Au d�but des ann�es 1990, les Alg�riens s�enorgueillissaient d��tre les pionniers de la d�mocratie dans le monde arabe parce qu�ils ont �t� les premiers � se soulever en laissant cinq cents morts par terre sur le coup et plusieurs centaines de milliers d�autres par la suite. Aujourd�hui, je me demande si nous n�avons pas retard� de vingt ans le soul�vement des peuples arabes, comme je me demande si la vague de r�volutions qui d�ferle actuellement sur le monde arabe se serait d�clench�e si les �v�nements, au lieu de commencer en Tunisie et de se d�rouler de la mani�re qu�on a vue, avaient eu pour point de d�part la Libye. Je crois que Ben Ali et Moubarak seraient encore dans leurs palais, et que le prix de l�huile n�aurait pas baiss� chez nous. Car qui aurait voulu voir dans son pays ce que nous sommes en train de voir en Libye : effondrement de l�Etat, division du pays, Kadhafi r��ditant, en la d�cuplant, Guernica, intervention militaire �trang�re� Le r�sultat de tous ces malheurs sera le retour de ce pays fr�re au n�olithique. Lorsque le pr�sident Chadli instaura le multipartisme, Ben Ali, Moubarak, Gueddafi, et peut-�tre d�autres aussi, le d�sapprouv�rent et le mirent en garde contre les cons�quences de l�introduction dans le jeu politique l�gal de partis islamistes ; le roi du Maroc, lui, trouvait bon que l�Alg�rie �serve de laboratoire�. Et quand le terrorisme s�installa, commettant des exactions qui ont horrifi� l�humanit�, il leur �tait loisible de montrer du doigt � leurs peuples les dangers de la d�mocratie � l�occidentale. On leur s�t gr� ici et l� de leur clairvoyance, et ces despotes purent se consacrer tranquillement � la rapine et � la pr�paration de la transmission du pouvoir � leurs proches. Voil� pourquoi cinq cents Bouazizi alg�riens n�ont pas r�ussi l� o� un seul Bouazizi tunisien a suffi : soulever cent cinquante millions d�Arabes et abattre en quelques semaines quelques-uns des dictateurs qui sont rest�s le plus longtemps � la t�te des �r�publiques�, en attendant le reste, car la m�che court dans toutes les directions. Nous pouvons donc affirmer que, dans une certaine mesure, c�est sur notre malheureuse exp�rience que les tyrans arabes, ceux-l� et d�autres, ont assis la p�rennit� de leurs r�gimes au moment o� les pays de l�Est se d�barrassaient du totalitarisme communiste, et l�Am�rique latine de la dictature militaire. L�Alg�rie avait fourni la preuve que des �lections d�mocratiques dans le monde arabo-musulman d�bouchaient fatalement sur la victoire des islamistes. La th�ocratie iranienne, le spectacle donn� par les taliban, les attentats commis par Al- Qa�da � travers le monde, la cr�ation de l���mirat de Ghaza�, etc., s�ajouteront les uns aux autres comme contre-mod�les pour faire le reste. Ils ach�veront de dissuader les peuples arabes de tenter l�aventure d�mocratique, un r�gime despotique �tant pr�f�rable au d�cha�nement de barbarie qu�ils ont vu en Alg�rie et en Afghanistan. Cela devint m�me le sentiment pr�gnant chez nous. Parall�lement, l�islamisme avait pris pied en Occident et, mettant � profit le lib�ralisme des lois des pays d�accueil, entreprit de s�appliquer le �droit � la diff�rence�. Le commerce halal, l��rection de minarets, le port de la burqa apr�s le hidjab, etc. firent leur intrusion dans le paysage sociologique de l�Europe. Ces signes ostentatoires prirent le caract�re de messages politiques provocateurs et finirent par exasp�rer les Europ�ens qui, redoutant une �islamisation rampante � de leurs soci�t�s, furent de plus en plus nombreux � d�velopper des sentiments islamophobes, incitant leurs gouvernements � devenir plus circonspects � l��gard d�une d�mocratisation des soci�t�s arabes qui livrerait le pouvoir au fanatisme et � l�extr�misme. Ces gouvernements trouvaient �galement un autre int�r�t dans l�affaire : il est en effet plus ais� de traiter avec des hommes dont on sait la fragilit� et connait les num�ros de comptes bancaires, qu�avec des parlements soumis � la souverainet� de leurs peuples. L�Alg�rie n�a cependant pas �t� qu�un contre-exemple. L�islamisme alg�rien, son discours nihiliste et ses d�rives terroristes, et � la fin son rejet par la population, ont donn� � r�fl�chir aux mouvements islamistes dans le monde arabe, et les a amen�s � adapter leurs pr�tentions aux r�alit�s int�rieures et ext�rieures. Ce doit �tre la combinaison de l�exemple n�gatif illustr� par le FIS alg�rien et de l�exemple positif incarn� par l�AKP d�Erdogan en Turquie qui ont pr�dispos� En-Nahda en Tunisie et les �Fr�res musulmans� en �gypte � adopter un profil bas dans la situation actuelle, mettant en avant dans leur langage les notions d�Etat de droit, de soci�t� civile, de d�mocratie, de libert�s publiques, et �vitant toute r�f�rence � l�Etat islamique. Apparemment, Mawdudi et Sayyed Qotb ne sont plus de mise. Si c�est cela l�islamisme, alors il n�y a pas de quoi fouetter la queue d�un chat. A leur point de d�part, dans leur phase �pique, lorsque les foules rivalisent d�h�ro�sme et d�ing�niosit� pour arracher leur libert�, toutes les r�volutions paraissent belles, id�ales, et on voit volontiers en elles quelque chose d�immanent. L�Histoire nous a appris cependant � craindre les lendemains de r�volution. Apr�s la phase �pique de la r�volution de 1789, la France a connu le Directoire, puis le Consulat, puis l�Empire, puis la restauration de la monarchie, puis le Second Empire et enfin, en 1870, la proclamation d�finitive de la R�publique. De m�me, la r�volution russe a �t� accapar�e par un parti minoritaire, le parti communiste bolch�vik, qui en a fait une dictature qui a recouvert de son ombre la moiti� de l�humanit� pendant trois-quarts de si�cle avant de s�effondrer avec le mur de Berlin. La r�volution en Tunisie et en �gypte est en train de sortir de la phase �pique pour rentrer dans la phase technique, celle de la mise en place des nouvelles institutions. A la diff�rence de la r�volution fran�aise qui n�avait pas de mod�le � suivre, sinon dans l�Antiquit� romaine, et devait donc innover, ou de la r�volution russe qui voulait r�aliser une utopie � partir du canevas marxiste, les changements en Tunisie et en �gypte se d�roulent dans un cadre constitutionnel pr�existant. Au besoin, les int�ress�s ont autour d�eux une palette de mod�les d�organisation d�mocratique dont ils pourront s�inspirer. Du d�nouement dans les prochains mois de ce qui se passe dans ces pays d�pendent �norm�ment de choses qui ont � voir avec notre propre destin. Le monde arabe est aujourd�hui au premier plan de la sc�ne m�diatique internationale et au centre de la politique mondiale. C�est la premi�re fois que la plan�te a vu des Arabes sortir dans la rue par centaines de milliers pour autre chose que pleurer la mort d�un �za�m� ou d�une diva, ou vouer aux g�monies un �crivain �satanique�. Ils sont devenus l�objet d�une admiration quasi universelle parce qu�ils ont enfin rejoint le �monde libre�. Mais dans les sph�res dirigeantes internationales, on attend avec une certaine appr�hension ce qui va sortir dans les prochains mois de cet imbroglio, et �pie les gestes des diff�rents protagonistes, surtout les repr�sentants du courant islamiste. L�Occident, jugeant qu�il a d�j� assez � faire avec l�Iran et l�Afghanistan pour s�embarrasser de r�gimes du m�me acabit, se tient le ventre en se demandant ce que sera le poids �lectoral des islamistes dans les scrutins � venir, sachant qu�il en d�coulera des cons�quences sur les monarchies p�troli�res et sur ses int�r�ts dans la r�gion, sans parler d�Isra�l. Depuis les pr�c�dents iranien, alg�rien et palestinien, la conviction s�est enracin�e partout que le principal risque avec l�instauration de la d�mocratie dans le monde arabe c�est l�arriv�e au pouvoir de l�islamisme. Tout le monde sait qu�il est l�, diffus dans la soci�t�, tapi dans les mosqu�es ou des lieux de r�union plus discrets. Les islamistes �taient parmi les manifestants en Tunisie, en �gypte, au Y�men, en Libye, en Jordanie, � Bahre�n, au Maroc, en Syrie, m�me s�il �tait impossible d��valuer leur nombre. Mais on n�a pas entendu de dissonances venant d�eux ; ils �taient dans la partition, ne se singularisant par aucun sectarisme. Mieux encore, les �Fr�res musulmans� et �En- Nahda� se sont engag�s � jouer le jeu � visage d�couvert et � l�int�rieur de l�Etat r�publicain. Bon nombre de signes indiquent que ce risque peut �tre d�class� et ne plus �tre consid�r� comme majeur. A l��poque o� les �Fr�res musulmans� �taient au z�nith de leur rayonnement, la soci�t� �gyptienne �tait largement rurale et analphab�te, de m�me que les autres contr�es arabes. Le monde arabe, partag� entre monarchies et r�gimes �r�volutionnaires � et plong� dans la guerre froide � cause de la question palestinienne, �tait travers� par des id�ologies qui ont toutes fait faillite face au d�fi sioniste. L�av�nement de la r�volution iranienne, le �djihad� contre l�Union sovi�tique en Afghanistan et contre Isra�l en Palestine et au Liban, puis la chute de l�empire russe, furent mis � l�actif des id�es islamistes. Cellesci purent alors se pr�senter comme une alternative � l�ancien monde bipolaire et aux gouvernements s�culiers, et leur bras arm�, le terrorisme, appar�t en �gypte, avec les �Gama�t islamiya�, en Alg�rie avec les GIA, et sur la sc�ne internationale avec Al-Qa�da. Sur fond d��checs militaires r�p�t�s (guerres isra�loarabes), les islamistes apparaissaient comme des h�ros car pendant que les peuples, victimes r�sign�es, ployaient sous le despotisme, eux s��taient soulev�s, avaient pris les armes et accept� de mourir pour la �cause de Dieu�. Mais depuis l�entr�e massive des peuples sur la sc�ne politique de leurs pays, les th�ses et les figures islamistes se sont brusquement d�pr�ci�es, comme les actions dans une bourse secou�e par une crise. Ben Laden, Zawahiri, Ali Benhadj, etc. n��voquent plus des Robin des bois musulmans. Les r�volt�s n�ont pas clam� leurs noms, ni brandi leurs portraits. Ils sont pass�s � la trappe de l�Histoire en m�me temps qu��tait jet� dans ses poubelles le souvenir des despotes. Le temps de l�islamisme pur et dur est pass�. Les jeunesses porteuses de l�aspiration � une vie d�mocratique moderne ne se laisseront pas voler leur r�volution car elles sont politis�es, cultiv�es, inform�es, vigilantes. On en a eu un aper�u � travers la fa�on dont elles ont dict� en Tunisie et en �gypte leur feuille de route aux autorit�s en charge de la transition : renvoi des gouvernements laiss�s par les despotes, dissolution du parti �officiel� et restitution de ses biens au domaine public, d�mant�lement de la police politique, �lection d�une Assembl�e constituante, �lections l�gislatives et pr�sidentielles� Le monde arabo-musulman est � un important tournant de son histoire. La Nahdarat�e au si�cle dernier est peut-�tre en train de se r�aliser sous la direction des peuples. Ceux-ci ont pris en main leur destin, ils ont retrouv� la parole, ils n�ont sombr� ni dans l�anarchie, ni dans la destruction aveugle, ni dans l�islamisme, ni dans le tribalisme. Au contraire, ils ont r�v�l� de tr�s hautes capacit�s de discernement et d�analyse. Jusqu�ici, aucune chose, aucune personne, n�est arriv�e � les distraire de leurs objectifs. Ils parviendront � leurs buts s�ils continuent � regarder en avant, s�ils tirent les le�ons du pass� r�cent et lointain, s�ils gardent le cap sur les valeurs universelles de libert�, de progr�s et de tol�rance. C�est le moment de trancher tous les n�uds, de faire face notamment au probl�me de l�instrumentalisation de la religion. L��gypte et la Tunisie sont les mieux plac�es pour innover en la mati�re et assumer le r�le de pionniers. Le politique et le religieux doivent �tre s�par�s comme le pr�conisaient des oulamas comme Abderrahmane al-Kawakibi et Ali Abderrazik au si�cle dernier. L��gypte compte dans sa population dix millions de Coptes. Les sc�nes de fraternisation entre Musulmans et Coptes sur la place Tahrir, auxquelles le monde a assist� m�dus� dans la phase �pique de la r�volution, lui ont donn� une id�e de ce que pourrait devenir l��gypte demain. Si Al-Azhar et le chef de l�Eglise copte sont rest�s fid�les � Moubarak jusqu�au dernier moment, les fid�les des deux cultes ont affront� ensemble les forces de l�ordre, et c�est ensemble qu�ils ont remport� la victoire. On a vu le croissant et la croix avoisiner sur les pancartes, et musulmans et chr�tiens c�l�brer c�te � c�te la messe et la pri�re du vendredi. Leurs pri�res montaient vers le m�me ciel, portant les m�mes pri�res, pour le salut de la m�me �gypte. La nouvelle constitution �gyptienne et les nouvelles institutions devront refl�ter la r�conciliation des deux communaut�s dans le sang m�l� durant le combat pour la libert�. La libert� des coptes, dans tous les domaines, devra �tre aussi totale que celle de leurs compatriotes musulmans. On ne va pas � la d�mocratie avec des relents de th�ocratie ou un pros�lytisme guerrier. C�est le moment de retirer du pied du monde arabo-musulman une �pine qui le g�ne depuis longtemps. Les id�es cheminent lentement, mais elles finissent par arriver � leur destination. Elles deviennent alors des paradigmes, des arch�types, des sources d�inspiration pour les autres, ceux qui, � travers le monde arabo-musulman, ont passionn�ment suivi les �v�nements et se sont instruits des diff�rentes mani�res de se lib�rer du despotisme. Ce que les Alg�riens ont vu et ressenti d�clenchera forc�ment en eux une r�flexion sur leur propre situation. Sans parler de �l�effet papillon� et des surprises qu�il peut r�server � tout moment. Ces derni�res rev�tent toujours la forme la plus inattendue, comme le �plombier� qui a fait tomber Nixon ou la gifle donn�e par une polici�re � un marchand ambulant dans un coin perdu du Maghreb. Que n�auraient fait ou donn� Ben Ali, Moubarak et Kadhafi pour �viter leur sort actuel, eux qui savent d�sormais qu�ils finiront leur vie soit en prison, soit au bout d�une corde, leurs familles d�truites et les dizaines de milliards de dollars vol�s partis en fum�e ? Quoiqu�il en soit, le nouveau visage du monde arabe est en train de se dessiner touche apr�s touche, au fur et � mesure que la r�volution d�mocratique abat les bastions du despotisme. Ce qui r�ussit tend � devenir un mod�le. Nous ne connaissons pas encore ce nouveau visage, il ne s�est pas encore affich� sur nos �crans, mais il n�est pas exag�r� de dire que c�est le sort du monde entier qui est suspendu � cette affaire Bouazizi. N. B. A suivre (III) Arabes et Japonais : paradoxes et co�ncidences