De notre bureau de Paris, Khedidja Baba-Ahmed Omar El Shafa� est un jeune universitaire �gyptien, doctorant en droit international, militant tr�s actif de gauche. Au moment o� l�on r�alisait cet entretien avec lui (jeudi dernier), la mobilisation du peuple �gyptien ne faiblissait pas ; Moubarak s�accrochait d�sesp�r�ment au pouvoir et les grandes puissances, notamment les �tats-Unis, sous la pression de la rue �gyptienne, tentaient laborieusement et tout aussi d�sesp�r�ment de trouver au Ra�s une sortie honorable. R�le de l�arm�e, r�le des �tats-Unis dans cette conjoncture particuli�re, le r�gime Moubarak et Isra�l, les Fr�res musulmans, leur poids dans la soci�t� �gyptienne et enfin sa vision du devenir de la r�volution et des imp�ratifs pour r�ussir cette �tape : c�est autour de tous ces aspects que l�entretien a eu lieu. Le soir d�Alg�rie : Que s�est-il pass� en �gypte apr�s que la rue �gyptienne s�est trouv�e investie par les mar�es humaines demandant le d�part de Moubarak et la fin du r�gime actuel, des contre-manifestants demandent son maintien et semblent lui accorder toute leur confiance ? Omar El Shafa� : En r�alit�, il s�agit de milices de la police secr�te accompagn�es d�hommes de main, y compris de criminels de droit commun. C�est une pratique du pouvoir actuel qu�il a d�ailleurs banalis�e et dont il a recours lors de toutes les �lections dans notre pays. Ces voyous sont financ�s par des hommes d�affaires proches du pouvoir et malheureusement avec une certaine complicit� de l�arm�e. L�on a observ�, par exemple, que les attaques de ces individus se sont d�roul�es � l�aube, misant ainsi sur la fatigue de la population et qu�� ce moment-l�, les chars se sont �loign�s et ont laiss� faire sous pr�texte de neutralit�. Vous parlez de l�arm�e comme d�une entit� homog�ne. L�est-elle r�ellement et est-elle totalement acquise � Moubarak ? Les officiers et grad�s moyens et les soldats sont du c�t� du peuple et solidaires de cette r�volution. Mais, contrairement � la Tunisie, l�arm�e en �gypte n�est pas du tout ind�pendante du pouvoir et le haut commandement est tout � fait fid�le � Moubarak. Le ministre de la D�fense, un des quatre ministres qui ont gard� leur poste apr�s le dernier remaniement, est l� depuis 20 ans. Lors de la guerre civile en Alg�rie, par exemple, il d�clarait � maintes reprises que �l�arm�e n�a pas uniquement pour fonction de d�fendre les fronti�res mais devait agir aussi sur le front interne�. Tout le monde, naturellement, comprenait que �a voulait dire r�pression interne. Mais maintenant, face au degr� surprenant de mobilisation, le porte-parole de l�arm�e a clairement signifi� que l�arm�e en aucun cas ne r�primera ni ne s�attaquera au peuple. Il a m�me fait l��loge de la r�volution et du �peuple glorieux �. Cette nouvelle position de l�arm�e est-elle irr�versible ? En fait, la situation n�est pas d�cisive. L�arm�e prend clairement ses distances avec Moubarak. Au niveau inf�rieur, elle fraternise avec le peuple mais rien n�indique qu�il ne peut y avoir une certaine complicit� au moins pour laisser faire. Beaucoup d�observateurs consid�rent que si Moubarak n�a pas quitt� le pouvoir comme le demande la rue, c�est d�abord parce qu�il se sent en d�finitif soutenu personnellement par les �tats-Unis et d�autres pays notamment en Europe, qui s�accordent, apparemment tous, non pas � lui demander de partir, comme ils l�ont fait pour Ben Ali, mais plut�t que la transition se fasse au plus vite, sous-entendu sous sa gouvernance, ce qui contribue, apparemment, � ce qu�il reste encore aux manettes. Si la mobilisation n��tait pas aussi surprenante et forte, les grandes puissances, notamment les �tats-Unis, auraient pris clairement le parti de Moubarak. C��tait d�ailleurs la position d�Obama au tout d�but des manifestations. Dans une de ses premi�res d�clarations, apr�s des g�n�ralit�s sur la libert� et la solidarit� avec le peuple �gyptien, il disait en gros que la stabilit� est plus importante que la d�mocratie. Mais lorsque la mobilisation populaire a atteint pr�s de 8 millions de citoyens, les �tats-Unis, comme l�arm�e prennent leurs distances avec Moubarak et sont pass�s au discours sur la transition. Dans leurs d�clarations, les officiels am�ricains cultivent vraiment l�art de l�ambigu�t�. Je pense cependant qu�ils ont compris que Moubarak est quasiment tomb� mais contrairement � la Tunisie, l�importance g�ostrat�gique du Proche-Orient et la position de l��gypte dans cette r�gion font qu�il est plus facile de l�cher Ben Ali plut�t que Moubarak, qui est leur pi�ce ma�tresse dans la r�gion. Cette position am�ricaine est prise pour pr�server les int�r�ts d�Isra�l et maintenir l��quilibre actuel. Quelle est votre analyse ? La chute de Moubarak est pour Isra�l une quasi-catastrophe et je p�se mes mots. Lorsqu�il y a 3 jours, tout le monde commen�ait � l�cher Moubarak, Isra�l lan�ait un appel solennel aux gouvernants du monde pour garantir la stabilit� du r�gime de Moubarak. Et ce n�est pas une surprise lorsque l�on sait que durant tout le r�gne de Moubarak et m�me quelques ann�es avant lui, l��gypte �tait un alli� de taille des �tats- Unis au Proche-Orient. Le r�gime de Moubarak a non seulement renforc� cette alliance � Isra�l mais aussi � la droite isra�lienne. Il faut se souvenir que l��gypte a particip� au blocus de Ghaza et continue � le faire au m�me titre qu�Isra�l. Tout aussi scandaleux, sont les accords �conomiques avec Isra�l. L��gypte vend � cet Etat du gaz en subside, soit beaucoup plus bas que le prix du march�. La justice �gyptienne, en l�occurrence le tribunal administratif sup�rieur, a d�clar� qu�il fallait revoir ces accords, mais le gouvernement n�en a rien fait, parce que, tout simplement, de plus en plus d�stabilis� au plan int�rieur, il a compris que son alliance avec Isra�l allait le servir. Et lorsque j��voque l�alliance avec la droite isra�lienne, je vous en donne une illustration. Aux �tats-Unis, il existe une institution appel�e AIPAC, signe anglais pour �Comit� am�ricano-isra�lien pour les affaires publiques, un lobby sioniste tr�s fort, proche du Likoud. Apr�s la guerre, il y a eu une tentative aux �tats-Unis de cr�er, parmi les juifs am�ricains, un autre organe, moins extr�miste que l�AIPC qui serait plus favorable aux accords de paix et moins extr�miste. L�ambassade �gyptienne a refus� de participer � la conf�rence fondatrice pour ne pas g�ner l�AIPAC et donc le Likoud. C�est dire le lien particuli�rement fort entre Isra�l et le pouvoir de Moubarak. Tous ceux qui ne souhaitent pas voir Moubarak partir �voquent le souci de �stabilit� dans la r�gion� et la crainte de voir l�accession au pouvoir de l�islamisme. Quelle lecture faites-vous de ces arguments ? Ces arguments sont sans fondement et je r�fute totalement cette dichotomie. Nous autres, pays arabes, avons trop souffert de cette id�e. On nous dit, et cela a toujours �t� le discours de Moubarak, que la seule alternative (� cette dictature, corrompue, tortionnaire, pro-am�ricaine), c�est l�obscurantisme islamiste et du coup l�on a � choisir entre ces deux maux. D�ailleurs, une partie importante de la gauche en �gypte et dans le monde arabe a accept� ce discours et a fini d��tre implicitement aux c�t�s du r�gime au nom de la pr�tendue la�cit�, parce qu�il n�y a pas de la�cit� en �gypte. C�est dans le contexte de la dictature de Moubarak que les islamistes sont apparus comme une alternative cr�dible. Justement, � propos des islamistes, notamment les Fr�res musulmans dont vous dites qu�ils apparaissent comme une alternative cr�dible aux yeux des Egyptiens � de l�ext�rieur aussi d�ailleurs �, quelle est votre analyse de cette perception, vous homme de gauche ? Il est clair que les Fr�res musulmans sont la force la plus large et la plus organis�e en �gypte, personne ne peut le nier. Mais, ils sont depuis longtemps rentr�s dans le jeu politique et d�clarent, m�me si cela est tr�s ambigu, qu�ils ne sont pas pour un Etat religieux mais pour un �tat civil. Parall�lement, et c�est en cela qu�il y a ambigu�t�, ils revendiquent que les r�f�rents soient religieux et s�appuient d�ailleurs pour le faire sur l�article 2 de la Constitution actuelle de l��gypte, pays pr�tendument la�que, qui proclame que la Charia est la source principale de la l�gislation. Bien s�r, je ne les d�fends pas mais les Fr�res musulmans veulent simplement �mettre en �uvre ce qui est dans la Constitution�. Ceci �tant dit, �tant la�que, je consid�re que cette diabolisation des islamistes ne nous sert pas et nous le v�rifions tous les jours sur le terrain. Nous sommes dans le contexte d�une r�volution vraiment populaire. Les Fr�res musulmans disent eux-m�mes qu�ils font partie de l�opposition, mais ils n�en ont pas le monopole ; ils ne sont pas toute l�opposition. Le peuple a faim de libert� et de justice en �gypte. Si cette r�volution aboutit, on va vraiment voir le poids r�el des islamistes et je pense, quant � moi, que c�est la force la plus forte mais qui n�est pas majoritaire. Il y a aussi, et ce n�est pas n�gligeable, le contexte actuel qui est celui d�une r�volution qui a sa propre logique de radicalisation. Par exemple, la gauche militante, num�riquement plus faible eu �gard au climat dans le pays et � la nature de son discours, cette gauche, dans un contexte r�volutionnaire, peut avoir plus d�influence qu�elle n�en a aujourd�hui. Pour ce qui est de l�islamisme, ne faites-vous pas abstraction de sa connexion � l�islamisme � l��chelle internationale dans votre analyse ? L�islamisme est une affiche trop large. Je ne vois pas grand-chose de commun entre une organisation terroriste comme Al Qa�da, d�un c�t�, et le Hezbollah libanais, de l�autre, qui, lui, a un discours particuli�rement anti-imp�rialiste. Ce n�est pas, non plus, le m�me islamisme dominant, obscurantiste, qui s�vit en Arabie saoudite mais qui est paradoxalement peu critiqu� en Occident pour la seule raison que le r�gime saoudien est pro-occidental. On ne peut g�n�raliser ainsi et consid�rer l�islamisme comme un bloc. En �gypte, depuis une dizaine d�ann�es, particuli�rement avec les mobilisations populaires actuelles, une partie importante de la gauche a entam� de nouvelles approches de l�islamisme. Il s�agit aujourd�hui de ne pas brandir avec le pouvoir l��pouvantail islamiste, ne pas craindre d��tre avec les islamistes dans le combat commun contre la torture, contre l��tat d�exception, pour les libert�s d�opinion� et lorsque les islamistes prennent des positions antid�mocratiques ou contre les libert�s des femmes et leur marginalisation, cette gauche se d�marque. Ce comportement ne pourra que donner plus de cr�dibilit� � la gauche elle-m�me et, en m�me temps, il participe � diviser les islamistes en mettant en relief leurs contradictions. L�analyse de l�islamisme est �videmment beaucoup plus complexe et votre espace ne pourrait suffire � �tre complet. Aujourd�hui, il est, clairement, inacceptable pour les peuples qu�au nom de cette peur de l�islamisme, l�on soutienne des dictatures. Je dois rajouter, et c�est important, qu�en termes d�utilisation de la religion � des fins politiques, le pouvoir actuel ne s�en est pas priv� et a m�me donn� l�exemple. Si, globalement, la seule force politique en �gypte qui utilise l�Islam est naturellement les Fr�res musulmans dont le slogan est �l�Islam est la solution�, lors des �lections parlementaires ce n��tait pas les Fr�res musulmans mais le parti au pouvoir qui a fait honteusement appel � la religion. Depuis longtemps, et notamment d�s les ann�es 1980, lorsque la gauche ou une autre formation politique avaient dans leurs listes des candidats chr�tiens, des tracts du parti au pouvoir appelaient � ne pas voter pour eux, alors qu�ils constituent 10% de la population concentr�e dans le sud, et ce n�est pas un hasard si cette r�gion est la plus d�sh�rit�e. C�est l� aussi que l�islamisme radical est pr�sent avec force. Lors de l�attentat contre l��glise des Saints � Alexandrie qui a provoqu� des confrontations entre islamistes et chr�tiens � un climat communautaire instaur� et entretenu par le pouvoir � et lors �galement de soul�vements dans cette r�gion d�sh�rit�e, le pouvoir a laiss� faire, et a tout fait pour faire appara�tre les revendications de classes comme �tant des probl�mes de type confessionnel. Quel est, selon vous, l�avenir de ce soul�vement ? Comment envisagez-vous la transition institutionnelle et d�mocratique ? Aujourd�hui, la r�volution est en train de lib�rer ce qu�il y a de meilleur dans notre peuple. Si notre action aboutit, cela va cr�er un climat de libert� sans pr�c�dent pour un peuple b�illonn�, tortur�, affam�, pour un pays dont le pouvoir annonce une croissance importante. Et pour transposer ce que disait � propos de son pays l�ex-pr�sident br�silien Cardoso : l��gypte va bien mais pas les Egyptiens. Avec Moubarak, l�impunit� �tait totale, l�injustice �tait totale et la torture scandaleuse et r�pandue dans tout le pays. La population dans la rue est en qu�te de dignit� humaine, de libert�, de diversit� et de justice sociale. Mais comment voyez-vous la transition, et qui va la conduire ? L�espoir que nous formulons est que les forces politiques ne vont pas essayer de voler la r�volution du peuple. Il faut �tre conscient que notre probl�me n�est pas le dictateur mais la dictature. Il ne faut pas penser en termes d�individus, Moubarak, El Baradei� Justement, � propos d�El Baradei, d�aucuns disent qu�ils n�a aucune assise populaire en �gypte. Quelle est votre analyse ? C�est un bon g�n�ral mais il n�a pas de soldats. Ceci dit, cela n�emp�che pas qu�il soit populaire et qu�il b�n�ficie d�une cr�dibilit� acquise par son action l�ann�e derni�re en faveur de la d�mocratie, un espoir qu�il a fait na�tre, et que, quelque part, son discours se met en �uvre aujourd�hui. Il ne faut pas perdre de vue que ceux qui ont commenc� cette r�volution sont des jeunes de classe moyenne, �duqu�s, f�rus d�internet et Facebook, qui a jou� un r�le important dans la mobilisation. Dans ces milieux, El Baradei est tr�s populaire. L�important n�est cependant pas la personne mais le syst�me. L�important est qu�on �lise une constituante, que l�on change de constitution � travers un processus d�mocratique et quelle que soit la constitution, la place du pr�sident doit changer. L�important encore, c�est la nature des mesures qui vont �tre prises et qu�enfin, et surtout, il est indispensable que les forces politiques soient modestes parce que cette r�volution n�est pas la leur. Elle n�est ni celle de la gauche, ni celle des islamistes, ni celle des lib�raux : elle est celle des jeunes et du peuple.