Entretien réalisé par Layachi Salah Eddine Yasmina Khadra décrit la vacuité d'une vie quotidienne troublée par des évènements qui, dans leur flottement, forment toute la trame narrative de l'ouvrage. C'est un auteur à succès, traduit dans quarante-trois (43) langues. Ses œuvres sont adaptées en bandes dessinées, au théâtre et au cinéma. C'est aussi un auteur qui a toujours suscité auprès de ses lecteurs curiosité, admiration, ferveur, mais aussi chez d'autres agacement, voire jalousie. Il est aussi connu pour son franc-parler, la clarté et la pertinence de ses analyses tant politiques que culturelles. Malgré la surcharge du travail d'écrivain, il a bien voulu répondre à nos questions. Layachi Salah Eddine : Pourquoi la rencontre avec Mika n'a-t-elle pas permis à Adem de faire sa «résilience» ? Yasmina Khadra : Pas seulement avec Mika. Adem a croisé plusieurs personnages éclairés qui auraient pu l'aider à se reprendre en main. Mais Adem ne se cherche pas, il se fuit. Il a renoncé à tout et s'est livré corps et âme à la clochardisation. Adem est dans une dépression nerveuse extrême. Rien ne semble en mesure de lui redonner goût à la vie. En le quittant, sa femme l'a dépossédé de l'ensemble de ses repères. Le roman s'ouvre sur le départ de la femme, et pour Adem, c'est le début du cauchemar... C'est surtout à l'éveil à l'importance de la femme longtemps réduite au statut de subalterne. Comme dans toutes les sociétés phallocratiques, les hommes ont tendance à minimiser l'apport de la femme à la famille et à la société. Ils se croient tout permis et affichent une morgue hypertrophiée qui leur fait croire que la femme est strictement à leur service. De cette façon, ils la chosifient, la disqualifient avant de la réduire à un phénomène de «déjà vu». Et puis, un jour, ils se rendent compte, trop tard, que les hommes ne sont absolument rien sans la femme. Et c'est bien fait pour leur gueule. Pour moi, la femme est ce qu'il y a de plus essentiel en ce monde. Et si les hommes voulaient grandir, ils devraient se le rappeler tous les jours que le Bon Dieu fait. Dans les histoires d'amour, il y a souvent des choses un peu ratées, des contretemps, des choses surprenantes, pas construites, de la douleur. Êtes-vous d'accord avec Georges Brassens lorsqu'il dit : «Il n'y a pas d'amour heureux»? Pourquoi se référer à Georges Brassens. Nos poètes l'ont dit et redit avant lui. Bien sûr, les histoires d'amour flirtent souvent avec le tragique, à cause, justement, de la bêtise des uns et de la diablerie des autres. Le malheur est toujours provoqué de l'extérieur du couple, c'est un sortilège qui vient d'ailleurs. Mais l'amour demeure l'amour, avec ses peines et ses joies, ses triomphes et ses échecs et aucune vie, princière ou de rentier, n'est vraiment consistante sans l'amour. Vers la fin du roman, le personnage Adem fait une métamorphose timide. Il trouve du travail et envisage de redevenir enseignant. Sommes-nous faits d'un passé qui se répète, un éternel retour à la case départ, ou la perspective d'un autre possible ? Cela dépend des circonstances. Chaque trajectoire a sa propre portée. En ce qui concerne Adem, le retour à la normale repose sur le besoin de renaître à des jours meilleurs. Il croit avoir trouvé un amour en mesure de le venger de la «trahison» de son épouse. Il est dans une sorte de défi qu'il s'interdit de ne pas relever. Bien sûr, lorsqu'on chasse le naturel, il revient au galop. Adem n'a pas encore compris que la femme est un être à part entière, avec ses attentes et ses exigences, et non un bien vacant à la merci de n'importe quel opportuniste. Décidément, les têtes brûlées n'ont pas de mémoire. C'est pour cette raison qu'elles retombent dans les mêmes pièges qu'elles ont elles-mêmes posés. Est-il vrai que les textes littéraires nous renvoient à nous-mêmes ? Effectivement, le roman est un miroir dans lequel se reflètent notre âme. Il y a des lecteurs qui cherchent le génie de l'écrivain et d'autres qui traquent la coquille et la petite phrase mal négociée en perdant de vue la magnificence du reste. Il y a des lecteurs qui entrent dans un livre comme dans un temple, avec respect et humilité, et d'autres qui s'y engouffrent comme dans un moulin, avec des a priori et de la mauvaise foi. A partir de ces attitudes, on peut déterminer les personnes qui sont bien rangées dans leur tête et celles qui ont un sérieux problème avec elles-mêmes. John Steinbeck a dit que «chaque livre écrit représente le combat de toute une vie». Qu'en dites-vous ? Si le combat de toute une vie s'arrêtait à l'écriture d'un livre, la vie n'en vaudrait pas le détour. La littérature n'est qu'une vocation parmi tant d'autres. Le combat de la vie se situe sur tous les fronts possibles et imaginables, et souvent il est mené contre soi-même. Avez-vous eu des propositions d'adapter le sel de tous les oublis au cinéma ? J'en ai discuté avec le patron d'une chaîne privée, mais rien de concret à ce jour. Est-ce que vous faites corps avec vos personnages ? L'élégance de l'écrivain est de s'effacer devant ses personnages. Certes, il doit lire en eux comme dans une boule de cristal, mais il lui est interdit de se substituer à eux. Mon rôle est de prêter ma plume à leurs états d'âme et à leurs états d'esprit. Un bon écrivain ne fait pas parler ses personnages, il leur fait DIRE ce qu'ils ont sur le cœur et au fond des tripes. Je refuse de n'être qu'un greffier pour ne retenir que leurs déclarations rudimentaires. Le dialogue, pour moi, est aussi important que les personnages principaux. Il est même mon outil d'écriture le plus performant. Lorsque je lis, je préfère entendre ce que pense et sent le personnage. Ses propos se doivent de dévoiler son âme et non pas son misérable jargon ou bien ses péroraisons. Pour moi, c'est à cet endroit que se situent la vraie force de l'écrivain et sa vraie connaissance du facteur humain. Un nombre assez important de vos romans ont pour cadre des pays étrangers. Pour ce dernier roman, c'est l'Algérie. Pourquoi ce retour au pays ? Détrompez-vous, mon ami, mon semblable, mon frère ! Sur la trentaine de mes livres, je n'ai consacré que cinq ou six ouvrages à des pays étrangers. Tout le reste raconte l'Algérie. De Morituri à Qu'attendent les singes et de Ce que doit le jour à la nuit à Les anges meurent de nos blessures. Plus d'une vingtaine de romans, d'essais et de biographies ne parlent que de l'Algérie dans sa pluralité, à travers ses espérances et ses désillusions, ses certitudes et ses errements. Vous me rappelez un peu ces critiques qui me font passer pour un auteur de polars, alors que la plus grande majorité de mes ouvrages ne relève aucunement du genre policier. Là encore, on essaye d'occulter la plus importante partie de mon travail de romancier derrière une poignée de polars qui, soit dit en passant, sur le plan purement littéraire, sont assez probants. L. S. E.