Le nouveau roman d'Amin Zaoui vient de paraître aux éditions Dalimen. L'écrivain brise tous les tabous en évoquant plusieurs sujets : pédophilie, viols, sexualité, religion, misogynie, dégâts sur le système éducatif induits par l'arrivée des Frères musulmans en Algérie, conflit algéro-marocain, avec des textes osés et crus. Village d'El Malha, dans les années 1970. Taous Haddad prend la parole pour nous raconter son histoire. La narratrice et non moins personnage principal de Faim blanche a à peine 11 ans, mais prend déjà conscience qu'elle n'est pas née au bon endroit dans ce petit village pétri de traditions, de faux-semblants et d'hypocrisie. «Je fixe ce monde perdu dans la démence quotidienne ; des femmes maigres et tristes, beaucoup d'enfants morveux et dynamiques et quelques hommes abattus et pensifs. Ils sont les miens. Nous sommes les enfants du néant. Les enfants de la ''faim blanche''. Mais c'est quoi cette ''faim blanche'' ? Un plat connu dans notre village Al Malha : du couscous arrosé d'une sauce faite avec du lait, sans légumes.» Le père de Taous, puisatier, décède d'une manière suspecte. Son corps inerte est retiré du fond du puits. Sa mère Habiba ne tarde pas à prendre un autre époux. Ce qui fait jaser dans le village. Il se murmure que Youcef, le nouveau mari de Habiba, a précipité son rival dans le puits car il convoitait sa femme : «Je n'ai jamais été convaincue que sa mort était due à un simple accident. J'ai toujours douté de ce Youcef. Il a le sang de mon père sur ses mains. Il était fou amoureux de ma mère. Et pour se marier avec elle, il s'est débarrassé de mon père.» Taous en veut à sa mère car elle sait qu'elle est complice de cet assassinat. L'héroïne du roman d'Amin Zaoui a une sœur jumelle : Tassadit-la-Folle. Youcef, son beau-père, lui apprend l'alphabet français et des sourates du Coran. Son attitude envers Tassadit est malsaine. Il la convoite. Taous assiste malgré elle au viol de sa sœur par son beau-père sur la terrasse de leur maison. Tassadit ne tarde pas à tomber enceinte. Son beau-père effectue une 'Omra' en bon musulman. Habiba fait croire à tout le monde que le bébé est le sien. «Ma mère a pris l'enfant et est partie chez ses parents pour leur annoncer qu'elle a eu un bébé de son nouveau mari. Elle lui a donné le nom de son père... Rabah... Moi je voulais lui donner le nom d'Alain Delon de Jérusalem, mon professeur d'arabe.» Au collège, Taous subit les assauts de Ilyes al Maqdissi, alias Alain Delon de Jérusalem. Il guidait la prière des fidèles le vendredi dans le village d'Al Malha et portait autour du cou une croix de Jésus. Lorsque les villageois s'en aperçurent ils le chassèrent manu militari. «Un chrétien qui n'a pas le Coran dans son cœur enseigne à nos enfants avec la croix autour du cou et la Bible dans le cartable.» Taous est la première fille du village d'Al Malha à décrocher son bac. Elle tient enfin entre ses mains le sésame de la liberté. Elle s'inscrit en faculté de droit à Oran, la ville qui va l'accueillir durant ses études universitaires. « Enfant, je rêvais de devenir avocate ou juge. Le rêve de tous les damnés du monde.» Rebelle et iconoclaste, Taous va vivre sa vie comme elle l'entend. Pour se venger de sa mère qui a été la complice du meurtre de son père et du viol de sa sœur, elle décide d'offrir sa virginité à son petit ami : Mustapha Bouzadi, un jeune Marocain qu'elle rencontre sur les bancs de l'Université d'Oran. «La virginité est un fardeau que porte toute femme dans une société obsédée par le sang... Dans notre société misogyne, la virginité est une bombe à retardement ! Je n'arrive pas à vivre dans un corps avec un engin en chair éprouvant et explosif.» Mustapha Bouzadi est le petit-fils d'Abdelkrim Khettabi, héros de la révolution du Rif au Maroc. Ses parents ont fui le Maroc pour s'installer à Béni-Saf, la ville du poète Jean Sénac. Quand il était au lycée, Mustapha était fou amoureux d'une religieuse, sœur Gabrielle la bibliothécaire. Comme lui, elle lisait Baudelaire, Rimbaud, Edgar Allan Poe, De Nerval, Jacques Prévert et Jean Sénac. Mais sœur Gabrielle a été mutée à Tamanrasset et Mustapha Bouzadi a vu son monde s'écrouler. «Je suis devenu insomniaque. J'ai perdu sœur Gabrielle dans le désert : sa jupe plissée, la tache d'encre sur sa blouse blanche, le grain de beauté dans le cou, son nez de déesse grecque, son parfum discret et son chaleureux baiser.» Mustapha Bouzadi a des velléités de meurtre. Il veut faire la peau à Cheikh Ahmed El Ghazali, le maître de l'école coranique qui a abusé de l'innocence de sa petite sœur Sahra. La tension entre l'Algérie et le Maroc est à son paroxysme. Taous assiste aux débats entre étudiants. «À la cafétéria de la cité universitaire, les résidents ne parlaient que de cette nouvelle guerre à nos portes qui ne dit pas son nom : entre le Maroc et l'Algérie, à cause du Sahara occidental. Afin de l'acquérir et de l'annexer par le fait accompli, le roi du Maroc a appelé son peuple à une marche verte en direction du Sahara occidental. En réponse à cette marche, le président algérien a menacé le Maroc d'expulser tous les Marocains du sol algérien.» Mustapha Bouzadi est reconduit à la frontière. Son souvenir hante l'esprit de Taous. Elle abandonne ses études de droit et se réoriente vers la littérature française. Elle entre en militantisme et se fait bientôt arrêter dans sa chambre d'étudiante. «Ils ont saisi mes livres et mes documents : Où va l'Algérie ? de Mohamed Boudiaf ; La colline oubliée, roman de Mouloud Mammeri ; Arbitraire, recueil de poésie de Bachir Hadj-Ali ; La guerre et l'après-guerre d'Aït Ahmed ; le journal Sawt Echaâb du PAGS... Taous est accusée de diffusion de tracts appartenant à des organisations politiques et religieuses et d'entretenir une relation amoureuse avec un opposant à l'indépendance du Sahara occidental. Amin Zaoui est professeur de littérature moderne et comparée à l'Université d'Alger. Ses romans ont été traduits dans une quinzaine de langues et adaptés au cinéma et au théâtre. Soraya Naili Faim blanche. Amin Zaoui. Editions Dalimen. 2021. 197p. 1 000 DA.