On les avait presque oubli�s ces �v�nements pourtant re-fondateurs du pays r�el. L'histoire et ses coups d'acc�l�rateur en furent pour beaucoup dans notre amn�sie collective. Les forfaits du terrorisme islamique et l'entassement de nos cadavres les avaient rel�gu�s quelque part dans les vieilles cases du souvenir et de l'�vocation. Qui se souvient avec exactitude d'octobre 88 ? Comm�mor� ou c�l�br� un moment selon les prismes id�ologiques de chacun, il a fini par conna�tre une sorte de d�su�tude r�f�rentielle, comme si l'on avait affaire � une trop lointaine insurrection, tout juste �ligible aux th�ses des historiens. Car, apr�s les �crits factuels publi�s � chaud, puis plus tard (1998) les travaux r�alis�s sur la base de t�moignages s�rieux, une chape de plomb s'est referm�e sur cette glorieuse contestation de crainte qu'elle ne r�v�l�t de peu rago�tantes manipulations. Une bo�te de Pandore o� le pire de la �raison d'Etat� c�toierait le meilleur de la spontan�it� populaire. Octobre 88 posa par cons�quent, tr�s t�t, le probl�me de la r�cup�ration politicienne pour au moins une raison : celle des ob�diences revendiquant chacune sa paternit� alors qu'en v�rit�, elles ne pouvaient que postuler � une filiation. C'�tait une matrice que seule la col�re populaire f�conda. Son occultation du d�bat, implicitement admise depuis 1999, tire son explication du travail de re-insertion de quelques leaders d'opinion acquis aux promesses du nouveau pr�sident et pour lequel il fallait faire des concessions sur un pass� dont il ne partageait pas l'interpr�tation. L'impasse sur 88 �tait la contrepartie du r�alisme pour �aller de l'avant�, disait-on avec une na�ve satisfaction. La re-consolidation du syst�me s'�tait faite paradoxalement gr�ce aux agr�gats id�ologiquement diff�renci�s mais qui avait eu en partage un militantisme hostile � la nature m�me du r�gime. Islamistes fr�quentables et lib�raux la�ques rejoignaient la cohorte des vieilles girouettes toujours en service command� et cela au nom du r�alisme. Le �grand soir� que cet octobre donnait pour imminent cessa d'�tre �voqu� et Bouteflika apparut comme le plus subtil f�d�rateur de la classe politique. Il est vrai que les dix ann�es qui venaient d'�tre v�cues ne furent pas un fleuve tranquille et qu'entre-temps les lignes de front s'�taient d�plac�es et les identit�s partisanes affin�es au contact d'autres r�alit�s. A travers un lent et long ravaudage ayant abouti � la Constitution de 1996, le vieux r�gime de 1963 que l'on donnait pour finissant en 88 parvint � conserver le contr�le sur tous les rouages de la d�cision tout en alimentant l'illusion qu'il a chang�… d�mocratiquement. Depuis le temps que l'on sait qu'il n'en est rien, peut-on par cons�quent faire grief au chef de l'Etat d'aborder cette dualit� entre �d�mocratie des structures� et �d�mocratie des valeurs� ? M�me si sa formulation des concepts n'est ni heureuse ni claire le fait de tirer sur les r�seaux structur�s qui l'on fait � son tour prince jette quand m�me une ombre de suspicion sur son propos. Alors oui ou non peut-on le suivre dans cet aveu ? La r�ponse serait entre les deux. Oui, car l'Etat dont il a h�rit� de la gestion en avril 99 et la d�mocratie dont il serait le gardien ob�issent de nos jours comme par le pass� � la logique des castres et lui-m�me en est le produit fini. Non, d�s l'instant o� il se cantonne dans la d�nonciation de cette d�mocratie des structures �crans sans nous dire ce qu'il entend par celle des �valeurs� et quel contenu il compte lui donner. Par ailleurs, choisir de disserter sur la question � partir d'une tribune �trang�re (Gen�ve) et devant un ar�opage d'experts internationaux au lieu de le faire devant le personnel politique indig�ne n'est pas de bonnes pr�mices pour ouvrir un d�bat national. Elles en seraient m�me l'annonce d'un unilat�ralisme pr�sidentiel seul d�positaire du droit d'engager une r�flexion sur nos libert�s et leur origine. En effet, au nom de la n�cessit� de �re-�valuer objectivement� cette d�mocratie qu'il trouve pagailleuse et inop�rante, il intente des proc�s historiques � octobre 88 et conclut par la diabolisation du pluralisme. Pour �tayer son r�quisitoire, il d�cr�te que les �v�nements de ce fameux automne n'avaient pas pour souche une quelconque aspiration aux libert�s mais traduisaient une fronde des ventres creux que le pouvoir de l'�poque ne sut pas pr�venir. Ceci d�coulant de cela, l'interpr�tation erron�e que celui-ci fit contribua � l'actuelle hypoth�que d�mocratique par le seul fait d'une permissivit� d�brid�e dont la cons�quence occasionna la fracture communautaire. Octobre 88 n'�tait donc m�me pas une r�volte inachev�e encore moins une r�volution avort�e. C'�tait selon lui un moment d'errements qui a laiss� apr�s son passage et ses m�faits un tissu de relais partisans sans ancrage ni doctrine alternative. On l'aura compris, l'amnistie, comme ordre du jour, a besoin de faire le m�nage dans le pass� afin d'imposer ses a priori � ceux qui seraient tent�s de convoquer l'histoire pour expliciter le pr�sent. Ainsi l'exhumation circonstancielle d'une r�volte datant de 17 ann�es r�pondait � la n�cessit� de l'enterrer au plus profond pour l'exclure de tout usage, alors qu'elle �tait surcharg�e de sens et de symboles jusqu'� incarner le �tournant historique� . Cette grande id�e traditionnellement d�fendue par les partis de progr�s, la presse post-88 et m�me les contestataires inorganiques vient de subir la m�prise du politique au moment o� la patine du temps permettait aux historiens de l'aborder sans passion. Les d�batteurs de l'amnistie et de la refondation des libert�s sont pr�venus. Demain ils n'auront m�me pas l'excuse de l'�tonnement et de la consternation intellectuelle lorsqu'il leur sera signifi� que cette date n'existe pas et qu'elle n'est pas une donn�e admise pour r�fl�chir sur l'Etat et les libert�s. Ce que le pouvoir et le pr�sident lui-m�me laissent entendre par �d�mocratie des valeurs� est justement celle des �constantes� du parti unique balay� par octobre 88 et que l'on souhaite actualiser pour en refaire le substrat du contrat politique commun. L'autocratie �galement parlait de consensualisme m�me si l'on sait que celui-ci n'a jamais mis en symbiose le peuple et les dirigeants, mais exclusivement les castes entre elles. De m�me que la mani�re dont Bouteflika acc�da au pouvoir n'a qu'un lointain rapport avec celle de Chadli ou Zeroual. Cependant, le principe du parrainage par les sph�res influentes op�re encore � l'identique et les moyens � mobiliser ont toujours les argentiers (m�c�nes ?) de l'ombre. Aucune rupture avec ces modalit�s de choix ni de transfert de cette libert� vers l'espace public n'a eu lieu. L'on innova uniquement par le pluralisme des li�vres et les �lections se sont toujours conclues par des happy-ends sans suspense. Bouteflika b�n�ficia pleinement de cette �d�mocratie des structures� qu'il �gratigne d�sormais et l'on pourrait se demander pourquoi il le fait apr�s s'en �tre servi ? Simplement par ce qu'elle ne peut plus lui servir pour un troisi�me challenge mais aussi parce qu'il est en qu�te de l'affranchissement absolu. La formule qui a d�sormais ses faveurs et qu'il habille de la noblesse des �valeurs� n'aura que peu de ressemblance avec la d�mocratie participative. Elle sera tout pauvrement une concentration de tous les instruments du pouvoir entre les mains d'un seul homme : le pr�sident. Sans le recours au despotisme brutal, pass� d�finitivement de mode, il voudra quand m�me parvenir � formater d'ici � 2009 les chapelles qui comptent en organisant � partir de l'unique source de l�gitimit� qu'il incarne les contrepoids qu'il souhaite, tout en injectant une dose de soci�t� civile pour pouvoir choisir le moment voulu les �adversaires� qu'il voudra affronter. Avec l'affaiblissement des structures traditionnelles, il entend acc�der � l'affranchissement total qui a manqu� justement � ses pr�d�cesseurs, chaque fois redevables aux parrains. Mais est-ce pour autant que des vagues �valeurs� d�mocratiques se substitueront de facto � la pression des �structures� ? Les partis directement menac�s par le re-cadrage de leurs activit�s devraient s'inqui�ter de cette notion qui a d� faire du chemin chez le pr�sident et se pr�pare m�me � faire son trou. Sans un d�bat, cette d�mocratie des �valeurs� risque de se r�v�ler plus contraignante qu'une grille � d�crypter, plus humiliante qu'une feuille de route et peut-�tre mortellement �touffante comme les barbel�s d'un ghetto politique. Pour s'�tre substitu� abusivement aux historiens sur la question d'octobre 88 en faisant des lectures trop courtes pour ne pas �tre politiquement int�ress�es, le pouvoir ne compte �pargner aucun acteur de l'opposition. La coh�rence de sa strat�gie l'y am�nera, plus rapidement qu'on ne le croit, � remettre en question l'ensemble des textes r�gissant les libert�s publiques. Car son souci est de s'inscrire dans une dur�e allant au-del� de 2009. Apr�s la neutralisation des �structures� de cooptation, il aspire � �d�mocratiser � diff�remment le pays avec des garde-fous de sa fabrication et une alchimie qui lui appartiendrait en propre. Pour cela il a l'embarras de �valeurs� � donner en p�ture aux courtisans. D�j� que l'on apprend qu'octobre 88 n'�tait qu'une aventure (presque) criminelle comme l'on nous a convaincu par le pass� que les militants du FIS avaient subi la violence de l'Etat, pourquoi devrions-nous nous �tonner si un jour une association t�l�guid�e s'emparait de la question pour intenter un proc�s � ceux qui c�l�breraient l'anniversaire. La farce a depuis longtemps commenc� et le distinguo vertueux entre d�mocratie des structures et celle des �valeurs� n'est qu'un tableau de plus � ajouter � ce th��tre boulevardier qu'animent nos dirigeants. Un artifice de plus pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes alors que nul ne se trompe sur cette transition. En clair, pr�parons-nous � passer de la d�mocratie des castes � celle de la cour.