 lors de la conférence de presse animée par l'ex-candidat à l'élection présidentielle de 2014, Ali Benouari, m'a dit : «Tu comptes parmi les peu nombreuses personnes qui n'ont pas changé.» Il a quitté ce monde à un âge jeune. Eloges de la part d'un gentleman. C'était l'avis de Fouad Boughanem lorsque je l'ai rencontré en 2019 dans son bureau. C'était la dernière fois. «Hadi ghiba», m'a-t-il lancé. Je n'ai pas été au Soir d'Algérie depuis que j'ai quitté ce journal en 1998. «Tu n'as pas changé», me dit-il. Lui également. J'étais choqué par l'état physique de Fouad Boughanem, et très attristé. Il avait perdu beaucoup de poids. Je l'ai informé que le ministre de la Communication, à l'époque Djamel Kaouane, voulait proposer la candidature du journal Le Soir d'Algérie pour le prix international de la presse de l'Unesco, et qu'il m'a chargé de recueillir quelques articles parlant de l'attentat terroriste du 11 février. La candidature avait comme but de rendre hommage à la presse algérienne pour son combat contre le terrorisme dans les années 1990. J'avais promis à Fouad Boughanem de participer à la commémoration de l'attentat terroriste du 11 février 1996, mais, très occupé par la préparation de la candidature de l'Algérie, je n'ai pas eu le temps et je m'en veux. La candidature de l'Algérie n'a, malheureusement, pas eu lieu. La nouvelle du décès de Fouad Boughanem a été un coup très dur pour moi. La presse a perdu un grand professionnel. Adieu Fouad, Youcef, Allaoua, Dorbhan, Derraza et tous les citoyens tués par le terrorisme qui, el hamdoullah, n'a pas réussi à démanteler l'Algérie. Mounir Abi Hommage à Mohamed Dorbhan (19 septembre 1956 - 11 février 1996) Il aurait fêté ses soixante-cinq ans en septembre prochain. Je me l'imagine traînant sa dégaine de jeune retraité à travers les rues de Zéralda accompagné de son éternel acolyte Rachid. D'ailleurs, est-ce qu'il aurait postulé pour une retraite ? L'ayant toujours connu très actif, j'en doute. Je me suis demandé à plusieurs reprises quelle serait sa carrière s'il était toujours des nôtres. Est-ce qu'il aurait continué à faire des dessins de presse ? Ou rédiger des chroniques quotidiennes ? On avait tous remarqué qu'il avait commencé à prendre ses distances vis-à-vis de la caricature et des arts graphiques. Oui, l'écriture l'avait de tout temps passionné. Son roman Les neuf jours de l'Inspecteur Salaheddine, publié à titre posthume en 2011, est là pour le confirmer. Je me dis qu'il aurait poursuivi des études universitaires prématurément interrompues, décroché son diplôme et peut-être enseigné à l'université. Enseigner à l'université et rester en contact avec de jeunes étudiants. Enseigner et écrire. Ecrire des textes qu'il aurait agrémentés d'illustrations. Il aurait sans doute, par la suite, totalement assumé ses engagements politiques. Je l'imagine, à la fin d'un cours magistral, entouré de jeunes inquiets de la tournure prise par des évènements politiques, l'interpeller pour connaître son avis sur des sujets d'actualité. Il se lancerait tout en marchant, toujours suivi par une cohorte d'étudiants dans un débat centré autour de ses idées progressistes. Optimiste, il l'était. Même quand tout était sujet à l'inquiétude, il avait la manie de détourner avec humour la situation. D'ailleurs, au plus fort de la crise sécuritaire des années 90, il n'avait jamais pensé à quitter le pays. Du moins, il n'avait jamais évoqué cette possibilité devant ses proches. A soixante-cinq ans, il se serait, entre-temps, installé à Zéralda, se consacrant à sa famille, à ses enfants et à ses cinq petits-enfants. Je le verrais bien les tenir sur ses genoux, leur raconter ces histoires que seuls des grands-parents connaissent. Il les aurait emmenés à la plage et leur aurait appris à réaliser des sculptures éphémères sur le sable. Ephémère, comme l'a été sa vie. Repose en paix, Mohamed. Alger, le 10 février 2021 Au nom de tes proches, Ton frère Benalel