Au fur et à mesure que les années passent, la patine du temps contribue, à son tour, à rendre dérisoire l'évocation de cette date. Pourtant, une bonne partie de la classe politique, d'ailleurs, agissante à ce jour encore, n'avait-elle pas fait jadis de cette date une référence majeure ? Il est vrai que l'histoire récente du pays a fini par être appréhendée sélectivement, du moins au niveau des approches mémorielles, tant le chaos que vécurent les Algériens fut littéralement indescriptible. C'était, entre autres, le règne du terrorisme islamiste qui, avec ses charrettes de cadavres, relégua le souvenir de la révolte populaire du 5 Octobre dans les vieilles cases d'un passé alors devenu étonnamment lointain au point d'être réduit à de simples citations. Célébrés frileusement et selon de multiples prismes quant à leur interprétation, les événements en question subirent précisément une érosion préjudiciable quant à leur insertion parmi les grandes dates historiques ayant ponctué l'initial quart de siècle de notre souveraineté (1962-1988). Une injuste oblitération qui fit en sorte que ce « rendez-vous de la colère populaire » avait fini par être perçu comme une « humeur sociale » que l'on ne rappelait que comme une anecdote. Car, après les écrits factuels publiés à chaud, puis les travaux de recherche accomplis sur la base de témoignages crédibles dix années plus tard (1998), peu de révélations étaient publiées depuis ces dates et destinées à expliciter l'origine de ce volcan de la rue qui laissa, dans Alger notamment, une « lave » dans les esprits qu'aucun ne souhaite en clarifier les origines. Depuis, une sorte de chape de plomb s'était alors imposée dans les rouages des pouvoirs successifs qui ne désirèrent certainement pas que l'opinion prenne connaissance des tenants et des aboutissants de ces journées sanglantes semblables aux fameuses « Trois Glorieuses » de l'histoire de France. Bref, en l'évacuant de tout débat public, le 5 Octobre 88 devint ex nihilo le patrimoine commun de toutes les chapelles politiques. C'est d'ailleurs ainsi qu'à peine élu, Bouteflika voulut exercer son influence sur le pluralisme bouillonnant à cette époque-là. Subtilement, il parvint à satelliser quelques leaders d'opinion acquis à ses promesses auxquels il fit des concessions concernant le fameux « état de fait » laissé après le départ de son prédécesseur (Zeroual) alors qu'il ne démordait guère en le qualifiant toujours de « source de désordre ». De surcroît, son constat était probablement exact au vu de l'activisme tous azimuts qui se manifestait aux dépens de l'équipe menée par un général dont les derniers jours étaient comptés. À son arrivée à El-Mouradia, Bouteflika en fit justement un exercice de réfutation très significatif. C'était, par conséquent, à lui que l'on doit à ce jour cette obscure hypothèse politicarde mettant en apposition la « démocratie des structures » face à la « démocratie des valeurs ». Au nom de la nécessité de réévaluer objectivement les valeurs de celle-ci, il crut impératif d'enterrer publiquement tous les principes ébauchés à la suite des réformettes postérieures à la date de référence. Pour étayer son réquisitoire, il fera siens certains écrits qui qualifièrent, à tort peut-être, l'insurrection de cette époque de « chouannerie » algérienne. À son tour, l'ex-Président s'était convaincu que cette violence n'avait pas eu pour souche une quelconque aspiration aux libertés et qu'en fait, elle se réduisait à une fronde des ventres creux. C'était, pensait-il en substance, « un moment d'errements » qui avait laissé après son passage un « vide étatique » que de pseudo-partis ont vite occupé hors de tout légalisme, voire de légitimité doctrinale. En assénant ce hâtif réquisitoire, Bouteflika ne devait que déclassifier la date et l'effacer par la suite en reprochant aux « tout-venant » de la presse et des associations politiques de n'être que des réseaux de communication sans impact respectable. En l'enterrant de la sorte, l'on avait visé, en vérité, la classe politique en train de se bonifier. Privée de toutes ses références et parfois même violemment diabolisée en lui imputant les pseudo-désordres qui accompagnèrent ses militantes campagnes, elle a fini par céder en poussant la capitulation jusqu'à renoncer à mettre en avant le décret du 5 février 1989 notifiant la date de naissance du multipartisme. Par crainte de représailles tout autant que par goût pour les attractifs avantages promis par un régime ayant duré une vingtaine d'années, la classe politique connut le désamour électoral et a fini par être durement disqualifiée par l'opinion. Faute d'examen de conscience qui aurait dû la pousser vers la résistance, elle s'effrita pour ensuite faire allégeance à l'ennemi du 5 Octobre. C'est ainsi que surgirent de tristes « Bourgeois de Calais »(1) qui, à petits pas, remirent les clés de la démocratie et se livrèrent à l'odieuse allégeance d'un régime qui n'en exigeait pas tant. Après avoir balayé sans hésitation le caractère insurrectionnel à l'origine surtout d'une véritable traque ayant coûté la vie à une centaine de jeunes, le nouveau père d'une curieuse doctrine ne priva-t-il pas, en définitive, les castes carriéristes de toutes les références mémorielles concernant ce jour d'Octobre ? Depuis longtemps déjà et de régression en quasi-dénégation historique, ce « jour » en majuscules a déjà disparu officiellement et qu'il ne reste à son évocation que les pauvres mots pour décréter que ce matin de l'automne 1988 est avant tout l'ancêtre du Hirak de février 2019. B. H. (1) L'histoire des Bourgeois de Calais est un épisode du début de la Guerre de Cent Ans incarnée par la reddition humiliante de six notables de cette ville.