Par Mhand Kasmi �Ici, c�est la C�te-d�Azur, avec le piment en plus.� (Annotation d�une illustre personnalit� fran�aise sur le livre d�or d�un restaurateur d�El Djamila (18 janvier 2000). Le Purgatoire � repr�sentation eschatologique postmortem inexistante en Islam � est d�fini par les textes religieux chr�tiens comme le lieu o� se purge et s�expie la faute originelle dont l�Eden a �t� le d�cor et l�instrument. Situ�e selon le g�nial �crivain italien Dante, auteur de la Com�die Divine , aux antipodes de J�rusalem, le purgatoire semble, depuis d�but septembre de cette fin d�ann�e, avoir trouv� meilleur site pour la domiciliation terrestre de sa divine mission de �salle d�attente� entre l�Enfer r�el des uns et le Paradis promis aux autres : le paisible site touristique situ� � l�ouest d�Alger de �La Madrague- El-Djamila� qui est, pour les besoins de la cause, d�clar� zone �extra-territoriale�. Ayant re�u � l�origine le nom po�tique de madrague, immense filet sous-marin destin� � pi�ger les poissons voyageurs de passage, en rapport direct avec l�activit� de p�che originelle du lieu, La Madrague en majuscule a fini par se constituer hors de l�eau une solide r�putation de station baln�aire et de cadre paradisiaque pour �bats �picuriens d�une jeunesse dor�e pied-noir ivre d�exotisme bon march� en pays d�Islam. Devenue El-Djamila apr�s l�ind�pendance du pays, �la Belle� continua de cultiver invariablement sa l�gende naissante, avant de se sp�cialiser finalement dans le difficile r�le de haut lieu de repr�sentation diplomatique de l�art culinaire alg�rien li� � la mer, � coups de �sauces crevettes� relev�es, de sardines �beddersa � bien de chez nous, chez ses �Sauveur� �Club Nautique� et autres �Pos�idon�. Paradoxalement, c�est depuis que l�Etat alg�rien a d�cid� de mettre les grands moyens pour conforter la dimension de havre de plaisance terrestre et maritime du lieu, que le site conna�t une descente aux enfers dont les habitants et les habitu�s du lieu viennent tout juste de d�couvrir l�horrifiante et tardive r�alit�. Ils se sont retrouv�s pi�g�s � leur corps d�fendant dans une immense madrague humaine de filets pos�s par des mains occultes qui veulent les punir de leur originel p�ch�, celui de continuer � penser et soutenir vaille que vaille qu��El- Djamila� m�rite un autre destin que celui de devenir un vulgaire �madrag�, c�est-�-dire un lugubre ghetto pour �paves humaines d�un ordre social int�griste rampant, qui recycle vers la p�riph�rie des espaces d�clar�s � extra-territoriaux � la luxure et la perdition, dont �El- Djamila� semble coupable � leurs yeux d��tre l�ostentatoire et provocante derni�re vitrine. En effet et apr�s avoir r�ussi � imposer leur dictat rigoriste � la quasi-totalit� des wilayas du pays, les tenants de l�ordre mafio-int�griste ont d�cid�, en ces temps de turbulences majeures, de frapper fort et aux portes d�Alger ! Le pr�texte : une rixe ayant malheureusement �t� suivie de mort d�homme. Comment en est on arriv� l� ? Retour sur l�histoire d�une modeste madrague coloniale pour poissons en mal de libert�, devenue par la force des choses, gigantesque madrague et inextricable nasse, reflet fid�le et expression concentr�e dans l�espace et dans le temps, de l�imp�ritie et de l�indigence du mode de gestion pour le moins criminel de nos territoires les plus attractifs Un lieu et des histoires La premi�re madrague de p�che install�e dans la r�gion de A�n Benian (ex-Guyotville) date de 1870 au lieu-dit Ras Knater, devenu par corruption coloniale Ras Acrata. Cette madrague devait faciliter l�implantation des deux villages de p�cheurs que le comte Guyot, directeur de l�Int�rieur au Gouvernement g�n�ral, avait d�cid� d�implanter en 1845 au lieudit �A�n Benian� (auquel il donna plus tard son propre nom) et � Sidi Ferruch. Pour conforter cette vocation �conomique souhait�e du lieu, une deuxi�me madrague fut install�e en 1899 � mi- distance entre la pointe de Sidi Ferruch et Ras Acrata. Ces p�cheries traditionnelles fixes (madragues) furent vite abandonn�es en raison de leur co�t d�exploitation exorbitant, de la d�couverte de techniques modernes de p�che plus adapt�es, mais surtout du changement de vocation �conomique de la r�gion qui vit l�activit� agricole repr�sent�e par la culture du chasselas (raisin de table pr�coce) supplanter et rel�guer toutes les autres activit�s au second plan. Le sort du lieu en fut jet�. En effet et d�s 1875, les vignobles s��tendaient d�j� du Cap Caxine � la sortie Ouest actuelle de Hammamet, jusqu�� Zeralda mais gr�ce � de minutieuses s�lections et au climat exceptionnel, le chasselas de Guyot-ville appel� �pricous� par nos parents (pr�coce) conquiert tr�s vite la premi�re place. C�est ainsi qu�en 1948, Guyot-ville comptera au total 650 hectares de chasselas fournissant pr�s de 20 000 quintaux de raisin de table et pr�s de 250 hectares de vignes � vin, produisant 4 600 hectolitres. Simultan�ment, la culture maraich�re de primeurs se d�veloppe couvrant pr�s de 500 hectares. Ces l�gumes sont souvent plant�s entre les rang�es de vigne et la terre constamment retourn�e et fum�e ne s��puise pas ; elle fournit ainsi jusqu�� trois r�coltes par an. La culture fruiti�re prend aussi � cette �poque quelque expansion : plus de 50 hectares d�orangers, mandariniers, citronniers, n�fliers, amandiers et figuiers sont diss�min�s �a et l� pour casser le monopole de la culture du chasselas. C�est le d�veloppement de ces cultures qui fut � l�origine d�un ph�nom�ne social important : l�afflux vers cette zone du pr�-Sahel alg�rois d�une main-d��uvre musulmane presque toute originaire de l�espace territorial en forme de triangle form� par les villes de B�ja�a- Yakouren-Azzefoun. Favoris� par des fili�res de recrutement villageoises tr�s actives au lendemain du dur s�questre colonial qui frappa et d�peupla cette r�gion punie d�avoir particip� � l�insurrection de 1871, cet exode massif finit par conf�rer aux premi�res vagues de peuplement non europ�ennes de la ville, une unit� sociologique particuli�re. La colonne �population indig�ne � des statistiques communales pouvait d�s lors se noircir rapidement : de 91 sur 3 507 habitants en 1906, cette composante comme on l�appelait � l��poque passa rapidement � 1008 sur une population totale de 5 065, vingt ans plus tard en 1926. Avec un tel �boom� �conomique, les colons pouvaient s�offrir le luxe d�un lieu de plaisance en rapport avec leur prosp�rit� affich�e. Il faudra attendre la construction du petit port de p�che et la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour voir s�installer d�finitivement la vocation de vill�giature du lieu, qui, avec Fort-de-l�Eau � l�est de la capitale, s�impos�rent comme les deux stations baln�aires les plus courues de l�establishment pied-noir � la veille de l�Ind�pendance. La r�putation du lieu �tait tellement li�e � la �dolce vita� qu�elle d�gageait de pr�s (pour les Europ�ens) comme de loin (pour �les indig�nes�), que quand il fallut d�baptiser la connotation par trop coloniale du lieu, la d�nomination d�El- Djamila (la Belle) s�imposa d�elle- m�me. C��tait du temps o� El- Djamila alignait une brochette d�enseignes toutes aussi prestigieuses les unes que les autres, dont la seule vue ext�rieure vous permettait de faire, sans visa et sans billet d�avion, le tour du monde : au �San Remo� vous �tiez d�j� en Italie, � la �Baie d�Allong� tapiss� de part en part par des bambous g�ants, vous d�barquiez au Vietnam sans la guerre qui y faisait rage � l��poque, avant de vous retrouver sans transition au pays ennemi de l�Oncle Sam, au �California�. Vous pouviez aussi longer �La Riviera�, y savourer au passage la belle vue sur mer de �Guinguette� face au �Grisbi� avant d�atterrir � l��Eden� chez Sa�d Ouachour, o� vous aviez une chance sur deux de croiser le grand Dahmane El Harrachi en grande tenue �belda�, vous remercier d�avoir consenti � raviver son m�got �Afras� presque toujours � demi-�teint. Au-dessus du port tr�nait comme une couronne l��tablissement �Chez Sauveur� mondialement connu pour la sauce piquante crevette que l�un de ses cuisiniers mit au point � la fin des ann�es soixante. A partir d�une certaine heure, dont il �tait le seul � conna�tre le secret, cet aubergiste philosophe appr�ci� de tous ouvrait le rideau d�une magique soir�e sans nuit, en empoignant sa guitare pour faire pleurer sous les notes g�missantes d��El menfi� ou faire danser tout �son monde� sous celles plus entra�nantes de son ami Salah Saadaoui. Pour les enfants insouciants que nous �tions alors, les criques d�sertes d�El-Djamila devinrent rapidement les lieux magiques de nos �coles buissonni�res. Adolescents plus exigeants et r�veurs les yeux ouverts, nous attendions de longues heures pour voir passer les mythiques cohortes de jeunes filles su�doises qui �cumaient, d�s le d�but des �closions printani�res, les espaces situ�s entre l��H�tel M�diterran�e� et la �Grande Plage�. C��tait du temps o� nous nous suffisions en guise de petit d�jeuner d�une corbeille d�oursins roses cueillis au petit matin sur le plongeoir de la �C�ca� � la plage �Fontaine�, � midi de ragout de patates �Coumiti�, fa�on qu�avait ma d�funte m�re de remercier le Comit� de gestion de produire de belles pommes de terre pour nourrir ses nombreux et exigeants bambins. Dans l�apr�s-midi, aux environs de quatre heures � l�heure de l�arriv�e des chalutiers, nous �tions d�j� arc-bout�s sur l�unique quai du port � d�guster les crevettes royales crues du premier casier d�barqu�, offertes par les g�n�reux p�cheurs contents d�accoster pour la ni�me fois et de retrouver la terre ferme. En rentrant � la maison, repus de nourritures terrestres et marines saines, nous nous permettions le luxe artistique d�une halte magique � l�angle du �San Remo� pour �couter les notes de jazz tr�s caract�ristiques sortant du saxo de �Billy Hamani� le mythique saxophoniste alg�rien, c�libataire endurci, arrach� trop top � sa �khelwa� et � ses nombreux admirateurs. Le soir, nous �tions s�rs d��tre les t�moins d�sarm�s d�un des nouveaux �pisodes du combat �pique, solitaire et perdu d�avance que livra mon d�funt p�re, chef de cultures au Domaine Mahieddine Ali jusqu�� sa retraite en 1975, contre la bureaucratie de l�OFLA qui laissait pourrir dans ses magasins d�exp�dition des tonnes de produits maraichers primeurs, attendus pourtant avec impatience sur les march�s de Marseille et de S�te. D�barqu� en ces lieux en 1925 � l��ge de 14 ans, mon d�funt p�re, qui s�est �teint il y a un an � l��ge de 101 ans, sentait d�j� le vent tourner, instinctivement : A�n Benian et dans son sillage El Djamila commen�aient d�j� � �tre livr�s aux pr�dateurs qui n��taient int�ress�s que par une seule de ses innombrables richesses : son fabuleux portefeuille foncier� La longue descente aux enfers : de l�anarchie urbaine au ghetto Pour avoir une id�e de cette longue descente aux enfers (mes amis du Club de plong�e de l�ex-Grande-Plage parleraient de descente en apn�e) en r�alit� de la lente agonie du site d�El Djamila, un seul geste : prenez une photo du port d�avant 1980 et postez-vous sur la falaise au-dessus du port � la sortie du �Yasmina�. L�ampleur du massacre urbain est saisissante ! Ahurissante ! Adieu les mille hectares de coteaux de chasselas qui enserraient et enla�aient jusqu�aux ann�es 1980 la ville ! Adieu les primeurs et m�me les magasins d�exp�dition qui furent pour un temps reconvertis en florissantes usines textiles, ayant donn� une identit� �conomique interm�diaire � la ville. El Djamila, qui continue de pr�server son initial urbanisme baln�aire de �bas �tage�, est quasiment encercl�e par des masses sans visages d�horribles b�timents dont certains alignent des embo�tements de cubes de b�ton qui culminent � quatorze �tages. Une h�r�sie en ce lieu class� zone 1 par les sp�cialistes du g�nie sismique. La double voie express dont la r�alisation est en cours, entre l�Enfer livr� aux g�monies d�A�n Benian et le Paradis hyper-surveill� du Club-des-Pins, peine � lib�rer son emprise sur terre. Sa r�alisation tardive semble compliquer d�mesur�ment la r�solution de la solution pour laquelle elle a �t� initialement programm�e. En attendant, les automobilistes de plus en plus nombreux r�sidant � A�n Benian ou de passage apprennent � patienter sur les trois principaux acc�s de la ville, � la mani�re des dizaines de milliers d�automobilistes au check-point de Boudouaou sur l�autoroute Est- Ouest. Mais revenons � El-Djamila. Il est important de signaler que depuis les importants am�nagements du port et surtout de l�ouverture de ses immenses espaces de stationnement, le lieu a retrouv� une attractivit� touristique populaire, qui a en priorit� profit� aux milliers de jeunes des quartiers urbains d�class�s de la couronne m�tropolitaine alg�roise, tous contents de retrouver un espace ressemblant � celui qui est enfoui dans leurs r�ves fous de harragas en sursis. Apr�s avoir �t� � la fin du si�cle dernier un important point d�arriv�e clandestin d�armes pour les maquis terroristes, voil� que le port d�El- Djamila �s�enrichit� d�une nouvelle et innovante activit� : les activit�s des voitures de jeunes d�linquants toutes transform�es, � la barbe de la police des lieux, en bars ambulants. Le commerce et la consommation de drogue entre les abris sous roche des immenses rochers confortant les nouvelles jet�es trouv�rent �galement en ce lieu un paradis inesp�r� pour y domicile leurs activit�s. Paradis �dormant� il y a quelques ann�es du terrorisme, aujourd�hui rare lieu o� l�Etat permet encore (jusqu�� quand !) le commerce de l�alcool, et ses ventes concomitantes (la prostitution et la drogue), voil� ce qu�est devenu � tir d�aile de la R�sidence d�Etat du gouvernement du Club-des-Pins, �cit� interdite pour raison d�Etat�, comme l�a justement d�nomm�e notre ami Hammouche dans une r�cente et inspir�e chronique, la �Djamila� station baln�aire interdite d�acc�s pour raison de �non-Etat�. En confiant � la d�linquance habill�e de rigorisme, adepte d�clar�e ou inconsciente de l�ordre de l�abstinence, le soin de prendre durablement le relais de la d�fense suspecte momentan�e des commer�ants, r�sidents et habitu�s des lieux, l�gitimement exc�d�s par la descente aux enfers de ce petit havre de l�Alg�rois, l�Etat prend la lourde responsabilit� de la mise en place d�espaces de souverainet� partag�e qui seront demain les points de d�part d�actions visant sa propre survie. �Ici, c�est la C�te-d�Azur, avec le piment en plus�, a �crit un jour sur le livre d�or du restaurant le �Pos�idon� situ� dans l�enceinte du port d�El Djamila, une grande personnalit� fran�aise particuli�rement heureuse du festin �made in Alg�ria� auquel il eut droit lors de sa visite il y a quelques ann�es sur le lieu. Invit� d�honneur de Zidane � l�occasion du tournoi de futsal qui s�est d�roul� en 2009 � la Coupole, le plus grand cuisinier de poissons du monde Jacques Le Divellec, auteur du mythique Larousse des poissons et Crustac�s et A table avec Mo�se, J�sus et Mahomet, demanda � faire un tour � La Madrague. A la lecture du menu, le fin connaisseur de poissons qu�il est reconnut les siens (en cuisine seulement !) : sardines � volont�, en entr�e, en plat de r�sistance et en dessert sous forme �grill�e � la braise� �beddersa� et de �beignets �. Quand Le Ma�tre demanda la recette de la �dersa�, Li�s, Akli et Titouh, personnages espi�gles et mythiques du lieu qui veillaient au grain et au cumin, se d�visag�rent, ravis d�avoir r�ussi leur coup. La farce �tait bonne, au sens propre et figur� !. Ils r�pondirent, presque en ch�ur : �Elle est secr�te, notre recette Monsieur Le Divellec, et elle est bien de chez nous !� Avec de telles r�f�rences choisies parmi des centaines d�autres tout aussi exquises, n�est-il pas possible � l�Etat alg�rien d��lever El Djamila, situ�e � distance d�un coup d�acc�l�rateur de tous les centres n�vralgiques du pouvoir, au rang de �haute repr�sentation diplomatique�, surveill�e comme doit l��tre une institution, un espace r�publicain s�acquittant d�une mission d�int�r�t national ! Ou faudra-t-il pour cela attendre, qu�� Dieu ne plaise, l�assassinat crapuleux d�un diplomate ou plus grave d�un ambassadeur amoureux � en mourir de la �sauce Sauveur� ou d�une salade de poulpe d�gust�e avec un bon verre de Sang du Christ� bien de chez nous !