Propos recueillis par Ahmed Kessi La Coordination nationale des titulaires de master et de doctorat (CNTMD) a réagi à la sortie médiatique du ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Abdelbaki Benziane qui, lors de la rencontre des universités, a fait part d'une loi en élaboration et qui consiste en l'intégration des titulaires de magister et de doctorat dans la sphère économique. La coordination affiche un refus catégorique à la proposition du ministre, et compte faire entendre la voix de ces diplômés qui revendiquent un «recrutement direct», notamment en qualité d'enseignants-chercheurs, pour les milliers de vacataires qui exercent dans la précarité. Le Soir d'Algérie : Le problème des diplômés en master et doctorat au chômage perdure depuis de nombreuses années. Amar Hachemi : En effet, la problématique du chômage de l'élite universitaire, titulaire des diplômes de master et de doctorat, persiste depuis 2015, suite à la politique de restriction budgétaire adoptée par le gouvernement en 2013. La majorité des titulaires des diplômes de magister et de doctorat, après leur formation spécialisée, se retrouveront soit au chômage soit exploités en tant qu'enseignants vacataires, avec un salaire indécent de 8 000 DA par mois et sans Sécurité sociale. Ce qui, du point de vue juridique, relève d'un véritable déni du droit au recrutement direct, d'une part, et d'une exploitation des plus abjectes, d'une exclusion des plus injustifiées, d'autre part. La tutelle envisage d'élaborer une loi pour permettre aux titulaires de magister et de doctorat d'intégrer la sphère économique. Comment avez-vous réagi en votre qualité de juriste ? Ce que la tutelle propose comme solution est tout simplement en déphasage et en contradiction avec les intérêts des universités. En effet, il est incompréhensible, voire illogique que la tutelle accorde la priorité à la sphère économique, notamment aux entreprises économiques privées, pour bénéficier de l'élite formée par l'université, quand cette dernière souffre d'un manque chronique en enseignants-chercheurs. Plus de 60% des enseignants au sein des universités sont des vacataires, bien que le décret exécutif n° 01-293, notamment son article 02, interdise le recours aux enseignants vacataires sauf dans des situations exceptionnelles. Malheureusement, la tutelle dans son entêtement, tout en refusant le recrutement direct, fait dans la perversion des textes de loi. La tutelle fait du recrutement l'exception, et du recours aux vacataires, une règle générale. Ce qui impacte fortement le secteur par l'instabilité que cela induit, notamment sur la qualité de la formation des étudiants, et sur la production et la recherche scientifiques. Il est insensé et intolérable de confier l'avenir des générations futures et l'avenir du pays a des enseignants vacataires, dépourvus des droits les plus élémentaires et fondamentaux, tels un salaire décent et la Sécurité sociale. À vrai dire, le gouvernement est en train d'hypothéquer l'avenir de l'université algérienne. Notre position a été clairement exprimée aux responsables du ministère lors d'une réunion en date du 31 août 2020, où nous leur avons clairement affirmé que nous tenons à la revendication portant sur le recrutement direct. En plus du fait que c'est un droit légal, l'université souffre d'un manque criant en enseignants. Concernant le projet d'intégration de l'élite dans la sphère économique, notre position ne souffre aucune ambiguïté et est claire : on rejette catégoriquement l'idée, dans le fond et dans la forme, car ayant reçu une formation académique et non pas professionnelle. Le projet en question est une supercherie. Les besoins du secteur sont avérés. Selon le rapport du Cnes 2018, il y a un déficit de 50 à 60 000 enseignants. Or, la tutelle persiste dans le déni. Quelle lecture faites-vous de ce paradoxe ? Un paradoxe qu'aucune logique ni bon sens ne peut expliquer. La tutelle adopte la fuite en avant, en niant l'existence d'un manque en matière d'enseignants-chercheurs sans pour autant avancer des statistiques officielles. Le paradoxe est le fruit de la politique de restriction budgétaire adoptée par le gouvernement. Depuis 2014, aucun nouveau poste budgétaire n'a été créé pour le recrutement des enseignants chercheurs qui se fait à présent sur la base des postes vacants sans postes budgétaires, au moment où le nombre d'étudiants augmente de manière exponentielle chaque année. La Cour des comptes a confirmé dans son rapport 2020 que le secteur de l'enseignement supérieur dispose de 20 000 postes vacants non exploités, ce qui veut dire qu'on ne répond pas aux besoins de l'université en matière de recrutement d'enseignants-chercheurs seulement, mais, plus grave encore, on ne recrute même pas dans les postes vacants existants ! Il est évident que tous les voyants sont au rouge en matière d'encadrement pédagogique et scientifique au sein de l'université. Les normes d'encadrement sont royalement ignorées par la tutelle : les normes indiquent que les groupes pédagogiques ne doivent pas dépasser 15 à 18 étudiants, alors qu'ils sont composés en moyenne de 45 à 50 étudiants. De même pour les sections qui sont en moyenne composées de 350 étudiants, alors qu'elles ne devraient pas dépasser les 120 étudiants. Il y a lieu de tirer la sonnette d'alarme concernant la problématique du manque d'enseignants-chercheurs dont souffre l'université algérienne. À titre d'exemple, l'université Mouloud-Mammeri de Tizi-Ouzou souffre d'un manque de 3 000 enseignants, un chiffre répercuté par les responsables de l'université. Triste réalité qui ne peut être interprétée que comme une volonté affichée et assumée du gouvernement de se désengager de sa responsabilité vis-à-vis de l'université publique, qu'on cherche à réduire à néant pour ouvrir la voie à l'université. Le projet de loi d'orientation sur l'enseignement supérieur en dit long sur ce désengagement de l'Etat. La communauté universitaire doit réagir pour rappeler au gouvernement sa responsabilité vis-à-vis de l'université, qui demeure un vecteur de développement durable dans tous les domaines. À la longue, quelle issue pour votre mouvement de contestation? On est déterminés à aller jusqu'au bout. Le mouvement est récent mais a fait preuve de capacité de mobilisation certaine, notamment lors du sit-in du 1er février 2021 où on a été sévèrement réprimés par les forces de sécurité, après le refus du ministre de l'Enseignement supérieur de nous recevoir. La force de notre mouvement est aussi dans les idées et les arguments qu'il présente, au-delà de la question du recrutement. La problématique que pose le mouvement de protestation est plus profonde, puisqu'elle concerne l'avenir de l'université. L'Etat a le devoir de mettre à la disposition des universités les moyens humains susceptibles de lui garantir un bon fonctionnement, afin de lui permettre d'assurer son rôle prépondérant dans la société et le pays. Sur ce point, nous sommes déterminés à continuer notre combat jusqu'à ce que le gouvernement revienne à la raison et ouvre un véritable dialogue. A. K.