Le nombre des années ne peut pas effacer la douleur due à la perte de collègues et d'autres citoyens emportés par le lâche attentat qui a ciblé, le 11 février 1996, le siège de la Maison de la presse Tahar Djaout. C'était le 21e jour du mois de Ramadhan. L'horloge indiquait 15h 45. Nombre de collègues, notamment femmes, avaient quitté leurs bureaux pour les préparatifs du ftour. D'autres sont restés à leurs postes. Allaoua Aït Mebarek, directeur de rédaction du journal Le Soir d'Algérie, Mohamed Dorbane, caricaturiste et chroniqueur et Djamel Derraza, chargé de la page jeux du même journal, se trouvaient à la salle de rédaction. Dalila, du service publicité et d'autres collègues étaient, eux également, toujours là. Mohamed Dorbane qui m'a demandé de l'accompagner pour acheter du croissant pour ses enfants, était occupé à ranger les gâteaux dans un sachet. Nous venons de revenir de chez une boulangerie de Belcourt (Belouizdad). Djamel Derraza était juste à côté. Allaoua Aït Mebarek consultait le télex et rangeait les dépêches pour les rubriques. «El fawda», criait en ma direction le directeur de la rédaction. Terme équivalent à «perturbateur», qui m'a été attribué par Allaoua pour les nombreux gags auxquels nous nous adonnions. C'était le seul moyen d'oublier la pression exercée par les terroristes qui ont assassiné de nombreux journalistes, photographes, caricaturistes, techniciens, chauffeurs et d'autres travailleurs de la presse. Arrivé près de lui, Allaoua Aït Mebarek, et comme d'habitude, me fait un gribouillis sur la main avec son stylo. J'avais droit au même gribouillis, chaque jour. Je ne savais pas que c'était le dernier et je souhaitais le garder toute ma vie. Quelques centimètres nous séparaient moi et Allaoua Aït Mebarek lorsque le souffle d'une explosion nous parvient. C'était celui d'une voiture piégée. Evanoui, je ne repris mes connaissances que quelques heures après. Le spectacle était celui de fin du monde. La bâtisse du journal était complètement démolie. Les murs et toits ensevelirent les victimes. La perte de mémoire en cet instant. Des sapeurs-pompiers ont pu me localiser sous les décombres. Evacuation directe au Centre hospitalo-universitaire Mustapha Bacha, service traumatologie. Je demandais des nouvelles de mes collègues. Les médecins ne voulaient pas ajouter au choc reçu. J'ignorais que c'était la dernière fois que je voyais Allaoua Aït Mebarek, Mohamed Dorbane et Djamel Derraza. Ils ne faisaient, désormais, plus partie de ce monde. Ainsi en ont décidé les tueurs du Groupe islamique armé (GIA). En apprenant le décès des collègues, je regardais ma main et je constatais avec tristesse que le gribouillis, fait par Allaoua, avait disparu. Hommage aux collègues lâchement assassinés et aux nombreux passants tués dans l'attentat. Une partie de moi est morte avec eux. Respect aux collègues qui ont refusé la terreur et décidé de reprendre le travail, malgré le danger. Les collègues et les passants parmi les citoyens, comme cette famille sortie acheter des effets vestimentaires pour la fête de l'Aïd El Fitr, ne sont pas morts pour rien. Ils ont incarné la détermination du peuple algérien face au terrorisme. La solidarité s'est renforcée, illustrée par l'octroi de bureaux par El Watan, au Soir d'Algérie. Le journal revient à la vie. Comme promis par le chef du gouvernement à l'époque, Ahmed Ouyahia, la bâtisse est rebâtie. L'Algérie se reconstruit après les années d'un terrorisme sans foi ni loi, complètement étranger aux préceptes de la religion musulmane.