Reportage r�alis� par Sofiane A�t Iflis Le vieux Khodja tra�ne sa maigre carapace vo�t�e avec difficult�. Tout de blanc immacul� habill�, s�appuyant sur une canne, il passe son chemin sans m�me un regard furtif en notre direction. R�alise-t-il au moins que nous sommes l�, devant chez lui, dans cette venelle quasi d�serte de Boudoumi, ce quartier de Bentalha qui v�cut l�horreur en cette nuit cauchemardesque du 22 au 23 septembre 1997 ? L��il suspicieux ne s�oblique plus sur l��tranger, comme ce fut le cas jadis, lorsque les groupes islamiques arm�s infestaient le coin. Connect� d�sormais au monde, Bentalha, quatorze ans apr�s le massacre, semble avoir exorcis� d�finitivement ses peurs. Le vieillard pousse jusqu�� chez l��picier, seul espace ouvert dans ce lourd silence dans lequel ha� Boudoumi est envelopp� ce samedi matin. Le ciel est gris. Le vieux Khodja, Cheikh Ahmed pour ses riverains de quartier, ressort de l��picerie au bout de quelques minutes. Refait le chemin inverse, du m�me pas lent, d�tach� du monde alentour. Bless� lors du massacre de la nuit du 22 au 23 septembre 1997, Cheikh Ahmed a fini par cesser de parler aux hommes. Une �me devenue solitaire, apr�s avoir v�cu et surv�cu � l�enfer. �Inutile de le solliciter. Il ne dira rien. Cela fait quelques ann�es qu�il s�est r�fugi� dans son propre univers�, avise son voisin d�en face, nullement apeur� ni surpris que nous l�accostions devant chez lui au moment o� il s�appr�tait � s�introduire dans son garage. La peur et la suspicion ne sont plus ma�tresses des lieux � ha� Boudoumi. �Je n��tais pas l� la nuit du massacre. Il faisait d�j� un moment que je ne venais plus dans cette maison, haute � l��poque d�un seul niveau. La peur et l�ins�curit� r�daient de jour comme de nuit�, t�moigne-t-il, sur un ton lib�r� de toute h�sitation. D�un seul d�bit, il raconte les peurs qu�il lui a fallu surmonter pour revenir dans ce hameau que l�horreur d�une nuit a rendu tristement c�l�bre. �Ma maison, alors inhabit�e, a servi de fortin � la Garde communale qui s�y �tait install�e. Je ne suis revenu ici qu�une fois la s�curit� r�tablie. J�ai, depuis, sur�lev� ma maison d�un �tage, comme vous voyez, et maintenant je vis ici sans peur ni crainte. � Le massacre est-il un lointain souvenir qui n�a pas r�sist� � l��rosion du temps ? A ha� Boudoumi, l�horreur de cette nuit o� plusieurs dizaines de personnes, de tous les �ges, ont p�ri sous le glaive et les balles tir�es � bout touchant par des nervis sortis des profondeurs de l�obscurit�, alourdit encore les m�moires. �On en parle encore aujourd�hui. Dans nos m�moires, la trace est ind�l�bile��, confie l��picier chez qui le vieux Khodja �tait venu faire une maigre emplette. Serait-ce le souvenir lourd de cette horreur qui a eu raison de la m�moire tortur�e du vieillard, dont la famille �tait �tablie l� depuis l��poque coloniale ? Son �tat d�aujourd�hui est un stigmate du traumatisme subi par les survivants au massacre. Connexion au monde Ha� Boudoumi n�est plus ce lotissement qui a pouss� au milieu des orangeraies comme pour se soustraire aux regards. S�il demeure encore une excroissance urbanistique, il n�est cependant plus un hameau perdu. Imm�diatement apr�s le massacre de septembre 1997, les orangeraies ont �t� arrach�es, sur plusieurs hectares. Des immeubles ont �t� �rig�s. Des familles sinistr�es des inondations de Bab El Oued en novembre 2001 y ont �t� log�es. Des immeubles comme on en voit dans toutes les cit�s d�Alg�rie. Des immeubles dortoirs aux fa�ades peintes aux couleurs chatoyantes. Le contraste avec le lotissement d�� c�t�, l� o� le terrorisme a commis l�immonde en 1997, est saisissant. Suite de demeures accoud�es les unes aux autres dans un alignement �pousant une parfaite sym�trie, le lotissement ressemble � El Hamiz, le fourmillement en moins. Le rouge des briques domine. Rares sont les constructions achev�es. Il faut dire que la vie a mis du temps � reprendre dans ce hameau, apr�s le massacre. Les incertitudes des lendemains ont tout fig�, pendant plusieurs ann�es. Nombre de familles qui avaient v�cu la nuit d�horreur ont fui. Certaines, vendant, plut�t bradant terrains et b�tis, n�y remettront jamais les pieds. D�autres �mes s�y sont �tablies. �D�sol�, je ne suis que locataire. Le massacre je ne l�ai pas v�cu� les gens en parlent encore�, s�excuse ce quadrag�naire, au teint brun, barbe de quelques jours, apr�s nous avoir soumis au questionnaire de rigueur chez les policiers : carte professionnelle et ordre de mission, nous demande-t-il. Nous prenons cong� de lui et nous arpentons les larges venelles de ha� Boudoumi. Elles sont toutes quasi d�sertes. Par endroits, des fillettes pas encore en �ge d��tre � l��cole jouent devant chez elles. De leurs petites voix fluettes et innocentes, elles sont toute � leurs jeux, nous d�visagent � peine lorsque nous arrivons � leur hauteur. Elles �gayent un d�cor fait de silence et o� le temps semble s��couler lentement, tr�s lentement. Nous continuons nos progressions solitaires dans ce quartier o� m�mes les enfants n�ont pas �prouv� le besoin d��tre curieux. Pas pour longtemps : notre brun de quadrag�naire a sonn� l�alerte. Une voiture banalis�e avec � son bord deux personnes nous file, discr�tement. Ames tourment�es sous des dehors sereins Nous quittons ha� Boudoumi, nous contournons les immeubles d�di�s au recasement des sinistr�s de Bab El Oued et nous filons droit vers ha� Djilali. Le ciel est toujours gris. Un gris maussade, des jours sans. Nous avons chang� de quartier mais le m�me d�cor s�offre � nos yeux. Le lotissement est quasi identique � celui de ha� Boudoumi, avec des constructions non encore finies, des venelles larges mais tout autant d�sertes. C�est � croire que les gens fuient la clart� du jour, apr�s qu�ils eurent v�cu les interminables angoisses des nuits t�n�breuses. �Je suis nouveau dans ce quartier�, coupe court avant de s��loigner cet homme � la bedaine d�bordante qui, debout devant sa demeure, tient dans ses bras une petite fille. A l�autre bout de la ruelle, la maison de Ami Mohamed, cet enfant de La Casbah qui posa pied � ha� Djilali au beau milieu des ann�es 1980. Nous tapons quelques coups sur la porte m�tallique. Au bout d�un moment, il nous a sembl� entendre un bruit de pas de l�int�rieur de la maison. Nous lan�ons un �salam alikoum�. Point d��cho. Nous attendons encore et enfin la porte s�ouvre dans un l�ger grincement m�tallique. Flanqu� de son b�ret basque, sourire en coin, Ammi Mohamed est l� devant nous, nous interroge du regard. Des journalistes, il en a accueilli du temps o� ils accouraient � Bentalha. A peine la discussion entam�e que nos deux �anges gardiens� l�interrompent. V�rifications des cartes professionnelles. Questions sur l�objet de notre pr�sence � ha� Djilali. �L�ins�curit�, c�est de l�histoire ancienne�, dit celui qui semble �tre le chef, apr�s avoir raccroch� avec certainement son sup�rieur � qui il a livr� un bref compte- rendu de sa mission. Les deux prennent cong� de nous. Notre discussion peut reprendre. �A chaque fois que je me mets l� (il se d�place jusqu�� l�endroit) et que je me mets � regarder vers cette maison (il indique du doigt une maison haute de deux �tages, non loin de chez lui, de l�autre c�t� du trottoir), le souvenir de cette nuit d�horreur remonte � la surface. Je me revois, glac� par la peur, courir avec ma femme et mes filles vers cette maison. La nuit �tait noire, les balles sifflaient au milieu des cris de gens affol�s. On entendait des d�flagrations, non loin�, soupire-t- il, encha�nant : �On s�est retrouv� 18 familles � l�int�rieur de cette b�tisse sur la terrasse de laquelle �taient post�s deux Patriotes. A ces deux vaillants hommes, nous devons notre salut, ce sont eux qui ont repouss� l�assaut d�cha�n� des terroristes.� Hors de port�e des armes des deux patriotes, les d�mons de la nuit massacrent malheureusement des familles enti�res dans le quartier. �La plupart des gens qui ont surv�cu ont fui. Tenez, mon voisin de l��poque (il d�signe la maison mitoyenne) a vendu.� Ammi Mohamed dit vivre douloureusement avec cette r�miniscence obscure mais s�efforce de ne rien montrer. �Je suis une �me tourment�e m�me si j�affiche un dehors serein. Je souffre de voir ma fille rong�e par le diab�te que le choc de cette horrible nuit lui a occasionn�. Mais je me dis que mon sort n�est pas pire que celui de ceux qui ont tout perdu. Mes filles ont pu suivre et r�ussir dans leurs �tudes� et, moi, j�ai pu enfin, quatorze ans apr�s, couler ma dalle.� De condition modeste, Ammi Mohammed n�est pas du genre � d�sarmer face aux vicissitudes de la vie. Il ne se plaint pas, m�me s�il lui vient de d�plorer que l�Etat ne lui a accord� aucune aide. �L�important est de se savoir en s�curit�, pense-t-il, rappelant qu�il fut un temps o� les terroristes se pavanaient en plein jour dans le quartier. Il faut dire que ha� Boudoumi et ha� Djilali n��taient que des �lots enfouis au milieu d�orangeries s��tendant jusqu�� Ouled Allel, l�un des quartiers g�n�raux du GIA pour la Mitidja. Maintenant, la nouvelle autoroute y passe � proximit�. Des promotions immobili�res y sont implant�es. Une soci�t� chinoise construit pour l�OPGI. Bentalha fait d�sormais partie du monde. Petit � petit, le r�ve s�est laiss� apprivoiser� A 14 ans, on rit, m�me � Bentalha Cramponn� sur son v�lo, W. Yahiaoui affiche le sourire timide des enfants de son �ge. D�une seule main, il tient le guidon orn� ostentatoirement aux couleurs du Mouloudia d�Alger. Il a le bras dans le pl�tre. Blessure au cours d�un match de football. Il joue � Baraki. Il est en deuxi�me ann�e de coll�ge. Il habite ha� Djilali. Il �tait un b�b� de quelques mois lorsque eut le massacre. Il ne se souvient de rien. Sa famille faisait partie de celles qui ont trouv� refuge chez les deux Patriotes. �Il nous arrive de parler entre copains�, dit-il, puis se tait. Mais que sait-il de cette funeste nuit ? �C�est ma m�re qui me raconte ce qui s�est pass�. C�est elle qui m�a appris, lorsque j��tais en �ge de comprendre, que mon oncle a p�ri cette nuit-l�.� L�adolescent nous parle sans �motion. Comme d�un fait divers qu�il a entendu relater mille et une fois. Le souvenir n��tant pas le sien propre, il ne tressaute pas � l��vocation de la triste nuit. Comme les enfants d�ailleurs, il pr�f�re regarder devant lui, �tre de son temps, l�cher le mors � ses r�ves. Il aime le foot et il esp�re r�ussir � faire carri�re. Ce n�est pas un d�fi qu�il se lance. Il parle comme parlent les enfants de son �ge. Tout naturellement. Spontan�ment. Ses copains de randonn�e � v�lo, qui l�attendent un peu plus loin, l�exhortent � mettre le pied � p�dale. Il h�site. Nous sourit, puis s��branle. La bande part d�un rire sonore. On rit � 14 ans, m�me � Bentalha. Une victoire sur les forces des t�n�bres.