Pr Abdelmadjid Merdaci * [email protected] La pol�mique qui met en confrontation publique le s�nateur Yacef Sa�di et Mme Louisette Ighirlahriz appara�t, au premier regard, circonscrite � l��tablishment alg�rois et fait sens moins par les faits mis en cause � la v�racit� de la participation de Mme Ighilahriz � la guerre d�ind�pendance � que par tout ce qui, par glissements multiples et de longue dur�e, l�a rendue possible et les nouveaux enjeux qu�elle inscrit dans l�espace public national. Les mises en cause ad hominem ont commun�ment et tragiquement scand� les cheminements escarp�s de la guerre alg�rienne contre la domination coloniale entre 1954 et 1962 tant au sein de l�ALN que du FLN sur fond d�instrumentalisation de la mystique de la clandestinit� et de ses contraintes, certes peu discutables. Entres suspicions l�gitimes ou infond�es de manipulation de l�adversaire � on sait ce qui �tait advenu notamment en Wilaya III et en Wilaya IV � et luttes �pres de pouvoir � diff�rents niveaux des institutions du FLN, s��tait construite une mani�re d�entre soi frontiste, avec ses codes, ses secrets, ses passeurs et en tout �tat de cause avec ses appareils, ses hi�rarchies, au bout du compte de plus en plus imperm�able au plus grand nombre d�Alg�riens. 1- Les mythes d�une r�volution populaire D�s lors, la question de savoir qui a fait quoi dans le processus de la lib�ration nationale ne pouvait ni ne devait se poser particuli�rement au lendemain des combats fratricides de l��t� 1962 entre les forces de l�arm�e des fronti�res, sous la direction de l��tat- major g�n�ral, et les �l�ments de la Wilaya IV qui r�v�laient de la mani�re la plus brutale possible le d�calage entre les mythes d�une r�volution populaire et les principes de r�alit� des m�canismes de pouvoir. Il est alors d�une utilit� toute p�dagogique de rappeler ici le t�moignage du Dr Youcef Khatib, dit colonel Hassen, chef de la Wilaya IV, la veille de l�ind�pendance diffus� en 2002 dans le documentaire de l�historien Benjamin Stora. Dans le souci de pr�venir le pire dont il entrevoyait les signes annonciateurs, le colonel Hassen se rend � Rabat � la rencontre de Ben Bella et de Khider pour les appeler � la raison. �Nous prendrons le pouvoir quel qu�en soit le prix�, lui fut-il r�pondu.(1) Ce d�tour devra appeler une remise � plat critique et inform�e des rapports entre les institutions du Front de lib�ration nationale dans leurs diff�rentes d�clinaisons et la soci�t� alg�rienne dans ses diff�rentes composantes. Pas plus que la majorit� des Alg�riens ne pouvait �tre dans le secret des pr�paratifs de l�insurrection en novembre 1954 � et cela, � ce moment pr�cis, pouvait se comprendre �, elle n��tait au fait des luttes de pouvoir au sein des institutions dirigeantes du FLN en 1962 et est-ce sur le socle de l�amn�sie du plus grand nombre et des censures vigilantes du r�gime de l�ind�pendance que s�organisent les refoulements opportuns et la progressive institution d�une histoire officielle et son versant la rente symbolique au b�n�fice des �lus du syst�me de contr�le politique de la soci�t� qui se met en place. Qu�il soit, certes, entendu qu�il n�y a pas de raison pour que la soci�t� alg�rienne, violemment agress�e par la domination coloniale et singuli�rement au cours de la guerre d�ind�pendance, n��prouve pas, comme d�autres, un d�sir d�apaisement, de pansement des blessures et de reconstitution de lien social sans que cela doive soustraire � l�examen les rapports au pass� qu�elle organise 2- Un mensonge d�Etat A un an de la comm�moration de l�ind�pendance nationale, il devrait �tre d�sormais possible de dire et d��crire que l�Etat nation s�est d�lib�r�ment construit sur un mensonge fondateur � �un seul h�ros le peuple� � et en aucune mani�re, comme on persiste � le soutenir, sur �une l�gitimit� historique� qui pour autant qu�elle ait eu encore une consistance en cet �t� 1962 se confondait avec le GPRA et le CNRA, institutions l�gales du FLN. Ainsi, c�est sur un in�dit �compromis historique � que le r�gime fond� sur la violence des armes et les Alg�riens s�accordent sur la production du r�cit historique de r�f�rence glorifiant le peuple et sa part prise dans la guerre � �rig�e en r�volution � et faisant de la violence arm�e la cl� d�cisive d�un combat coup� de ses fondements et de sa port�e politiques, confortant avec la stigmatisation collective des harkis la mise marche d�une amn�sie alg�rienne. Le consentement � l�arbitraire, � la n�gation des libert�s collectives et individuelles avait �t� l�autre aspect du deal et alors m�me que les lancinantes questions de savoir comment sortir d�un autoritarisme sans horizon occupent l�espace public alg�rien, il est toujours utile de les entendre sur la longue dur�e et de rompre, � l�occasion, avec les r�sidus d�un populisme obsessionnel, en interrogeant aussi les conduites des acteurs sociaux et en d�couvrant que la citoyennet� pouvait �tre encore une id�e neuve en Alg�rie. Il suffit de revenir aux discours port�s par les diff�rents relais du r�gime, particuli�rement par les manuels d�histoire, pour mesurer � quel point le pass� pouvait �tre lourd d�enjeux pour ceux au pouvoir qui s�assign�rent d�effacer de la m�moire collective les fondateurs du FLN comme Boudiaf ou A�t Ahmed, les figures du nationalisme comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas et qui firent de l�islamisme l�ultime ressource du combat lib�rateur. Le constat est simple : c�est aussi � cela qu�ont consenti l�essentiel des Alg�riens et il avait fallu attendre le d�but des ann�es 1980 et la reconfiguration des rapports de force au sein du r�gime pour assister � la r�interpr�tation du pass� comme marqueur des �volutions. 3- De la m�moire � l�histoire Ce que je nomme pour ma part le processus de r�surgence m�morielle aura connu, sous la pr�sidence du pr�sident Bendjedid, deux stations spectaculaires avec la r�inhumation des cendres de Krim Belkacem � assassin� par les agents du r�gime alg�rien en 1970 � le 1er novembre 1984, et l�hommage rendu � la m�moire de Ferhat Abbas le jour de sa disparition, en d�cembre 1985, par le congr�s du FLN qui ouvrait alors ses travaux. Il est remarquable que ce mouvement de retour progressif sur le pass� occult� se soit poursuivi y compris dans les ann�es 1990 au prix aussi d�une assignation � r�sidence m�morielle qui rattachait Messali � Tlemcen, Abbas � S�tif, Khider � Biskra et Abane � la Soummam contrevenant aux engagements nationalistes des uns et des autres. Ces r�serves not�es, il faut enregistrer que le retour dans l�espace public de personnalit�s li�es aux luttes du nationalisme alg�rien � ceux effectifs de Ahmed Ben Bella et de Hocine A�t Ahmed et plus particuli�rement du regrett� Mohamed Boudiaf � r�habilitait aussi � travers leurs itin�raires la part d�engament personnel dans le militantisme nationaliste et devait sans doute contribuer � un mouvement de port�e incommensurable pour la connaissance et l��criture de notre histoire r�cente. Dans une communication remarquable, les historiens Ouarda Siari-Tengour et Fouad Soufi avaient fait le recensement, il y a trois ans de cela, de plus de deux cent cinquante ouvrages sign�s par d�anciens moudjahidine et d�anciens officiers de l�ALN, et depuis, il est constant que ces t�moignages ont pris place dans le champ �ditorial alg�rien alors que des universit�s � celle de Skikda entre autres � r�habilitent discr�tement et efficacement les approches acad�miques du pass�. Il convient de relever que ce d�litement de la pr��minence du peuple, acteur collectif, a ouvert peu � peu droit � l��mergence, dans les �crits et les t�moignages, � l�affirmation de l�engagement personnel dans les rangs du FLN et/ou de l�ALN et que l�usage du �je� pouvait fournir de nouvelles pistes sur l�articulation entre formation de la conscience politique et insertion dans le cadre politico-institutionnel du FLN/ALN. Ainsi, est-ce sur ce registre que s�inscrivent le r�cit de Mme Ighilahriz(1) et le pr�coce t�moignage de l�ancien chef de la zone autonome d�Alger auquel la performance de Gilles Pontecorvo(2) a accord� un statut sans �quivalent de page de l�histoire nationale. Cette �volution a, d�une certaine mani�re, �t� valid�e par les institutions officielles en charge de la m�moire de la guerre d�ind�pendance, puisque l�exp�rience �des s�minaires des wilayas historiques�, initi�e au cours des ann�es 1980, a laiss� place � l�enregistrement, notamment au niveau du Mus�e du moudjahid, les r�cits d�acteurs. Ce recadrage des rapports entre m�moire et histoire, d�une part, et sources de l�gitimation des institutions de pouvoir, d�autre part, a connu un tournant significatif � l�occasion de la c�l�bration du cinquanti�me anniversaire de l�insurrection du 1er Novembre 1954 avec l�annonce solennelle, par le pr�sident de la R�publique, de la fin de la l�gitimit� r�volutionnaire qui, outre d�avoir choqu� les diff�rents groupes de m�moire �voluant dans les all�es du r�gime, consacrait la cl�ture formelle du discours liturgique du r�gime alg�rien sur le pass� et notamment sur la guerre d�ind�pendance. 4- La n�cessaire recherche historienne Les pol�miques suscit�es en 2010 par l�ouvrage du Dr Sa�d Sadi, revisitant les engagements du colonel Amirouche, peuvent �tre exemplaires d�une nouvelle polys�mie et marquent l�affirmation dans l�espace public de lectures contradictoires d��v�nements, de positions d�acteurs de la guerre d�ind�pendance alors que celles qui opposent actuellement Yacef Sa�di et Louisette Ighilahriz mettent clairement en jeu l�un des tabous absolus de cette p�riode, � savoir le devoir de loyaut� vis-�-vis du FLN-ALN. Ces controverses, d�sormais publiques, signalent objectivement l�impact du mouvement des g�n�rations sur des questions longtemps scotomis�es. Les Alg�riens d�aujourd�hui seraient, pour la majeure partie d�entre eux, en mal de dire qui est Sa�di et pour les plus avertis d�entre eux La bataille d�Alger peut tout aussi bien renvoyer � la culture du cin�phile. Elles portent pourtant plus loin que les seules postures d�acteurs statufi�s de leur vivant dont le principal m�rite en la mati�re est l�amplification que donne leur notori�t� � un d�bat qui devrait maintenant pleinement relever de l�histoire. Au-del� d�itin�raires individuels � fussent- ils �clairants par ailleurs �, la recherche historienne aura � �tablir que tant dans la maturation du mouvement national que lors de la guerre d�ind�pendance, il n�y avait pas eu de �peuple unanime� mais des positions diff�renci�es et le cas �ch�ant franchement oppos�es au sein de la soci�t� alg�rienne. Que le FLN � les publications r�centes de documents l�attestent suffisamment � n�ait pas �t� le monolithe institu� � l�ind�pendance, que la fracture FLN/MNA ait pu opposer d�authentiques militants nationalistes ou encore que le mouvement des harka, insurrection paysanne contre le projet national, demande aujourd�hui plus � �tre enfin intelligible que commod�ment stigmatis�e indiquent l�importance des chantiers � ouvrir. Cette recherche est paradoxalement encore plus n�cessaire aujourd�hui qu�hier, pas tant seulement du fait de la distance avec les �v�nements toujours requise mais aussi parce que jamais autant le pass� ne para�t constituer un si d�cisif chantier d�avenir. 5- Un fondement du �vivre ensemble� L�histoire reconnue d�une collectivit� est r�guli�rement l�un des fondements du vivre ensemble et de la l�gitimation du lien national. Force est de relever que les occultations, les instrumentations du pass� par le r�gime autoritaire ont peu ou prou contribu� au d�litement du lien national et, toutes conditions sociales �gales par ailleurs, favoris� la qu�te de nouveaux horizons, notamment pour les cat�gories juv�niles et la banalisation du choix de la double nationalit�. L�histoire n�cessaire est-elle aussi possible aujourd�hui en Alg�rie ? Rien n�est moins s�r. Les archives alg�riennes de la guerre d�ind�pendance demeurent encore objectivement sous scell�s et les appels publics des rares historiens nationaux attach�s � cette p�riode sont rest�s sans �cho. A l�heure o� les porte-parole officiels des partis associ�s au pouvoir montent formellement au cr�neau autour d�un projet de loi de �criminalisation de la colonisation�, ou r�activent les condamnations r�currentes lors des processus comm�moratifs � du 8 Mai 1945 � titre d�exemple �, il convient de leur opposer la censure de fait que l�autoritarisme alg�rien a impos� � toute mise en cause inform�e de la France coloniale. O� sont ainsi les travaux alg�riens � pour ne rester que sur la guerre d�ind�pendance � sur la torture, les douars � huit mille, selon Benjamin Stora � napalm�s, les ex�cutions sommaires, les camps de d�tention, les zones interdites, les d�placements de populations, les viols et toutes les atteintes � l�int�grit� des personnes commises entre 1954 et 1962 ? Qui croira s�rieusement que depuis l�ind�pendance, l�Etat alg�rien n�avait pas eu les moyens de rassembler � notamment sur le registre de la recherche acad�mique � des t�moignages, des donn�es mat�rielles sur ces �v�nements ? Il suffit de rappeler, au lendemain du soixante-sixi�me anniversaire de mai 1945, que le listing des victimes reste encore � faire. Et la querelle Sa�di/Ighilahriz ? Elle n��tait sans doute pas bienvenue et il n�est pas s�r qu�elle puisse trouver un tribunal ou un jury d�honneur pour en �puiser les arcanes. A. M. * Universit� Mentouri- Constantine 1- Benjamin Stora : L�ind�pendance aux deux visages. Film documentaire, Paris 2002. 2 -Ighilahriz (Louisette) : Alg�rienne. Casbah Editions, Alger 2006 3- La Bataille d�Alger, film en noir et blanc de G. Pontecorvo,1966