Je ne sais comment raconter ce fou, cet inénarrable clown, cet enfant du théâtre et de la nuit. Hirakiste avant l'heure, cet ambassadeur du rire populaire algérien n'est pas qu'un amuseur public. C'est en homme de convictions, en doux révolté mais révolté, tout de même, qu'il a pris, il y a presque un demi-siècle, son bâton de pèlerin pour aller, inlassablement, tourner en dérision l'absurdistan qu'est devenu le pays qui l'a vu naître, sur toutes les scènes du monde. Fellag qui se remet, tout doucement, d'un drame, la disparition de sa compagne et d'une lourde opération du dos, reste rivé au destin tourmenté de son pays. Vivant dans et par le rire, il traîne une profonde peine, paradoxalement, depuis que l'actualité algérienne a basculé dans le morbide. « J'ai beaucoup de peine pour ces dizaines de compatriotes qui meurent, chaque jour, dans les hôpitaux ou les forêts embrasées du pays», souffle-t-il. «Tiha ou noudha», Fellag aime bien ce mot chargé d'espoir. C'est pour cela qu'il se dit convaincu que ceux qui sont frappés par le malheur aujourd'hui se relèveront. Son retour sur scène programmé pour 2023 contribuerait, sans doute, à panser quelques blessures... À l'heure où la kabylie flambe, Moh Saïd se souvient que le théâtre de Béjaïa qu'il a dirigé en 92 et 93 a servi de refuge aux victimes des épisodes de feux de la région. C'est pour dire que cette malédiction, ce complot, ne date pas d'aujourd'hui. C'est en réponse à une sollicitation du ministre de la Culture de l'époque, Hamraoui Habib Chawki, venu assister à de ses spectacles qui raillaient le pouvoir, que Fellag a accepté de prendre la direction du Théâtre régional de Béjaïa. «J'ai aimé, tout de suite, l'idée de me retrouver dans une troupe mais je me suis vite rendu compte qu'à l'aube de la décennie noire, je me suis mis, en fait, dans l'œil du cyclone !» Impossible de donner des spectacles sur place et encore moins de tourner. La yadjouz, disait-on, alors. Dit-on toujours d'ailleurs au pays des zombies. Fellag, qui a accepté Béjaïa pour fuir Alger qui devenait invivable, ne va pas tarder à se résoudre à s'exiler après un premier départ tenté à la fin des années 70 pour une expérience canadienne qui s'est terminée en queue de poisson... Revenu au sérail, en 1985, il est reçu à bras ouverts au TNA, où tout avait commencé au début des années 70, après l'Ecole des arts dramatiques. Dès son premier rôle, dans Âadjadjbia oua âadjaïb, une adaptation de Pirandello mise en scène par Ahmed Benaïssa, Fellag explose, il éclabousse la salle du palais de la Culture où est programmée la première. Bientôt, la scène va lui paraître étroite. Il se prend par la main et va de Tchop, Cocktail khorotov, Djurdjurassic bled, Babour australia et bien d'autres délirantes aventures scéniques, inventer le Fellag nouveau, presque aussi suave que le Beaujolais dans lequel il aime bien plonger sa terrible langue, l'automne venu! La mayonnaise prend. Fellag, le petit futé affûté d'Azzeffoun, de Tizi Ouzou et de La Casbah fait salle comble sur tous les continents. Bien mieux que notre diplomatie désormais moribonde, Moh Saïd diffuse les clameurs de la rue algérienne aux quatre coins de la planète. 200 spectacles chaque année ! Un rythme épuisant qui lui a fait friser la dépression mais un rythme qui lui sied, qu'il aime. « Mes spectacles me permettent de recréer une certaine Algérie que je voudrais rendre universelle », dit l'artiste qui se revendique clown parce que « c'est l'enfant qu'il y a en chacun de nous. C'est cet être qui parle à toutes les générations tout en disant des gros mots, ce qui lui est permis ». Être un clown, c'est être libre et Fellag, qui va nous inviter dans son nouveau roman (Les mystères d'Alger), à paraître bientôt, à jeter un œil dans le rétroviseur pour comprendre les prémices de ce qui se passe aujourd'hui, est libre. Que demande la rue algérienne ? Ni plus ni moins que Fellag. La liberté ! M. O.