«J'ai perdu à jamais une pondération que je n'ai jamais eue.» (Kateb Yacine) YACINE. Le 1er novembre 1989, un certain Kateb Yacine était enterré au cimetière El Alia. L'écrivain qui a su le mieux entonner le plain-chant de l'âme algérienne était porté en terre au moment où le pays commençait à être livré aux « Frères-Mosquée» (l'expression est de lui) et à leurs complices et autres épigones. Son enterrement, erratique, ressemblait à sa vie d'errant pugnace et rebelle. Le poète vivait à la fois l'épopée et le drame de son peuple, soumis à la colonisation. Il se donna entier pour sa liberté. Puis, l'indépendance acquise, il se voua à un autre combat, celui de la justice sociale, et contre l'aliénation religieuse. Dans un article publié dans El Watan en novembre 2014, Yassine Temlali s'élevait à juste raison contre la gangue de sacralisation dans laquelle on veut incarcérer Kateb Yacine. Lui qui était contre les totems et les tabous, le voilà, « cadavre encerclé », totémisé à volonté! N'empêche ! Réécoutant ce qu'il disait dans une interview en 1967 sur l'Algérie, la littérature, le rôle de l'écrivain, on trouve des éléments de réponse à cette question complexe de la quête de l'identité collective formulée par l'Histoire: c'est quoi, et c'est qui l'Algérie ? Kateb Yacine a su intégrer dans les pulsations poétiques de son œuvre toutes les respirations qui, aussi loin qu'on remonte dans le temps, tiennent ce pays et ce peuple debout. Occasion aussi de rappeler, au moment où le journalisme s'initie à de nouvelles prières surérogatoires, que Kateb Yacine fut aussi un journaliste pugnace qui n'a fait de concession à aucun pouvoir, fût-il celui des « frères », et qui n'a jamais reçu de prix. EL MOUDJAHID DIALNA. Comme le 1er Novembre et comme le FLN, El Moudjahid appartient au patrimoine national. Comme le parti fut unique, le journal le fut aussi. Mais voilà qu'en 1989, le pluripartisme s'imposa en conquête de la révolte d'Octobre 1988. Le FLN, qui aurait dû être rendu aux Algériens, devint un parti comme un autre, mais un parti pas comme les autres, puisqu'il était en compétition politique avec ses pairs tout en bénéficiant du capital symbolique de l'autre FLN, celui qui libéra le pays, et surtout avec des moyens humains, matériels et financiers sans commune mesure avec ceux de ses adversaires. Pareil pour El Moudjahid. Il entre, à partir de 1990, en concurrence avec des journaux indépendants mais en possédant une imprimerie et un budget plutôt confortable. Le Prix du président de la République pour les journalistes professionnels a été décerné tout récemment. Je ne connais pas le journaliste Tahar Kaidi, d'El Moudjahid, qui a reçu le prix pour la presse écrite, mais je ne doute pas une seconde de son talent et de sa compétence. Je trouve d'ailleurs qu'il est dommage que son nom et l'article pour lequel il a été distingué n'aient pas été davantage affichés. Pareil pour les autres lauréats qui sont, si j'ai bien compris, de la presse publique. Ça aurait dû faire modifier l'intitulé du prix en ajoutant à « journalistes professionnels » la précision du « secteur public ». Franchement, dans le contexte actuel plutôt rude pour la presse, avec des journalistes qui ravalent leur plume, que signifie un tel prix ? Cela dit, félicitations, quand même. Mieux vaut une émulation approximative que pas d'émulation du tout. En général, ce genre de prix a plus de sens quand il porte le nom d'un journaliste. Comme celui d'Abdelhamid Benzine, par exemple. ALBERT LONDRES. Un autre 1er novembre qui n'a rien à voir avec le nôtre, mais dont la proximité pourrait être opportune, en tout cas dans ce propos. Le journaliste qui symbolise « la liberté de la presse » jamais achevée (non pas l'acquis mais le but à atteindre), le Français Albert Londres est né... un 1er novembre. Il est mort en 1932 et depuis 1933, un prix portant son nom distingue les meilleurs grands reporters. C'est qu'Albert Londres a éprouvé le combat pour la liberté de la presse et le grand reportage. Il a couvert la boucherie de la Première Guerre mondiale, essuyant la censure de l'armée. Il a été reporter pendant la Révolution d'Octobre 1917 en Russie. Il a critiqué la colonisation française en Afrique, dénoncé le scandale du bagne de Cayenne. Il a enquêté sur la traite des Noirs en Afrique, et obtenu maintes autres révélations sur des sujets tabous. La mission du journaliste, selon lui, est de « rendre compte du monde qui l'entoure, même et surtout si celui-ci est difficile et s'il peut déranger ». C'est pour ce combat qui a fini par lui coûter la vie puisqu'il est mort en reportage, que ses pairs ont institué ce prix qui demeure à ce jour prestigieux. YACINE 2. Le paradoxe avec Kateb Yacine – paradoxe fécond et intéressant —, c'est que le démiurge de l'identité algérienne nationale en littérature est aussi un... internationaliste. Eh, oui ! Il se considérait communiste de cœur et n'a jamais renié son admiration pour ce Staline qui a vaincu Hitler. S'il était évidemment pour l'indépendance de l'Algérie, était-il pour autant un « nationaliste » au sens limitatif du terme ? Son implication aux côtés de Vietnamiens contre l'impérialisme US, son soutien à la « Palestine trahie » sont des étapes dans le parcours d'un anticolonialiste et antiimpérialiste attaché autant aux indépendances nationales qu'au nationalisme libérateur de son peuple. LANGUE. Visiblement une fâcherie avec le gouvernement français a réanimé le serpent de mer de... l'arabisation. Mine de rien, chaque fois qu'une brouille oppose Alger à Paris ou inversement, ce qui revient au même, on se souvient ex abrupto que le français en usage dans plusieurs secteurs parfois centraux du pays est une langue du colonisateur qu'il faut bannir. Et qu'il convient de la remplacer par la langue du colonisateur des autres, c'est-à-dire l'anglais. Moi, j'aurais été d'avis, vu le contexte géostratégique actuel, de bannir et le français de Bugeaud et celui de Voltaire, et de liquider « le butin de guerre » de Yacine, et de te remplacer tout ça par le chinois ou le russe, et peut-être même par le turc. D'ailleurs, on aura remarqué que les rédacteurs de la Proclamation du 1er Novembre 1954 ont eu la mauvaise inspiration de l'avoir rédigée... en français. A. M.