Propos recueillis par Layachi Salah-Eddine Leila Sebbar est née à Aflou (Hauts-Plateaux algériens), à l'époque coloniale, d'un père algérien et d'une mère française originaire de la Dordogne. Ses parents étaient instituteurs. Romancière, essayiste, nouvelliste (sans compter les œuvres collectives et les publications), elle est l'auteure d'une littérature foisonnante traversée par sa terre natale comme un espace aimé et inconnu à la fois. Un espace à portée de cœur et fuyant à la fois. Son père ne lui a jamais parlé en arabe, voilà sa tragédie ! Elle se trouve exilée d'une partie d'elle-même. Leila Sebbar incarne la quête incessante de son Algérie comme un territoire qui se plie et se déplie et sans cesse s'enfuit. Elle est sans conteste l'intellectuelle qui a le plus écrit sur le pays natal. Le soir d'Algérie : Votre dernier livre Lettre à mon père, paru en juin 2021 chez Bleu Autour, signe une trilogie autobiographique après Je ne parle pas la langue de mon père et L'arabe comme un chant secret. Femme de lettres, romancière, vous avez consacré la plus grande partie de vos œuvres à l'Algérie, votre terre natale. De quelle manière souhaitez-vous être présentée à notre jeunesse, jeunesse du Hirak que vous évoquez dans votre livre ? Leila Sebbar : L'année 2019, année du Hirak algérien, m'a bouleversée, comme si les personnages de mes romans et de mes nouvelles, filles et garçons, hommes et femmes, rebelles, s'étaient retrouvés, par le miracle de l'histoire et de la politique ensemble, dans les rues des villes et des villages de l'Algérie, Nord, Sud, Est, Ouest. J'ai pensé à mon père qui aurait été heureux de cette jeunesse qui ose se révolter au nom de la justice et de la liberté. Une jeunesse instruite, intelligente, qui réfléchit et qui ose.
Vous considérez-vous comme une écrivaine de l'exil, un exil géographique, un exil culturel et linguistique puisque vous ne parlez pas l'arabe, la langue de votre père ? Je suis une écrivaine de l'exil, comme vous le dites, très justement. Exilée de la langue de mon père, la belle langue que j'ai entendue dans l'enfance algérienne sans la comprendre, comme une musique.
Dans votre livre Je ne parle pas la langue de mon père, on sent une sorte d'amputation de votre identité. Dans Lettre à mon père, seriez-vous passée à une autre étape au point de «crier» votre colère d'avoir été privée de votre roman familial à cause de l'arabe que votre père ne vous a pas transmis ? Avec Lettre à mon père, que je viens de publier, il me semble que j'ai écrit le roman familial dont j'ai été privée à cause des contradictions insurmontables de l'histoire coloniale et de ma propre identité, divisée, depuis le premier jour de ma naissance. Je pense que c'est l'écriture qui m'a permis de vivre cette double appartenance de manière plus sereine. Je ne suis pas en colère contre mon père. C'est mon père qui, dans son choix de ne pas se soumettre aux lois du patriarcat, m'a offert la liberté de vivre, d'étudier, de travailler, d'aimer suivant mes désirs, en respectant les valeurs qu'il m'a transmises avec ma mère. Respect de l'autre, tolérance, souci de l'égalité et de justice.
Cet ouvrage semble témoigner d'une fin et d'un commencement. Comme les prémices de la naissance d'un nouveau monde. Votre père, tel Adam exclu du paradis, vous entraîne avec lui sur une autre terre. Votre ancrage dans le pays maternel, sa langue et sa culture n'ont pas suffi à vous faire oublier l'Algérie ? Je vis sur les deux rives. Ma part française ne m'a jamais fait oublier ma part algérienne. Mes livres en sont la preuve. Pas de mutilation, ni d'un côté, ni d'un autre. Vous avez été exclue malgré vous de la langue de votre père. Cette langue, l'arabe comme un chant secret, que répondrez-vous à ceux et celles qui vous diront : «Pourquoi n'avez-vous pas appris l'arabe, seule, plus tard, en dehors de votre père ?» Je suis fille d'instituteurs, je sais que tout s'apprend. Mais je crois qu'une langue qui n'a pas été parlée dans la petite enfance restera une langue étrangère malgré tous les efforts de l'adulte. Elle restera «langue morte», sans l'émotion et la profondeur d'une langue entendue dans le ventre de la mère. Elle restera un simple outil de communication. Si j'avais décidé de vivre en Algérie, j'aurais appris l'arabe et le berbère. J'aurais été ministre de l'Education nationale... Je vis en France, le français est ma langue d'écriture. Mais la présence, en France, d'une diaspora du Maghreb et du Machrek me permet d'entendre la langue arabe comme je le souhaite et quand je le souhaite, l'entendre comme un «chant secret», une mélodie, c'est ma part de plaisir et j'en ai aussi besoin pour écrire, j'ai aussi besoin que la langue de mon père reste un mystère, peut-être même inaccessible.
Nous venons de fêter le 59e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, le 5 Juillet. Votre père a connu la prison du temps du colonialisme à Orléansville (Chlef) alors que vous aviez à peine 13 ans. Comment avez-vous vécu cet épisode et celui des événements tragiques de la guerre d'Algérie ? J'étais en pension, au collège et au lycée à Blida puis à Alger durant la guerre de Libération. Je n'ai jamais, comme certaines personnes, assisté à un attentat (Une enfance dans la guerre d'Algérie, un collectif que j'ai dirigé, Ed. Bleu Autour), mais j'ai entendu les échos de la guerre à travers les récits tragiques de mes condisciples musulmanes et chrétiennes. Josette Audin, la femme de Maurice Audin, assassiné par les militaires français en 1957, a été mon professeur de mathématiques au lycée de Kouba à Alger. Elle venait de perdre son jeune mari, nous le savions, même si nous n'en parlions pas ouvertement. J'ai retrouvé Josette Audin à Paris. J'ai eu un long entretien avec elle et aussi avec Pierre Vidal-Naquet à propos du comité Audin qu'il avait créé en France. Par ailleurs, j'en parle dans mon dernier livre, comme vous savez, mon père a été incarcéré à Orléansville (Chlef), les paras l'ont arrêté dans la maison d'école de Blida où nous vivions. Mon père était directeur de l'école de garçons, ma mère directrice de l'école de filles à la «Cité musulmane», quartier populaire sur la route de Dalmatie. Ma mère a été une «mère courage» et une «femme courage» comme mon père le dit dans ses lettres de prison. Je crois que pour toutes ces raisons, la violence de la guerre est présente dans mes livres.
Après l'indépendance, c'est votre sœur Danièle Malika qui fut arrêtée. Et votre père ne l'a pas supporté. Cette arrestation injuste sur sa patrie libérée a-t-elle été la véritable cause du départ de votre père vers la France ? Effectivement, c'est ma sœur Danièle Malika, la plus jeune de la fratrie, qui a été arrêtée et incarcérée en 1968/69 à Alger. Elle était étudiante en sociologie (Pierre Bourdieu était présent en Algérie à cette époque). J'en parle dans Lettre à mon père. Je pense que c'est l'une des raisons du départ de mes parents pour Nice, où ils ont vécu jusqu'à leur mort. Ma sœur, qui avait choisi de vivre en Algérie après 1962, a, elle aussi, quitté l'Algérie.
La date du 17 Octobre 1961, vous en parlez beaucoup. Qu'évoque-t-elle pour vous ? Le 17 Octobre 1961, j'étais à Aix-en-Provence, où je venais d'arriver d'Algérie où l'OAS sévissait. Je ne pouvais plus aller en bus au lycée Bugeaud (aujourd'hui émir-Abdelkader) où j'étais en classe préparatoire d'études littéraires. étudiante à l'Université d'Aix, je suivais l'actualité politique à la radio. C'est ainsi que j'ai suivi cette journée tragique du 17 Octobre 1961. En 1965, j'étais inscrite à la Sorbonne à Paris. J'ai rencontré un ami sociologue de ma sœur Danièle, Abdelkader Djeghloul qui dirigeait le journal de l'Amicale des Algériens en France. Il m'a demandé, quelques années après notre rencontre, d'écrire un texte sur le 17 Octobre 1961. Je me suis informée et j'ai écrit un court texte intitulé : «La Seine était rouge». J'ai poursuivi mes recherches sur cette journée : presse, films, livres... et j'ai écrit, pour les éditions Thierry Magnier à Paris, un livre La Seine était rouge, un roman qui a été réédité plusieurs fois et dont j'ai parlé dans les collèges et lycées où j'étais invitée pour parler de mon travail d'écrivain.
La fiction vous a aidée à explorer d'autres paysages de l'intime algérien. Pourquoi cette fascination pour Isabelle Eberhardt, une autre exilée ? Oui, la fiction, à travers l'image, la photographie, les mots des autres, la mémoire de l'enfance où nous allions, dans la Peugeot noire 202 de mon père, à Tlemcen, Mansourah, Beni Saf, Sidi Safi, Ténès (la ville natale de mon père) Rachgoun, Port-Say, Nemours, Nédroma... depuis Hennaya où j'ai passé mon enfance dans «l'école de garçons indigènes» de mon père. J'en parle dans plusieurs textes... Donc la fiction m'a permis, à la fois de retrouver la mémoire du paysage algérien et d'écrire une «Algérie imaginaire»... C'est Nora Aceval qui m'a offert les Hauts-Plateaux où je suis née, Aflou, l'inconnue, à travers ses récits et ses contes. C'est aussi Isabelle Eberhardt, la jeune aventurière «sujet russe du Tsar» jusqu'à son mariage avec le spahi Slimène Ennhi, qui m'a familiarisée avec une Algérie ancestrale musulmane, mystérieuse, à travers son nomadisme audacieux en Algérie, sur les Hauts-Plateaux jusqu'au désert, où elle a parlé en arabe avec les nomades, où elle a recueilli leurs chants et leurs poèmes, où elle a prié avec eux dans la langue du Coran. Isabelle, Si Mahmoud, comme Nora Aceval, m'accompagnent et me révèlent mon pays natal. Elles sont mes anges bienveillants... Albert Camus, vous n'en parlez pas, votre père non plus. C'est ce que vous dites dans Lettre à mon père. Pourquoi ? Je ne saurais pas si mon père a lu Albert Camus. Il ne figure pas dans son cahier chinois que ma sœur Danièle m'a confié et où il notait précisément chaque année ses lectures. J'ai lu Albert Camus. J'ai préféré ses romans à ses pièces de théâtre trop didactiques. J'ai aimé l'étranger et le Premier homme. J'ai lu cette année en 2021, la lettre à Camus de Martine Mathieu, Job, une amie avec laquelle j'ai dirigé le collectif : L'Algérie en héritage (édition Bleu Autour, 2020) où des auteurs nés en France après 1962 de parents nés en Algérie avant 1962 ont écrit leur mémoire algérienne en France (40 auteurs, chaque récit est accompagné d'un document : photo, livret de famille...). Lettre à Albert Camus a été publiée aux éditions Elyzad de Tunis par l'éditrice Elisabeth Daldoul.
Dans cette échange d'outre-tombe avec votre père, pensez-vous avoir enfin réglé les comptes avec votre exil du roman familial ? Dans cet échange épistolaire avec mon père, je pense n'avoir rien réglé. Je ne cherchais pas à régler des comptes, simplement parler avec mon père en toute vérité. Je n'ai jamais jugé mon père. Il a été le meilleur père, sur terre et outre-terre.
Les mausolées des saints qui trônent sur les collines des Hauts-Plateaux algériens vous fascinent. Avez-vous toujours le désir de retourner en Algérie ? Visiter votre terre natale comme un pèlerinage ? Oui, ces mausolées des saints sur les Hauts-Plateaux me fascinent. Nora Aceval a photographié pour moi de nombreuses koubbas avec la vie du saint, koubbas que mon fils aîné Sébastien Daoud a dessinées et éternisées en aquarelle. Oui, j'ai envie de voyager en Algérie et de revenir sur les lieux de mon enfance. Après le Covid ? Pour le prochain Hirak avec Nora Aceval ou mon ami Mohamed Kacimi El Hassani, fils de la confrérie d'El-Hamel à Bou-Saâda. Un pèlerinage, comme vous le dites, le plus beau de ma vie...
Du lundi 2 août au dimanche 8 août 2021, un colloque dans le château de Cerisy-la-Salle vous est consacré. D'une rive à l'autre, croiser l'intime et le politique. Encore l'Algérie à l'affiche grâce à vous, son éternelle ambassadrice. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Ce colloque en mon honneur, à Cerisy-la-Salle en Normandie est gratifiant pour moi, pour cette Algérie que j'aime et qui me fait écrire. J'ai pensé à mon père, à ma mère. Ils auraient été fiers. J'espère que ma sœur Danièle pourra venir avec sa fille Amel et sa petite-fille Soléna. Je vous dirais. Je pense aussi à tous les Algériens, à toutes les Algériennes de ma terre natale, l'Algérie, et de ma terre d'exil, la France. L. S.-E.