Entretien réalisé par Karim Aimeur Rabeh Sebaa est professeur de sociologie et d'anthropologie linguistique. Dans cet entretien, il évoque les conséquences de la crise sanitaire sur les rapports humains et le lien social, fortement impacté. Il parle aussi du coût «sociologique» de la pandémie et s'explique sur le manque d'études sociologiques sur les impacts du Covid-19 sur les Algériens. Il s'exprime également sur la réticence des Algériens vis-à-vis du vaccin anti-Covid 19. Pour lui, cette notion de réticence vaccinale est à mettre en relation étroite avec le niveau mental sociétal. Le Soir d'Algérie : Depuis l'apparition de la pandémie Covid-19, les rapports humains ont subi des bouleversements importants. Comment analysez-vous les changements des comportements charriés par la crise sanitaire ? Rabeh Sebaa : Avec la généralisation de cette pandémie, l'humanité entière a été sommée de redéfinir les concepts de liberté, de convivialité et de proximité. Même sur le plan sémantique, de nouvelles notions ont fait leur apparition. Distanciation sociale, gestes barrière, confinement, induisant des changements dans les comportements et impactant le lien social. Il est de l'ordre du banal de dire que tout changement sociétal, qu'il soit sanitaire, politique, voire d'ordre climatique, va impacter à court, moyen ou long terme le comportement humain et donc les rapports sociaux. Il n'y a qu'à voir comment, présentement, toutes les manifestations sociales, comme les mariages, les enterrements ou tout autre événement familial, connaissent des bouleversements quant au mode de rassemblement, d'expressions émotionnelles qui ne sont plus de même nature qu'avant la crise sanitaire. Imposant même une nouvelle gestuelle et une nouvelle culture corporelle. Le corps s'exprime différemment, on ne s'embrasse plus, on se donne le poing et non plus la main, on utilise le coude pour nombre de gestes dévolus originellement à la main ou aux doigts... Tous ces comportements, qui sont déjà d'importants changements dans notre quotidienneté, sont appelés à évoluer vers de nouvelles adaptabilités. Après plus de deux ans de son apparition, quel a été le coût «sociologique» de cette pandémie ? Le coût est à plusieurs niveaux, sociologique, avec des ruptures dans la scolarité des enfants, de certains postes de travail qui vont connaître des aménagements, psychologique avec des cas de dépression, des tentatives de suicide, de consommations de substances dangereuses en augmentation, etc. Economique également, avec l'aggravation de la précarisation de couches sociales déjà gravement touchées par la crise avant la survenue de la pandémie. Perte d'emploi, difficultés d'accès à l'approvisionnement de certains produits essentiels... D'un point de vue sociétal, nous sommes en droit de nous poser la question de savoir comment la cellule familiale va compenser tous ces manques et retrouver un nouvel équilibre. Seules des études de terrain sérieuses permettront de recueillir des données fiables à même d'éclairer les prises de décision politiques éventuelles, pouvant aller dans ce sens.
Comment expliquez-vous le manque d'études sociologiques en rapport avec la pandémie ? Les études et les recherches sérieuses selon des critères méthodologiques universellement établies et reconnues sont rares à tous les niveaux en Algérie. La sociologie ne fait pas exception. Et il faut rappeler que la réalisation d'une étude sociologique sérieuse nécessite des moyens et des compétences. L'idée selon laquelle les sciences sociales, et notamment la sociologie, n'ont besoin que d'un crayon et d'une rame de papier pour faire de la recherche est révolue. Une enquête sociologique sur la pandémie ou sur tout autre phénomène d'envergure sociétale a besoin de moyens. Ces moyens font souvent défaut. Et la volonté politique de les fournir également. C'est pour cela que les rares interprétations qui circulent se contentent trop souvent de reproduire des généralités produites ailleurs. Ou encore des pseudo-analyses relevant plus de prises de position idéologiques que de véritables questionnements et éclairages permettant des mises en place de mécanismes de résolutions ou de régulations de situations pathogènes. Ce manque d'études sociologiques sur la pandémie est loin d'être l'expression d'un manque de volonté des sociologues de lire et de dire cette pandémie mais bien le refus de perpétuer le bricolage qui a, durant longtemps, prévalu dans le champ des sciences sociales. Ceci dit, il faut quand même préciser qu'il existe quelques études sociologiques très intéressantes sur cette crise sanitaire mais qui n'ont pas bénéficié, et ne bénéficient toujours pas, de la visibilité qu'elles méritent. Comme beaucoup d'autres questions traitées par les sciences sociales et humaines en Algérie. Notamment lorsqu'elles sont dissonantes.
Y a-t-il des phénomènes sociaux particuliers provoqués par la crise sanitaire ? Ce qui saute aux yeux est, bien évidemment, la distension du lien social, son amenuisement, voire son effritement sous forme d'affaissement des solidarités traditionnelles. La peur de la maladie s'est érigée en barrière cloisonnant les rapports inter et intra-familiaux. Mais également professionnels et sociétaux. Les manifestations, scientifiques, culturelles, voire sportives par zoom ou visioconférence ont induit de nouvelles pratiques et de nouveaux comportements. Comme pour les enterrements, les naissances ou les mariages, qui sont des institutions sociales fondatrices et fondamentales. Ces institutions sociales ont perdu la signification symbolique du regroupement. D'autres modifications dans le fonctionnement de la société vont continuer à apparaître et qu'il faudra décoder, analyser et comprendre. Comme c'est, présentement, le cas de la non-maîtrise, voire de l'anarchie qui habite l'information relative à la crise sanitaire. Au niveau des sources comme au niveau de la réception. S'ajoutant, en l'aggravant, à la méfiance, à la peur qui gagne du terrain, ou, au contraire, à l'entêtement du déni. Niant l'existence de la crise sanitaire elle-même. Avec tous les comportements irresponsables que cela peut entraîner. Un autre phénomène social qui prend de l'ampleur et auquel on n'accorde pas suffisamment d'importance est la sur-consommation de médicaments, sans avis médical ou son contraire, encore plus inquiétant, qui est le recours accru aux guérisseurs, à la roqya et autre charlatanisme qui vivent grassement du commerce de la détresse et du vaste marché de l'ignorance. Comment analysez-vous la réaction des citoyens par rapport à la propagation du virus ? Mal informé ou sous-informé, le citoyen ne réagira qu'en fonction de ses intérêts immédiats. Il faudrait, au préalable, qu'il soit convaincu de la présence du virus, ensuite de sa propagation et enfin qu'il doive s'en protéger. Ce qui n'est pas si évident, car certains membres du personnel de la santé eux-mêmes avouent ne pas se faire vacciner. Ce qui rend les réticences plus difficiles à dissiper. La réaction des citoyens par rapport à la propagation du virus est l'un des indices importants d'évaluation de l'état mental à l'échelle sociétale. Comme vous le savez, le taux de vaccination est, jusqu'à présent, à un niveau dérisoire qui s'apparente à un rejet. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il existe en Algérie, comme dans d'autres pays, un mouvement antivax organisé qui milite en faveur de ce refus. La réaction des citoyens par rapport à la propagation du virus prend ancrage dans le niveau mental sociétal. Et c'est pour cela qu'elle a pour corollaire soit le déni, soit l'automédication effrénée soit le recours à ce que j'ai appelé les charlatans qui vivent du commerce qui prolifère au vaste marché de l'ignorance.
Comment expliquez-vous la réticence des Algériens vis-à-vis de la vaccination, malgré toutes les campagnes menées ? Les Algériens, il faut le reconnaître, ce n'est pas une masse uniforme. Il y a des femmes, des hommes, des enfants, des jeunes, des adultes, des personnes âgées, des personnes handicapées, etc. Et, bien évidemment, tous les marqueurs sociétaux qui les séparent en tant que groupes spécifiques. Les marqueurs économiques, culturels, éducationnels, religieux.... Chaque groupe social doit être considéré dans sa particularité et appréhendé à partir de ses propres codes. Il y a aussi les particularités géographiques, les grands centres urbains, les villes moyennes, le monde rural... Ce qui nous ramène à votre question sur la nécessité d'enquêtes sociologiques pour évaluer l'importance de ces marqueurs dans le comportement de ces groupes sociaux vis-à-vis de la vaccination. Pour connaître le niveau de réticence, ses ressorts, ses fondements et ses justifications dans chaque groupe social. Ceci dit, il est loisible de constater que le taux de vaccination demeure encore très faible. Malgré les efforts des pouvoirs publics de le rendre accessible au plus grand nombre. Et malgré les campagnes menées. C'est sans doute pour cela que cette notion de réticence vaccinale est à mettre en relation étroite avec le niveau mental sociétal. K. A.