C�est une histoire authentique et bigrement savoureuse. Vu mon go�t pour les nouvelles, j�ai ador� l��crire pour la faire conna�tre. C�est une plong�e passionnante dans l�histoire revisit�e d�un attentat parfaitement orchestr� par la r�sistance, en cette matin�e d�une journ�e historique ; celle d�un certain 19 Mars 1962 : celle-l� m�me qui �tait appr�t�e par les accords d�Evian� Il n��tait pas encore midi ; la place de la Br�che fourmillait de monde, c�est le centre de la ville vers lequel convergent, tous les matins, les habitants de la ville de Constantine. Parmi eux, un homme, au teint basan� et � l�allure peu avenante, le d�nomm� Ch�rif Tbessi ; c�est ainsi qu�il �tait commun�ment appel�, sans doute par r�f�rence � son origine abandonn�e de l�antique ville de Tebessa. Un homme macabre et ignominieux, que les gens de la ville craignaient. Il se dirigeait, d�un pas hardi, vers l�agence de voyages situ�e � la place de la Br�che. Actuellement, c�est la m�me agence qui se trouve au-dessous de la banque, � c�t� du th��tre. En face, sur le c�t� droit, les anciens caf�s chics de la ville : l�Alex et l�Excelsior. Se sentant constamment menac�, il avait d�cid�, la veille, de partir, de quitter soudainement la ville pour rejoindre la m�tropole, avant qu�il ne soit trop tard. Sans doute, c�est ce jour m�me qui avait pr�cipit� sa partance, parce qu�il avait peur de mourir, plut�t, de subir la vindicte populaire. Ch�rif ! C��tait un homme �gocentrique, au temp�rament autoritaire et agressif, aussi bien dans ses gestes que dans la parole. Il avait une r�putation malpropre, celle d�un terrible tortionnaire et tous ceux qui sont pass�s par lui, vous diront combien il excellait dans l�art de la torture et de la g�henne. C�est l�un des bourreaux le plus sournoisement connu, parmi d�autres, des Fran�ais et des Corses, de la funeste �ferme Ameziane� ; tous des sp�cialistes de l�atrocit� et de l�horreur. Ils interrogent les prisonniers, les torturent et les assassinent ou les font dispara�tre. Ce centre de torture, c��tait un mouroir pour les militants emprisonn�s et qui subissaient les affres de la mort donn�es par les tortionnaires coutumiers de la ferme. Sans oublier la fameuse chienne du camp. Cette b�te, � force de mordre la chaire humaine, s�est mut�e en un fauve capable de d�chiqueter le corps d�un homme. C��tait un cantonnement militaire baroque, am�nag� � la place de la ferme du m�me nom et qui se trouve en contrebas de la ville, dans un lieu fun�bre, � proximit� imm�diate de trois cimeti�res. C�est le territoire des morts. En y passant, la vision foudroyante des tombes et des caveaux qui s��talent, de part et d�autre de sa route, n�inspire qu�appr�hension de la mort et une grande frayeur. A l�int�rieur du camp, Ch�rif �tait le barbouze. Certains vous diront que c�est un ren�gat qui s�est rang� du c�t� de la �France� pour casser les vaillants patriotes ; il pr�f�rait les vivants pour mieux en extirper leurs �mes, car il leur faisait atrocement mal. Chez tous les prisonniers du camp, il suscitait une r�pulsion qui frisait la phobie. Tel un sadique, il jouait avec leurs �motions et leurs douleurs, jusqu�� ce qu�ils tr�passent. Morts, alors, ils ne l�int�ressaient plus. Il jetait aux oubliettes leurs corps meurtris et ensanglant�s. Le lendemain, la corv�e matinale les chargeait sur une charrette en bois, pour les d�poser � la d�charge. Les familles qui guettaient ce man�ge, depuis le haut de la colline, accouraient pour reconna�tre leurs proches et r�cup�rer leurs corps inanim�s. Indubitablement, il s��tait fait une r�putation malencontreuse. Selon la rumeur, �les fr�res� avaient projet�, maintes fois, de lui r�gler son compte, de mettre fin � ses jours, de l�abattre... En ce d�but d�ann�e, la ville connaissait des tensions extr�mes. Apr�s des ann�es de lutte, la haine �tait � son comble. La ville �tait encercl�e par les militaires, les rues et les venelles �taient barricad�es par d�immenses grilles en fer forg�, coiff�es de fils barbel�s et les riverains �taient oblig�s de les contourner. Il y avait des postes militaires � chaque entame de rue. Les gens �taient glac�s de terreur, angoiss�s et cruellement �prouv�s ; les familles accabl�es ; les �tres chers disparus et beaucoup de �braves� assassin�s. C��tait le temps de la d�lation et de la proscription. Les fameuses �cartes blanches� pointaient du doigt et les soldats fran�ais organisaient fr�quemment des rafles pour contr�ler l�identit� des gens et d�busquer les militants. Par leurs faci�s, c��taient uniquement les Alg�riens qui subissaient les exactions et l�opprobre de cette arm�e. Pourtant, dans la ville, il y avait des colons, des Fran�ais, des juifs et des fran�ais musulmans, symboliquement des Alg�riens, qui n��taient pas consid�r�s comme des citoyens � part enti�re, simplement des indig�nes. Ce ralliement forc� �tait ressenti par la majorit� de la population indig�ne comme une profonde atteinte � leur dignit� et � leur raison d��tre. Ainsi, pour d�sapprouver la rh�torique de l�Alg�rie fran�aise, le cheikh A. Benbadis disait : �Le peuple alg�rien est musulman�� Dans la ville, les relations entre tous ces habitants �taient r�gies par un rapport de dominants-domin�s ; car, si les Fran�ais s�imposaient aux autres, par le biais de leur arm�e, il arrive, parfois, que le signalement d�une action brillante ou justici�re perp�tr�e par une personne ou un groupe de personnes, secr�tement appel�s �Fida�s�, s�me la terreur parmi ces derniers. Ils avaient une frousse atroce de ces compatriotes qui hantaient, jour et nuit, leur moral. Il n�y avait point de salut et aucune tol�rance n��tait permise. La cohabitation �tait devenue impossible. De part et d�autre, les gens s��vitaient, parce qu�on craignait la haine de l�autre. Cet autre, c��tait l�ennemi dont on se m�fie inlassablement. Durant cette p�riode, les habitants de la ville �taient traumatis�s par la chronique tumultueuse de la guerre d�ind�pendance et tous les maux qui sont � l�origine de cette soci�t� coloniale avaient atteint leur paroxysme. C��tait une ann�e de bouleversement et de crise. Les Alg�riens aspiraient farouchement � reconqu�rir leur ind�pendance et recouvrer leur identit� ; en revanche, les autres craignaient de perdre fatalement l�asile qu�ils avaient conquis depuis 1830. Il n��tait pas encore midi, ce matin du 19 mars et il n�avait pas plu, seuls quelques nuages avaient assombri le ciel. Ch�rif Tbessi, ce jour-l�, n��tait pas le m�me. Int�rieurement, il �tait tourment� et son visage refl�tait une grande panique. On dirait qu�il �tait habit� par la mort. Il avait empoch� son billet de voyage et s�appr�tait � quitter le bureau de l�agence. Bien entendu, il avait pris, uniquement, un aller simple, parce qu�il ne pourrait, jamais, songer y revenir dans cette ville. A ce moment-l�, le sort de ce pourri �tait irr�parablement scell� car la fin de son chemin approchait. Discr�tement, les patriotes avaient planifi� sa mise � mort avant l�instant T. Malgr� les risques, il ne fallait pas qu�il reste en vie. Pas lui. En quittant l�agence de voyages, il s�arr�ta un instant devant l�entr�e pour scruter les alentours imm�diats, avant de se fondre dans la foule. Il �tait attentif au moindre d�tail. Loin de son campement, il se savait vuln�rable et il �tait conscient qu�il risquait de perdre grossi�rement la vie. Il porta sa main sur le c�ur et effleura tendrement l�arme qu�il portait habituellement sous le veston. Comme toujours, il y avait du monde sur la place de la Br�che et les bus de la d�funte R.M.T.C d�versaient, par saccades, les flots des usagers arriv�s au terminus. La place de la Br�che lui semblait spacieuse et travers�e par un courant d�air frisquet. Seul, au milieu de la foule, il entama son chemin d�un pas r�solu, en surveillant ses arri�res. Parfois, il appr�hendait que certains regards se posent sur lui, chose qui le faisait frissonner. En face, il aper�oit le palais de justice, populairement appel� �tribunal � ; un immeuble imposant qui tr�ne sur l�autre c�t� de la place. Il d�cida, cependant, de s�y rendre. Chemin faisant et le c�ur battant la chamade, il ne savait pas qu�il avan�ait vers une fin in�luctable. Une voix badine l�interpella par derri�re son dos : �H�, Ch�rif !� Au moment o� il se retourna en direction de la voix, une rafale, tir�e � bout portant, lui creusa la poitrine ; aussit�t, il flancha et s��croula par terre. Comme d�habitude, les gens fuyaient l�endroit � chaque fois qu�ils entendaient le bruit violant des coups de feu, sans chercher � comprendre. Tout d�un coup, la place �tait devenue vide. Bien apr�s l�afflux, des policiers et des soldats d�p�ch�s sur les lieux d�couvrirent une place d�serte. Il ne subsistait que le cadavre d�un homme gisant sur la chauss�e et baignant dans une mare de sang, depuis un moment. Il para�t qu�il ne s��tait m�me pas d�battu, sa mort �tait imm�diate. Debout sur sa t�te, ils foulaient le pav� et ils n�en revenaient pas. Peut-�tre qu�ils eussent pens�, sans ce jour pr�cis, rien ne lui serait arriv� ! Soudain, dans le ciel, le carillon de l�horloge de la poste se mettait � ex�cuter son air, pour marquer les douze coups de midi. Bienvenue au cessez-le-feu proclam� � Evian. La nouvelle de cet attentat a �t� rapidement colport�e dans la ville et ses environs. Comme par enchantement, les gens stup�fi�s disaient tout simplement, sans �lever la voix : �Il y a eu, aujourd�hui, un attentat � la Br�che ; il para�t qu�on a abattu l�inspecteur Tbessi ce matin.�, c�est, ainsi, qu�on le d�signait g�n�ralement. Ils s�interrogeaient les uns les autres. Au fond d�eux, ils pensaient que la mort de ce proscrit ne relevait que d�un miracle, et le miracle a eu lieu, gr�ce � la ferveur complice d�un brave qui, malgr� la pr�sence des policiers et militaires sur les trottoirs de la place, a pu s�enfuir, c'est-�-dire quitter les lieux et se fondre dans l�inconnu pour effacer les traces. Cette ann�e, j�avais � peine dix ans. Dans mon entourage, j�avais entendu, souvent, conspuer ce nom. Je ne l�ai jamais rencontr� ; mon p�re si, plusieurs fois encellul� � la ferme Am�ziane. Subs�quemment, Tbessi le connaissait assez bien. Souvent, il l�interpelle vigoureusement, par la fonction qu�il exer�ait alors, en fron�ant les sourcils : �H�, le Facteur�. Un militant engag� � fond dans la r�sistance. A vrai dire, un rebelle, qui avait tenu la drag�e haute aux soldats fran�ais et qu�� force de provocations et de d�tentions, il �tait formellement identifi� en tant que tel, chez les Fran�ais, les juifs et les Arabes. De nos jours, cette reconnaissance traumatique peut para�tre anodine mais, en ces temps de rigueur et surtout de grande prudence, il �tait p�rilleux d��tre pr�sent� en tant que tel. Ils se m�fiaient de lui, en m�me temps, ils le craignaient, car, pour eux, il repr�sentait symboliquement la r�sistance ; ce mot tabou, qu�il ne fallait surtout pas prononcer publiquement. Enfin, tous ceux qui savaient, vous diront combien � son corps d�fendant, il avait, particuli�rement, souffert, plus qu�aucun autre, le martyre dans les ge�les de la ferme. Dans l�esprit de l�enfant que j��tais, Tbessi repr�sentait le diable en personne et cet ogre me faisait terriblement peur. A l�instar des gens de la ville, la saga de sa mort, rest�e ancr�e dans la m�moire collective, m�avait �norm�ment fascin�, depuis� D. N. * Fils de feu Zouaoui D., alias �le Facteur� � Constantine.