Par Abdellali Merdaci L'�crivain et journaliste Tahar Bena�cha a d�clar� r�cemment � El Khabar (21 mai 2011) que l'auteur du Banquet (Paris, Librairie acad�mique Perrin, 1973) �Mouloud Mammeri est plus kabyle qu'alg�rien �. La formule malheureuse, sem�e impudiquement par l�ancien pr�sident de la R�publique Ahmed Ben Bella � propos de Hocine A�t Ahmed membre du �Groupe des Six� et chef historique de la R�volution alg�rienne ( Jeune Afrique, n� 2626, 8-14 mai 2011), est-elle vou�e � faire flor�s et � jeter au ban de la nation une r�gion glorieuse du pays et ses natifs ? Ce d�ni de la nationalit� alg�rienne � celui qui a �t� � et reste par le courage et la qualit� de son �uvre � un prestigieux nom de la litt�rature contemporaine et de la recherche universitaire en anthropologie et en linguistique berb�res n'est pas en soi nouveau. Faut-il inscrire cette �ni�me foucade au registre d'une haine r�currente, aux m�canismes suffisamment huil�s, pour �tre spontan�ment reproductible dans les palabres d'estaminets de l'Alg�rie profonde ? Le grief kabyle � sordidement r�activ� par Bena�cha � et le doute sur son alg�rianit� ont toujours �t� convoqu�s � charge contre Mammeri de son vivant. La d�fiance qu�a connue � et subie � Mouloud Mammeri, inexplicablement et durablement agie dans le champ litt�raire et dans le champ politique, est ins�parable de la complexe formation d�une litt�rature nationale dans la derni�re d�cennie de l�occupation fran�aise de l�Alg�rie et du d�bat sur l'histoire litt�raire de l'Alg�rie qui a �t�, d�s l'ind�pendance, confisqu� par des sycophantes et des �niers. Le vieux �mythe kabyle� Fut-elle ancienne et enracin�e cette rage � pourfendre Mouloud Mammeri ? La suspicion a �t� nourrie assez t�t � en 1953 � contre le romancier de La Colline oubli�e (Paris, Plon, 1952) dans un proc�s instruit dans les colonnes du �Jeune Musulman�, publication de la jeunesse de l�association des Oul�mas musulmans d�Alg�rie dirig�e par Ahmed Taleb (signant Ibn El-Hakim). A l�origine de cette querelle, il y a une profonde m�prise, sur fond d�ignorance et de d�sinformation, volontairement entretenue. Il est vrai que l��uvre de Mammeri � qui a �t� cr�dit�e aux prix litt�raires de l�automne 1952 de deux voix au F�mina, remport� par Dominique Rolin ( Le Souffle, Paris, Seuil) et d�un vote au Goncourt qui a consacr� B�atrice Beck ( L�on Morin, pr�tre, Paris, Gallimard) � a �t� nomin�e par les membres de l�acad�mie des Quatre jurys, cr��e par le patron de L��cho d�Alger et cacique des assembl�es coloniales Alain de S�rigny. Ce prix litt�raire � qui n��tait pas per�u comme une distinction coloniale � avait pour objectif de r�compenser un auteur cit� dans un des quatre grands prix litt�raires parisiens (Goncourt, Renaudot, F�mina, Interalli�). Ravivant le souvenir d�Andr� Gide, les membres de l�acad�mie des Quatre Jurys tiennent leur premi�re r�union � Biskra, le 26 janvier 1953, et attribuent � l�unanimit� leur prix � La Colline oubli�e, premier roman d�un jeune professeur de lettres fran�aises, encore inconnu dans le milieu litt�raire d�Alger. Mouloud Mammeri ne se pr�te pas � qu�il pensait �tre une mystification politico-litt�raire coloniale et refuse de se rendre � Biskra, le 30 janvier, pour y recevoir le prix des Quatre jurys. Bien des ann�es apr�s, il s�en explique aupr�s de Mohamed-Salah Dembri : �Il eut �t� aberrant que par le biais d�un prix quelconque on donn�t � mon �uvre le sens exactement contraire de celui que je voulais lui donner.� ( An Nasr, 4-11 mai 1968). Cependant, la pol�mique suscit�e par le roman, et plus particuli�rement par sa remarquable r�ception critique dans la presse parisienne et coloniale, se greffera vite sur cet �v�nement. Dans �La Colline du reniement�, article publi� dans le num�ro 12 du 2 janvier 1953 du �Jeune Musulman�, Mohand Ch�rif Sahli pr�venait sentencieusement Mammeri sur les bruits qui assourdissent son �uvre, le mena�ant m�me du terrible ch�timent de �l�indignit� nationale�. S�il amende les Kabyles de toute tra�trise envers la cause nationale en les situant � �l�avant-garde du mouvement national �, Sahli ne veut �tre comptable, dans une �troite perspective intellectuelle jdanoviste, que de l�engagement politique de l��crivain et de son �uvre. Trouvant suspect l�accueil critique unanime fait, en France et en Alg�rie, � La Colline oubli�e, qu�il qualifie d��exploit �tonnant�, le chroniqueur du �Jeune Musulman � � qui vitup�re �la th�orie de l�art pour l�art� � pose � l�auteur la question essentielle : �Une �uvre sign�e par un Alg�rien ne peut donc nous int�resser que d�un seul point de vue : quelle cause sert-elle ? Quelle est sa position dans la lutte qui oppose le mouvement national au colonialisme ?� Mais l�adresse de Sahli n��vite pas la rumeur oblique, la m�connaissance de la vie litt�raire de la colonie et de l�actualit� de ses auteurs indig�nes, qui renvoie la cons�cration critique de l��uvre de Mammeri � la protection d��un mar�chal de France qui s�y conna�t fort bien en goumiers�. En v�rit�, cet auteur parrain� par le mar�chal Juin est Ta�eb Djemeri, Alg�rien n� au Maroc et exer�ant la pharmacie en France, auteur d�un roman La Course � l��toile (Paris, �ditions du Dauphin, 1952). Ce mensonge ne g�nera pas Sahli et encore moins ceux qui le reprendront � sa suite. La charge la plus construite contre le romancier ne viendra-t-elle pas de Mostefa Lacheraf ? Dans �La Colline oubli�e ou Les Consciences anachroniques� (Le Jeune Musulman, n� 15, 13 f�vrier 1953), Lacheraf rebondit sur une incrimination du fait berb�re (et kabyle) dans une d�marche op�ratoire, qui contrairement � celle de Sahli qui ne s�int�resse qu�� la finalit� du roman alg�rien dans le combat nationaliste, pr�tend s�appuyer sur la lecture raisonn�e de l��uvre. Lacheraf incrimine directement le fait berb�re, survivance acrimonieuse de la �crise berb�re� de 1949, et reproche � Mammeri son amour de la �petite patrie�. L�accusation est pr�cise : �Il nous d�pla�t de constater que [�] pas un seul critique litt�raire n�a qualifi� M. Mammeri d�auteur alg�rien. On l�a toujours appel�, vraisemblablement sur sa demande : romancier berb�re. L�Alg�rie serait-elle aussi une patrie oubli�e ?� Accusation sans fondement et injuste : dans les maisons d'�dition � o� on est aussi commer�ant �, le �pri�re d'ins�rer � en �quatri�me de couverture�, sur lequel se basent souvent les chroniqueurs litt�raires pour portraiturer un �crivain, rel�ve des attach�s de presse et non des auteurs. Il est souvent un argument de vente qui permet � l'�diteur un retour sur investissement. Dans son entreprise de destruction d'un jeune romancier de La Colline oubli�e, Lacheraf aiguisera son argumentaire sur deux plans : le culturel et le litt�raire. 1� | Dans un d�veloppement culturel � ou plut�t cultuel �, Lacheraf ne signale la berb�rit� que pour la naturaliser consciencieusement dans une sorte de destin�e arabo-musulmane, la mission la plus l�gitime qu�il lui conc�de. Ce sont, soutient-il, les Berb�res qui ont ramen� � la stricte orthodoxie musulmane les Hilaliens � impies � et ce sont les Kabyles zouaouas qui descendaient �en pays dit arabe� enseigner la gnose islamique ; et c�est bien chez eux que se rendait la jeunesse studieuse des confins sahariens pour apprendre les rudiments de la langue arabe classique. Cette lecture du monde berb�re �puise certainement le fonds culturel tamazight, trop imp�tueusement assimil� � la langue et � la liturgie arabo-musulmane. De ce point de vue, une description diff�rente de la montagne kabyle par l�auteur de La Colline oubli�eest grosse d�h�r�sie. 2� | S�il reconna�t l�existence d�une litt�rature r�gionale en France � �genre r�gionaliste breton, c�venol, proven�al� �, Lacheraf en minore le statut litt�raire (�genre mineur�) et la confine � une utilit� documentaire. Cela n�est pas v�rifiable : � cette p�riode de l�histoire litt�raire de la France, la tradition provinciale et r�gionaliste � de Jean Giono � Henri Pourrat, d�Andr� Chamson � Ernest P�rochon, de Marcel Pagnol � Henri Bosco � informe, en partie, la structure du champ litt�raire parisien et des trajectoires d�auteurs en comp�tition. L'Alg�rie �tant, en 1952, une r�gion de la France, il est incontestable que l��diteur Plon a projet� �l��crivain kabyle� Mammeri dans cette perspective litt�raire r�gionale qui n��tait pas encore discr�dit�e, quitte � rectifier le tir dans la �quatri�me de couverture� du second opus Le Sommeil du juste (1955) dans lequel Mammeri est express�ment pr�sent� comme ��crivain fran�ais�, mention soulign�e par le caract�re italique. Sous le pr�texte du r�gionalisme litt�raire, Lacheraf h�te la disqualification de l��uvre de Mammeri : �Le roman de M. Mammeri est-il un document ? Il ne m�rite pas cette qualification pour sa �subjectivit� m�me, son absence de chaleur humaine. Tout y est sporadique, fragmentaire, souvent �triqu�, � l�image m�me de cette conscience des individualistes et des isol�s qui ne se r�alise jamais sans trahir les siens.� Un massacre en r�gle d�un premier roman et de son auteur (pos�ment r��dit� avec Mourad Bourboune dans un entretien donn� aux Temps modernes, octobre 1963), au seul principe d�un id�al politique � national � de la litt�rature et du litt�raire ? Auparavant Mouloud Mammeri aura r�pondu � Mohand Cherif Sahli (�Le Jeune Musulman �, n� 14, 30 janvier 1953), mais sans convaincre. Dans sa br�ve r�plique � Mammeri, Sahli persiste et renvoie l�auteur et son �uvre � un �succ�s douteux�. Entre-temps, la rumeur aura enfl�. Dans son introduction � l�article de Lacheraf � probablement �crite par son r�dacteur en chef Ahmed Taleb �, la r�daction du �Jeune Musulman� instille l�ambigu�t� sur la position de Mammeri � propos de La Colline oubli�e: �Un roman alg�rien sur des r�alit�s alg�riennes, un roman qui comme tel ne peut donc servir que la cause alg�rienne. � D�niait-on d�j� une sp�cificit� alg�rienne � l�auteur et � son �uvre ? Mouloud Mammeri, l'amoureux de la �petite patrie�, est r�solument camp�. Cela restera. Revenant, dans un entretien avec Tahar Djaout, sur cet �pisode (fut-il pour lui �prouvant et douloureux ?), Mammeri pr�cisera son �thique de l��criture litt�raire et de ses usages soci�taux au moment de la maturation de La Colline oubli�e : �Le v�ritable engagement consistait � pr�senter cette soci�t� telle qu�elle �tait dans la r�alit� et non pas telle que l�aurait reconstruite un choix de h�ros dits positifs ou retraduite en discours id�ologique, c'est-�-dire un mythe.� (Mouloud Mammeri, entretien avec Tahar Djaout suivi de La Cit� du soleil, Alger, Laphomic, 1987). Deux doctrines du r�alisme litt�raire, deux rapports � la litt�rature et � sa prescription sociale, inconciliables dans leur principe, qui restituent amplement les arri�re-pens�es de la pol�mique de 1953. Cependant la guerre d'ind�pendance ne tarde plus. Mammeri y aura une pr�sence d'une grande clart�, d�mentant tous les proc�s d'intention autour de sa personne et de son �uvre d'�crivain. Sous le nom de guerre de Brahim Bouakkaz, il signe plusieurs articles � confortant le combat lib�rateur des Alg�riens regroup�s autour du FLN et de l�ALN � dans L�Effort alg�rien, organe des lib�raux alg�riens ; ce qui n��tait pas une tare, car le FLN des ann�es 1950 n��tait pas la chapelle qu'il est devenu en 1962, mais un front int�grant musulmans, juifs, chr�tiens, ath�es et un large �ventail de tendances politiques : nationalistes PPA-MTLD, salafistes AOMA, communistes et lib�raux. Mouloud Mammeri participe, aux c�t�s de M�hamed Yazid, � la r�daction et la mise en forme du dossier que pr�sente le FLN � la 11e session de l�assembl�e g�n�rale de l�ONU, en 1957. Recherch� par la police coloniale, il est contraint de quitter pr�cipitamment l�Alg�rie pour le Maroc o� sa famille poss�de des attaches. Il reviendra � cet auteur que l�on soup�onnait d��tre proche du colonialisme et ti�de envers la cause nationale de pr�senter la description la plus pertinente et la plus achev�e du monde colonial : �Les hommes tarissent � parce que pas un des sentiments qui accompagnent immanquablement le syst�me colonial n�est un sentiment exaltant ; ils se situent tous dans la r�gion la plus basse, la plus n�gative, la plus laide de l�homme. Les hommes qui fleurissent en r�gime colonial, ce sont les combinards, les traficoteurs, les ren�gats, les �lus pr�fabriqu�s, les idiots du village, les m�diocres, les ambitieux sans envergure, les qu�mandeurs de bureau de tabac, les indicateurs de police, les maquereaux tristes, les tristes c�urs. Il ne peut y avoir en r�gime colonial ni saint ni h�ros, pas m�me le modeste talent, parce que le colonialisme ne lib�re pas, il contraint ; il n��l�ve pas, il opprime ; il n�exalte pas, il d�sesp�re ou st�rilise ; il ne fait pas communier, il divise, il isole, il emmure chaque homme dans une solitude sans espoir.� (Lettre � un Fran�ais, Entretiens sur les Lettres et les Arts [Rodez], n� sp�cial Alg�rie, f�vrier 1957). En 1962, quand beaucoup d��crivains de sa g�n�ration se t�taient et r�pugnaient � rejoindre le pays nouveau, Mouloud Mammeri est sur le terrain. De la litt�rature � l�universit�, de l��criture � la recherche, dans la semblable probit� et rigueur intellectuelle qui �taient celles de l�auteur de La Colline oubli�e. Pour rappel, la m�me ann�e de publication de ce roman, en 1952, Mohammed Dib commen�ait avec La Grande Maison (Paris, Seuil) une trilogie romanesque qui a pour cadre Tlemcen et les hauteurs du pays tlemc�nien. Certes, un respectable roman de terroir � o� monte le chant d�une autre �petite patrie� � que n�assombrissaient ni le vieux �mythe kabyle� ni les retomb�es encore vives de l�imparable et s�cant drame politique qui cisaillait le PPA-MTLD en 1949. �L�arme redoutable de la stigmatisation� A l�ind�pendance, Mammeri, de retour � Alger, �crit pour le cin�ma (avec notamment Jean-Marie Boeglin et Ahmed Rachedi), s�essaie au th��tre et surtout met en chantier son �mouvant hymne � la R�volution L�Opium et le b�ton, ind�passable roman sur la guerre d�ind�pendance que son �diteur publie en 1966. Avec Jean S�nac, le tout premier � en avoir con�u l�id�e, Kaddour M�hamsadji, Mourad Bourboune et bien d�autres �crivains � m�me Jean P�l�gri avait souhait� y �tre associ� �, Mouloud Mammeri contribue, dans l��pret� des d�bats, � la fondation de l�Union des �crivains alg�riens qui ne rassemblera pas tous les suffrages, m�chamment raill�e par Kateb Yacine � qui acceptera nolens volens d��tre membre de son bureau ex�cutif. Dans un pays qui a d�cr�t� l�unicit� en toutes choses, l�UEA voguera sur des mers d�mont�es et ne parviendra jamais � quai. Elle vaudra � Mammeri, qui en assurera � apr�s S�nac � le secr�tariat g�n�ral, ses premiers d�sagr�ments dans le pays ind�pendant et libre. Comme en 1953, il y a l�ind�racinable proc�s d�intention aux motivations politiques. La pol�mique qui se d�veloppe dans les colonnes de l�hebdomadaire du parti FLN R�volution africaine se fonde sur l�attitude r�serv�e de l�UEA et de son secr�taire g�n�ral Mouloud Mammeri pendant la guerre des Six- Jours qui a oppos�, au mois de juin 1967, les arm�es arabes � Isra�l. L�auteur de l�article �La trahison des clercs� (n� 232, 22 juillet-29 juillet 1967) pointe du doigt l��crivain Mammeri �qui s�est rendu en p�lerinage, il n�y a pas si longtemps � Buchenwald, n�a pas daign� r�pondre � l�offre qui lui a �t� faite d�effectuer le m�me p�lerinage en Jordanie pour rendre compte des m�faits de certains rescap�s des camps de la mort�. Citant son �uvre Le Foehn ou la preuve par neuf(Paris, Publisud, 1982), qui venait d��tre mont�e au TNA par Jean-Marie Boeglin, le r�dacteur �voque un �patriotisme circonstanciel �. Et ce ne fut pas la pire des insultes. Dans sa r�ponse, publi�e dans le n�233 de R�volution africaine (30 juillet-6 ao�t 1967), Mammeri insiste sur la morale du clerc, car c�est bien l� le fond du probl�me : �Mais le vrai clerc ne ment pas. Il ne doit pas tromper sur la qualit� de la marchandise. Faire croire � ce peuple que les vrais clercs sont des rh�teurs aptes � la production sur commande, c�est montrer � quel point on les m�prise.� Cette r�ticence � un alignement automatique sur les mots d�ordre du pouvoir et de ses repr�sentants, cette distance critique face � l��v�nement et, en tout cas, la r�affirmation de la libert� du penseur face � l�omnipotence des l�gats, n�est ni comprise ni admise par la r�daction de l�organe du parti FLN. Dans un second article intitul� Le rabouilleur ou la �colle� inoubli�e (n�234, 7-14 ao�t 1967), le r�dacteur de l�hebdomadaire du parti unique revient sur les incriminations essentielles � l�origine de la pol�mique : �Depuis sa cr�ation, l�Union des �crivains alg�riens n�a pas montr� le r�el visage de l�Alg�rie r�volutionnaire. Cette Union brille de mille feux� par son absence. Son existence est r�v�l�e aux Alg�riens de temps � autre par quelques congr�s qui se tiennent �� et l�. Mais l� n�est pas le fait important : il s�agit de savoir si cette Union est ou n�est pas une organisation nationale.� En fait, c�est bien l�autonomie, rappel�e par Mammeri, de l�UEA face aux attentes du FLN qui d�range. Dans les faits, bien distante par rapport aux tentatives de �normalisation � du parti FLN, l�UEA� qui rassemble des �crivains, de diff�rentes provenances, aux philosophies diverses, et non pas des militants � ne pouvait en �tre un satellite. Et ex�cuter les ordres du jour du FLN et, plus largement, du pouvoir, sur les politiques nationales et internationales. Le r�dacteur de R�volution africaine d�signe alors la responsabilit� de l�UEA et de Mouloud Mammeri : �[�] elle se devait par la voix de son pr�sident de condamner sans �quivoque l�agression sioniste, qui ne permet d�autre alternative que d��tre avec ou contre la cause palestinienne. On est le complice de l�agresseur si on n�est pas l�alli� des agress�s, parce que cette alliance est dans la nature des choses. Mettre une prise de position en faveur des Palestiniens sur le compte du b�ni-ouiouisme de la pens�e rel�ve d�un raisonnement simpliste et nous donne encore la preuve intangible de cette malhonn�tet� intellectuelle. Pis encore, c�est dramatique.� Cette double accusation de tourner le dos � �l�Alg�rie r�volutionnaire� et de s��carter des stricts ordonnancements de l��organisation nationale�, major�e d�un silence coupable face � l�agression isra�lienne, ouvrait les portes de l�enfer, en ces ann�es de plomb du parti unique, � ceux qui s�y exposaient. Mammeri entendra les bruits de la meute. Le m�me num�ro de l�hebdomadaire du FLN donne � dans une partition sans fausse note � la parole � un groupe de lecteurs � anonymes � de Tiaret dont la condamnation est sans appel : �Pourquoi les �crivains alg�riens sont demeur�s muets durant la guerre d�agression isra�lienne ? Mammeri a r�pondu en refusant de r�pondre. C�est d�j� une r�ponse [�] Nous r�clamons � notre avant-garde intellectuelle de ne pas se transformer en arri�re-garde. Nous sommes en droit d�exiger cela, m�me s�ils comptent parmi leurs amis un grand nombre de sionistes notoires.� Pernicieux sous-entendu ? Clouer au pilori, en cet �t� 1967 embras� et r�solument palestinien, cet ennemi int�rieur � longtemps d�cri� dans les kasmas FLN et bient�t dans la �famille r�volutionnaire� � qui n�a pour lui que la morale du �vrai clerc� pour s�insurger contre l'embrigadement du puissant FLN ? R�volution africaine dans un autre courrier, sign� par Mme Chohra F., actionne l�arme redoutable de la stigmatisation : �Je commence � avoir certains doutes. M. Mammeri est-il alg�rien ? Ma question n�est pas une banale plaisanterie. Elle est motiv�e par le retrait que M. Mammeri prend pour parler de l�Alg�rie au d�monstratif. �Ce pays�, �crit-il. �Ce pays� qu�il se pla�t � critiquer avec �n�gativisme�, c��tait peut-�tre une occasion pour lui d�exprimer quelque ranc�ur et quelque petite id�e malsaine, quant � la culture telle qu�elle est con�ue chez nous [�] Est-ce des propos de concierge que de demander pourquoi un �crivain alg�rien n�a pas exprim� son opinion au sujet du conflit qui nous oppose � l�imp�rialisme et au sionisme ?� L'�crivain Mammeri � qui s'est scrupuleusement avanc� dans cette pol�mique en son nom personnel et sans impliquer ses pairs de l'UEA � ne sera pas, davantage qu'en 1953, �cout�. Apr�s cette pol�mique, il d�cide d'un salutaire recul. Il quitte une UEA, d�sormais caporalis�e, r�duite � un r�le de porte-voix des communiqu�s du FLN. Le �vrai clerc� entreverra un horizon de travail litt�raire et universitaire f�cond. Un vrai Alg�rien En 1952, et aujourd�hui encore, autant Taassast que Bni Boublen, avec leurs cort�ges de personnages typiques, ont des droits � figurer dans l�histoire de la litt�rature d�un seul et m�me pays, l'Alg�rie. Le pays de Mokrane et de Menach, de Hamid Seraj et de Commandar qui d�nonce la longue d�possession coloniale. Au-del� de visions du monde des auteurs Mammeri et Dib et des engagements qu�ils font prendre � leurs personnages, aux ancrages id�ologiques et sociopolitiques diff�rents, il y a l�histoire de l�Alg�rie, en ses multiples retranchements. Les critiques de 1953 ont sans doute pr�jug� du travail et de la responsabilit� de l��crivain en regard d�une litt�rature nationale qui n�existait pas. Ils ont plus cherch� � valider un projet politique qu�un projet litt�raire. L�auteur de La Colline oubli�e n�a pas failli, ni politiquement ni litt�rairement. Je retiens de la r�ception critique de la presse fran�aise de ce premier roman la reconnaissance d�un art sup�rieur � et sublime � de la langue litt�raire, ce qui pr�cis�ment �tait pour Mohand Cherif Sahli le plus outrancier des sacril�ges contre la cause nationale. Sahli, qui r�pudiait �l�art pour l�art�, ne voulait pas distinguer la langue brute du tract politique de celle ouvr�e de la litt�rature. Mais c'est cette puret� de la langue � marque distinctive des �uvres de Mammeri � qui portera dans ses �crits de la guerre d�Ind�pendance, une pens�e anticoloniale sans asp�rit�s. Ne peut-on pas louer la constance de l�homme et des id�es qui ont trac� sa voie dans la marche contrast�e d�une nation alg�rienne � laquelle il aura beaucoup apport� et dont son �uvre � litt�raire et scientifique � enrichit le patrimoine. L��crivain et chercheur Mammeri a d�fendu l'exigence � toujours actuelle � de ne pas confondre la politique, la litt�rature et la production intellectuelle et d�ali�ner les unes � l'autre. Jusqu�au bout de son chemin d��claireur, il continuera � en enseigner l�humble le�on. En 1953, comme en 1967, et aussi en 1981, dans les heures poignantes du �Printemps berb�re�, cette libert� de conscience �tait intol�rable pour ses contradicteurs. L�infinie sagesse de Mouloud Mammeri, ressourc�e dans le message des imusnawen des fi�res montagnes de Kabylie, pays de haute m�moire, a boulevers� � et bouleverse toujours � l�immuable cercle des bien-pensants, sa valetaille et ses l�gions de ferrailleur. Celui qui proclamait avec humilit� n��tre qu�un clerc (un �vrai clerc�) �tait � dans la fid�lit� � son humanisme ancestral � un vrai Alg�rien.